François de Vigny |
C'était une des nuits qui des feux de l'Espagne Par des froids bienfaisants consolent la campagne : L'ombre était transparente, et le lac argenté Brillait à l'horizon sous un voile enchanté; Une lune immobile éclairait les vallées, Où des citronniers verts serpentent les allées ; Des milliers de soleils, sans offenser les yeux, Tels qu'une poudre d'or, semaient l'azur des deux, Et les monts inclinés, verdoyante ceinture Qu'en cercles inégaux enchaîna la nature, De leurs dômes en fleurs étalaient la beauté, Revêtus d'un manteau bleuâtre et velouté. Mais aucun n'égalait, dans sa magnificence, Le Mont Serrât, paré de toute sa puissance : Quand des nuages blancs sur son dos arrondi Roulaient leurs flots chassés par le vent du midi. Les brisant de son front, comme un nageur habile, Le géant semblait fuir sous ce rideau mobile; Tantôt un piton noir, seul dans le firmament, Tel qu'un fantôme énorme, arrivait lentement; Tantôt un bois riant, sur une roche agreste, S'éclairait, suspendu comme une île céleste. Puis enfin, des vapeurs délivrant ses contours, Comme une forteresse au milieu de ses tours, Sortait le pic immense : il semblait à ses plaines Des vents frais de la nuit partager les haleines; Et l'orage indécis, murmurant à ses pieds, Pendait encor d'en haut sur les monts effrayés. En spectacles pompeux la nature est féconde; Mais l'homme a des pensers bien plus grands que le [monde. Quelquefois tout un peuple endormi dans ses maux S'éveille, et, saisissant le glaive des hameaux, Maudissant la révolte impure et tortueuse, Élève tout à coup sa voix majestueuse : Il redemande à Dieu ses autels profanés, Il appelle à grands cris ses Rois emprisonnés; Comme un tigre, il arrache, il emporte sa chaîne; Il s'élève, il grandit, il s'étend comme un chêne, Et de ses mille bras il couvre en liberté Les sillons paternels du sol qui l'a porté. Ainsi, terre indocile, à ton Roi seul constante, Vendée, où la chaumière est encore une tente, Ainsi de ton Bocage aux détours meurtriers Sortirent en priant les paysans guerriers : Ainsi, se relevant l'infatigable Espagne Fait sortir des héros du creux de la montagne. Sur des rochers, non loin de ces antres sacrés, Où Pelage appella les Goths désespérés, D'où sort toujours la gloire, et qui gardent encore, Hélas ! les os français mêlés à ceux du More, Au-dessus de la nue, au-dessus des torrents, Viennent de s'assembler les montagnards errants. La pourpre du réseau dont leur front s'environne Forme autour des cheveux une mâle couronne, Et la corde légère, avec des nouds puissants, S'est tressée en sandale à leurs pieds bondissants. Le silence est profond dans la foule attentive; Car la hache pesante, avec la flamme active, D'un chêne que cent ans n'ont pas su protéger Ont fait pour leur prière un autel passager. Là ce chef dont le nom sème au loin l'épouvante Dépose devant Dieu son oraison fervente; Triomphateur sans pompe, il va d'une humble voix Chanter le Te Deum sous le dôme des bois. Est-ce un guerrier farouche ? est-ce un pieux apôtre ? Sous la robe de l'un il a les traits de l'autre : Il est prêtre, et pourtant promptement irrité; Il est soldat aussi, mais plein d'austérité; Son front est triste et pâle, et son oil intrépide : Son bras frappe et bénit, son langage est rapide, Il passe dans la foule et ne s'y mêle pas; Un pain noir et grossier compose ses repas ; Il parle, on obéit; on tremble s'il commande, Et nul sur son destin ne tente une demande. Le Trappiste est son nom : ce terrible inconnu, Sorti jadis du monde, au monde est revenu; Car, soulevant l'oubli dont ces couvents funèbres A leurs moines muets imposent les ténèbres, Il reparut au jour, dans une main la croix, Dans l'autre, secouant, au nom des anciens Rois, Ce fouet dont Jésus-Christ, de son bras pacifique, Du