François Zola |
Certes, Zola pourrait retourner sous le toit de sa mère et de son grand-père. Cela réduirait un peu les dépenses de loyer. Mais il souffre de voir cette femme, prématurément vieillie, s'échiner à des travaux de couture et le considérer par-dessus ses lunettes avec un air de doux reproche. Elle est son remords vivant. Il l'adore et il la fuit. Loin d'elle, il tente de justifier son oisiveté par la certitude de la renommée future. Il est impossible que le fils du constructeur du canal Zola ne s'illustre pas lui aussi, un jour, par une ouvre d'envergure. En attendant, il bat le pavé de Paris, à la fois honteux de son inaction et grisé de vagues promesses. Dès qu'un journal de province imprime quelques vers de lui, il reprend espoir. Il les relit cent fois, jusqu'à s'en user les yeux, avant de se coucher. Est-ce le début d'une vraie carrière? Des espaces interstellaires le séparent, pense-t-il, des écrivains authentiques. Il ne franchira jamais ces abîmes de froid. À l'idée d'avoir son nom imprimé en caractères gras sur la couverture d'un livre, la tête lui tourne comme après une forte rasade d'alcool. Sa grande occupation est d'errer, des heures entières, sur les quais, feuilletant les brochures dans les boîtes des bouquinistes. Avec son paletot verdatre et râpé, luisant au col, il ressemble à un clochard échappé d'un asile de nuit. En rentrant chez lui, il mange pour trois sous de pommes, allume une bougie, bourre une pipe et écrit des vers parce qu'il ne sait pas faire autre chose. Ses amis lui reprochent d'avoir quitté les Docks : « Tout de même, c'était mieux que rien ! » Il proteste, fulmine, puis, de guerre lasse, se remet en quête d'un emploi. Mais personne ne veut de lui. « J'ai adressé demande sur demande, écrit-il à Baille ; je me suis présenté à une foule d'administrations ; partout des longueurs, jamais un résultat. Tu ne saurais croire combien je suis difficile à placer. Non pas que j'impose des conditions... Mais parce que je sais une foule de choses inutiles et que je ne sais précisément pas celles qu'il faudrait savoir... J'entre, je trouve un monsieur tout de noir habillé, courbé sur un bureau plus ou moins encombré; il continue d'écrire sans plus se douter de mon existence que de celle du merle blanc. Enfin, après un long temps, il lève la tête, me regarde de travers, et, d'une voix brusque : " Que voulez-vous? "... Alors commence une série de questions et de tirades, toujours les mêmes et qui sont à peu près celles-ci. Si j'ai une belle écriture? Si je connais la tenue des livres ? Dans quelle administration j'ai déjà servi ? À quoi je suis apte ? etc. Puis, qu'il est accablé de demandes, qu'il n'y a pas de vacance dans ses bureaux, que tout est plein et qu'il faut me résigner à chercher autre part. Et moi, le cour gros, je m'enfuis au plus vite, triste de n'avoir pu réussir, content de n'être pas dans cette infâme baraque. » Au milieu de ce désenchantement, une grande joie lui est soudain donnée. Ayant enfin réussi à convaincre son père, Cézanne débarque à Paris pour continuer ses études de peinture. Après les gaillardes effusions des retrouvailles, la vie s'organise. Cézanne a toujours aussi mauvais caractère. Il déteste Paris : il en critique les bistrots, les monuments, le climat ; il ne supporte pas que son ami lui fasse des reproches ou lui adresse des conseils. D'ailleurs ils ne logent pas ensemble. Chaque jour, Cézanne se rend à l'Académie suisse, quai des Orfèvres, pour suivre des cours, tandis que Zola reste dans sa chambre à fumer et à écrire. Ils déjeunent chacun de leur côté. De loin en loin, Zola va chez Cézanne et prend la pose. Le peintre fait son portrait avec une rage silencieuse. Puis il repart, cette fois pour l'atelier Villevieille. « Je vois Cézanne rarement, écrit Zola à Baille. Hélas! ce n'est plus comme à Aix lorsque nous avions dix-huit ans, que nous étions libres et sans souci de l'avenir. Les exigences de la vie, le travail séparé nous éloignent maintenant... Est-ce là ce que j'avais espéré ? » Déçu par son ami trop ombrageux ou trop fantasque, Zola lui découvre à présent tous les défauts : « Prouver quelque chose à Cézanne, écrit-il encore, ce serait vouloir persuader aux tours de Notre-Dame d'exécuter un quadrille... U est fait d'une seule pièce, raide et dur sous la main... Il a horreur de la discussion, d'abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu'il faudrait changer d'avis si son adversaire avait raison... Lorsque ses lèvres disent oui, la plupart du temps son jugement dit non... Je dois me conformer à ses humeurs si je ne veux pas faire envoler son amitié *. » Le portrait en cours avance lentement. Cézanne