haut des longs degrés du Temple magnifique, Renversa les vendeurs qui souillaient le saint mur, Dans les débris épars de leur trafic impur. Soit que la main de Dieu le couvre ou se retire, Le condamne à la gloire ou l'élève au martyre, S'il vit, il reviendra sans plainte et sans orgueuil, D'un bras sanglant encore achever son cercueil, Et reprendre, courbé, l'argriculture austère Dont il s'est trop longtemps reposé dans la guerre. Tel un mort, évoqué par de magiques voix, Envoyé du sépulcre, apparaît pour les Rois, Marche, prédit, menace, et retourne à sa tombe, Dont la pierre éternelle en gémissant retombe. Parmi les montagnards, ces robustes bergers, Aventuriers hardis, chasseurs aux pieds légers, Qui rangent sous sa loi leur troupe volontaire, Nul n'a voulu savoir ce qu'il a voulu taire. Dieu l'inspire et l'envoie, il le dit : c'est assez, Pourvu que leurs combats leur soient toujours laissés. Joyeux, ils voyaient donc, sanctifiant leur gloire, Ce prêtre offrir à Dieu leur première victoire. Pour lui, couvert de l'aube et de l'étole orné, Devant l'autel agreste il s'était retourné. Déjà, soldat du Christ, près d'entrer dans la lice, Il remplissait son cour des baumes du calice : Mais des soupirs, des bruits s'élèvent; un grand cri L'interrompt; il s'étonne, et, lui-même attendri, Voit un jeune inconnu, dont la tête est sanglante, Traînant jusqu'à l'autel sa marche faible et lente, Montrant un fer brisé qui soutenait sa main, Qui défendit sa fuite et fraya son chemin. C'est un de ces guerriers dont la constante veille Fait qu'en ses palais d'or la royauté sommeille. Il tombe; mais il parle, et sa tremblante voix S'efforce à ce discours entrecoupé trois fois : « Pour qui donc cet autel au milieu des ténèbres ? N'y chantez pas, ou bien dites des chants funèbres. Quel Espagnol ne sait les hymnes du trépas ? Les nouveaux noms des morts ne vous manqueront pas : J'apporte sur vos monts de sanglantes nouvelles. - Quoi ! le Roi n'est-il plus ? disaient les voix fidèles. - Pleurez! - Il est donc mort? - Pleurez, il est [vivant! » Et le jeune martyr, sur un bras se levant, Tel qu'un gladiateur dont la paupière errante Cherche le sol qui tourne et fuit sa main mourante : « Nos combats sont finis, dit-il, en un seul jour; Nos taureaux ont quitté le cirque, et sans retour, Puisque le spectateur à qui s'offrait la lutte N'a pas daigné lui-même applaudir à leur chute. Pour vous, si vous savez les secrets du devoir, Partez, je vais mourir avant de les savoir. Mais si vous rencontrez, non loin de ces montagnes, Des soldats qui vont vite à travers les campagnes, Qui portent sous leurs bras des fusils renversés, Et passent en silence et leurs fronts abaissés, Ne les engagez pas à cesser leur retraite; Ils vous refuseraient en secouant la tête : Car ils ont tous besoin, mon père, ainsi que moi, De retremper leur âme aux sources de la foi. Nul ne sait s'il succombe ou fidèle ou parjure, Et si le dévoûment ne fut pas une injure. Vous, habitant sacré du mont silencieux, Instruit des saintes morts que préfèrent les Cieux, Jugez-nous et parlez... Vous savez quelle proie Le peuple osa vouloir dans sa féroce joie ? Vous le savez, un Roi ne porte pas des fers Sans que leur bruit s'entende au bout de l'univers. Nous qui pensions encore, avant l'heure où nous sommes, Qu'un serment prononcé devait lier les hommes, Partant avec le jour, qui se levait sur nous Brillant, mais dont le soir n'est pas venu pour tous, Au palais, dont le peuple envahissait les portes, En silence, à grands pas, marchaient nos trois cohortes : Quand le balcon royal à nos yeux vint s'offrir, Nous l'avons salué, car nous venions mourir. Mais comme à notre voix il n'y paraît personne, Aux cris des révoltés, à leur tocsin qui sonne, A leur joie insultante, à leur nombre croissant, Nous croyons le Roi mort, parce qu'il est absent; Et, gémissant alors sur de fausses alarmes, Accusant nos retards, nous répandions des larmes. Mais un bruit les arrête, et, passé dans nos rangs, Fait presque de leur mort repentir nos mourants. Nous n'osons plus frapper, de peur qu'un plomb fidèle N'aille blesser le Roi dans la foule rebelle. Déjà, le fer levé, s'avancent ses amis, Par nos bourreaux sanglants à nous tuer admis. Nous recevons leurs coups longtemps avant d'y croire, Et notre étonnement nous ôte la victoire. En retirant vers vous nos rangs irrésolus, Nous combattions toujours, mais nous ne pleurions plus. » Il se tut. Il régna, de montagne en montagne, Un bruit sourd qui semblait un soupir de l'Espagne. Le Trappiste incliné mit sa main sur ses yeux. On ne sait s'il pleura; car, tranquille et pieux, Levant son front creusé par les rides antiques, Sa voix grave apaisa les bataillons rustiques : Comme au vent du midi la neige au loin se fond, La rumeur s'éteignit dans un calme profond. La lune alors plus belle écartait un nuage, Et du moine héroïque éclairait le visage; Troublé sur ses sommets et dans sa profondeur, Le mont de tous ses bruits déployait la grandeur; Aux mots entrecoupés du vainqueur catholique, Se mêlaient d'un torrent la voix mélancolique, Le froissement léger des mélèzes touffus, D'un combat éloigné les coups longs et confus, Et des loups affamés les hurlements funèbres, Et le cri des vautours volant dans les ténèbres : « Frères, il faut mourir : qu'importe le moment ? Et si de notre mort le fatal instrument Est cette main des Rois qui, jadis salutaire, Touchait pour les guérir les peuples de la terre; Quand même, nous brisant sous notre propre effort, L'arche que nous portons nous donnerait la mort; Quand même par nous seuls la couronne sauvée Ecraserait un jour ceux qui l'ont relevée, Seriez-vous étonnés, et vos fidèles bras Seraient-ils moins ardents à servir les ingrats ? Vous seriez-vous flattés qu'on trouvât sur la terre La palme réservée au martyr volontaire ? Hommes toujours déçus, j'en appelle à vous tous : Interrogez vos cours, voyez autour de vous; Rappelez vos liens, vos premières années, Et d'un juste coup d'oeil sondez nos destinées. Amis, frères, amants, qui vous a donc appris Qu'un dévoûment jamais dût recevoir son prix ? Beaucoup semaient le bien d'une main vigilante, Qui n'ont pu récolter qu'une moisson sanglante. Si la couche est trompeuse et le foyer pervers, Qu'avez-vous attendu des Rois de l'univers ? O faiblesse mortelle, ô misère des hommes ! Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes ; Gémissons en secret sur les fronts couronnés; Mais servons-les pour Dieu qui nous les a donnés. Notre cause est sacrée, et dans les cours subsiste. En vain les Rois s'en vont : la Royauté résiste, Son principe est en haut, en haut est son appui; Car tout vient du Seigneur, et tout retourne à lui. Dieu seul est juste, enfants; sans lui tout est mensonge, Sans lui le mourant dit : « La vertu n'est qu'un songe. » Nous allons le prier, et pour le Prince absent, Et pour tous les martyrs dont coule encor le sang. Je donne cette nuit à vos dernières larmes : Demain nous chercherons, à la pointe des armes, Pour le Roi la couronne, et des tombeaux pour nous. » |
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François de Vigny (1570 - ?) |
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Portrait de François de Vigny | |||||||||
Biografie / cronologieConformément aux préoccupations constamment manifestées par l'écrivain, nous avons étendu cette chronologie dans la direction du passé, à la recherche de la noblesse des ancêtres, et dans celle de l'avenir, à l'écoute des échos de l'ouvre renvoyés par la postérité. Bibliographie |
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