n'en est pas satisfait. Parfois, il interrompt la séance de pose et les deux amis vont fumer une pipe dans les jardins du Luxembourg. Puis ils retournent dans la chambre de Cézanne, rue d'Enfer, et Zola se fige à nouveau sous l'oil du peintre. De temps à autre, Cézanne jure qu'il n'en peut plus de vivre à Paris et qu'il veut rentrer à Aix. Zola le raisonne tant bien que mal. Mais un matin, en arrivant chez son ami, il voit la malle ouverte, les tiroirs à demi vides. « Je pars demain », annonce Cézanne d'un ton hargneux. « Et mon portrait ? » demande Zola. « Ton portrait, je viens de le crever. J'ai voulu le retoucher, ce matin, et, comme il devenait de plus en plus mauvais, je l'ai anéanti ; et je pars ! » Prudent, Zola ne le contredit pas et l'emmène déjeuner dans une gargote. Ayant mangé et réfléchi, Cézanne revient sur sa décision. « Mais ce n'est qu'un méchant raccommodage, explique Zola à Baille. S'il ne part pas cette semaine-ci, il partira la semaine prochaine... Je crois qu'il fera bien. Paul peut avoir le génie d'un grand peintre, il n'aura jamais le génie de le devenir. Le moindre obstacle le désespère. Je le répète, qu'il parte s'il veut s'éviter beaucoup de soucis. » Pendant des semaines encore, Cézanne et Zola jouent à s'exaspérer l'un l'autre, à cause de leur différence de tempérament, et à se réconcilier, à cause de leurs souvenirs communs. Paul entraîne Emile dans les expositions de tableaux, dans les ateliers où il travaille parmi une kyrielle de rapins barbus fumant la pipe, aux environs de Paris où ils se baignent dans l'eau froide et se moquent des nageurs novices. Il ne se passe pas de jour qu'ils ne se disputent à propos d'une toile que l'un trouve superbe et l'autre détestable, ou de la nécessité du labeur assidu pour une réussite dans le domaine de l'art, ou de l'influence d'un père banquier sur la carrière de son fils. Sur ce dernier point, Paul est d'une susceptibilité maladive. Il en veut à son père d'avoir de l'argent et reconnaît cependant que cette aisance lui permet de se consacrer à la peinture au lieu de faire son droit comme il était prévu en famille. Pour avoir la paix, Emile essaie, autant que possible, d'éviter ce sujet explosif. Lui qui voue une tendresse admirative à son père disparu ne comprend pas que Paul se dresse avec fureur contre le sien. Lorsque enfin Cézanne repart pour Aix, au début de septembre, Zola éprouve le sentiment complexe d'avoir, tout ensemble, perdu un ami et écarté un gêneur. Les premiers froids arrivent. Zola, qui habite maintenant dans un garni sordide, 11, rue Soufflot, s'assied à sa table et s'enveloppe d'une couverture pour se réchauffer. Il appelle cela « faire l'Arabe ». Transi et l'estomac dans les talons, il s'astreint à écrire. Comme d'habitude, ses projets sont grandioses. Il songe à réunir sous le titre général de Trois Amours ses poèmes Rodolpho, L'Aérienne et Paolo. Mais, tout en se disant poète jusqu'à la moelle des os, il ne peut s'abstraire de la noire réalité qui l'entoure. Autrefois, il reprochait à Baille d'être réaliste : « Quand on remue la fange, il reste toujours quelques souillures aux mains, lui écrivait-il; quand, à l'aurore, on s'égare dans les champs, on rentre parfumé de fleurs et de rosée... Le chantre lyrique... ne chantant que le bon, le juste et le beau, ne présentant à l'homme que des spectacles de lumière, se relève lui-même en tâchant de relever autrui1. » Maintenant il n'est plus très sûr de son fait. Il se demande s'il a le droit de se consacrer à un rêve d'harmonie et de pureté, alors qu'il patauge dans la misère et la boue de l'époque. L'artiste est-il fait pour ignorer le monde ou pour l'évoquer dans toute son horreur? Doit-il être un barde au regard levé vers le ciel ou un témoin scrupuleux de son siècle et, au besoin, un accusateur ? À travers les murs de sa chambre, ce ne sont pas des voix mélodieuses qu'il entend, mais des vociférations, des chocs de verres, des couplets obscènes, des halètements de plaisir, des rires de putains. Au milieu de la nuit, il est réveillé par un vacarme de gros souliers dans le corridor, par des cris aigus de femmes, par des injures, des sanglots, des bruits de coups. C'est une descente de police. Les agents des mours ramassent les voisins du poète. Il se retourne dans son lit et se rendort. Au réveil, il vérifie le contenu de son porte-monnaie : tout juste de quoi s'acheter pour deux sous de fromage d'Italie, du pain et une pomme. Parfois, il se résigne à attraper des moineaux sur le rebord de sa fenêtre, à leur tordre le cou et à les faire rôtir pour agrémenter son ordinaire. Mais cette tuerie lui répugne. Où trouver de l'argent ? Tout ce qui peut être engagé au Mont-de-Piété est déjà parti. Alors, il se résout à faire le tour de ses rares relations pour emprunter de quoi tenir jusqu'à la fin de la semaine. Partout, il se heurte à un refus embarrassé. Sa maîtresse, Berthe, qui l'accompagne dans ses démarches, grogne qu'elle n'en peut plus de vivre avec un « décavé ». Exaspéré, il retire son paletot, le jette à la fille, ordonne : « Porte ça au Mont-de-Piété ! » et rentre chez lui en manches de chemise, malgré le froid qui le glace. Quels que soient son désarroi et sa misère, il ne songe pas à s'insurger contre le gouvernement impérial, ni contre la société de parvenus qui en est le soutien. La politique n'est pas son affaire. Il est trop pris par la poésie pour se perdre en récriminations contre tel ou tel ministre. De même, il n'est nullement tenté, comme certains révoltés, de montrer le poing au ciel et de reprocher à Dieu le sort injuste qui l'accable. Sa religion est d'une sagesse reposante. Catholique respectueux, mais non pratiquant, il écrivait à Baille : « Je crois en un Dieu tout-puissant, bon et juste. Je crois que ce Dieu m'a créé, qu'il me dirige ici-bas et qu'il m'attend dans les cieux. Mon âme est immortelle et, me donnant le libre arbitre, le Maître s'est réservé le droit de peines et de récompenses. Je dois faire tout ce qui est bien, éviter tout ce qui est mal et compter surtout sur la justice et sur la bonté de mon Juge. Maintenant je ne sais si je suis juif catholique, juif protestant ou mahométan, je sais que je suis une créature de Dieu, et cela me suffit '. » En décembre 1861, deux événements le secouent d'importance : Jean-Baptistin Baille vient à Paris pour entrer à l'École polytechnique et le grand-père Aubert meurt après une longue maladie, veillé par sa fille, qui, dans son chagrin, ne peut s'empêcher de penser qu'elle aura ainsi une bouche de moins à nourrir. Zola est certes attristé par la disparition du vieillard qu'il a toujours vu, discret comme une ombre, aux côtés de sa mère. D'autre part, il n'ose guère se réjouir de l'arrivée de Baille, car à peine celui-ci a-t-il mis le pied dans la capitale qu'il est happé par ses études et englouti dans la forteresse de la rue Descartes, au flanc de la montagne Sainte-Geneviève. Vers la fin de l'année également, un ami de la famille, M. Boudet, membre de l'Académie de médecine, promet à Mme Zola de recommander Emile à l'éditeur Hachette pour un emploi de commis. Mais il n'y aura pas de place vacante avant quelques semaines. Devant l'air consterné du jeune homme qui est venu en quémandeur, M. Boudet s'attendrit. Il considère ce garçon aux traits tirés, au visage bleui par le froid et, avec un sourire indulgent, le charge de remettre à différents destinataires ses cartes de visite du Jour de l'an, préalablement cornées. En remerciement, il lui glisse dans la main un louis d'or. Zola s'acquitte scrupuleusement de la mission, dans un Paris enseveli sous la neige. Les gens chez qui il se présente sont tous des personnages émi-nents. Il ne les voit pas, certes, se contentant de déposer la carte de visite sur un plateau d'argent. Mais il hume l'air que respirent un Théophile Gautier, un Taine, un Octave Feuillet, un Edmond About... H espérait une occasion plus reluisante pour faire son entrée dans le monde des lettres ! Amer, il rit de ce rôle de saute-ruisseau, alors qu'il a des musiques géniales dans la tête. Malgré d'atroces maux d'estomac, il s'obstine à rédiger une autobiographie, Ma confession. Il lui semble que tout s'écroule autour de lui, les espoirs et les souvenirs. « Paris n'a rien valu à notre amitié, écrit-il à Cézanne. Peut-être a-t-elle besoin pour vivre gaillardement du soleil de Provence?... N'importe, je te crois toujours mon amil. » Sa vue baisse ; il porte la barbe pour cacher son menton mou et fuyant; ses mains tremblent; il a des étourdisse-ments parce qu'il ne mange pas à sa faim. Quand donc M. Louis Hachette lui ouvrira-t-il les bras pour le sauver du désastre ? Enfin, le 1er mars 1862, il prend le chemin de la rue Pierre-Sarrazin, siège de la maison d'édition. Mais il y entre par la petite porte. Salaire : cent francs par mois. Relégué dans une arrière-boutique poussiéreuse, il ficelle des paquets de livres. Au lieu d'être publié lui-même, il expédie les ouvres des autres. Ses doigts sont endoloris à force de tirer sur les nouds. « Le soleil luit et je suis enfermé, écrit-il à Cézanne. Je regarde depuis une heure des maçons qui travaillent en face de ma fenêtre : ils vont, viennent, montent, descendent et paraissent très heureux. Moi, je suis assis, je compte les minutes qui me séparent encore de six heures. Ah! maudite tristesse ! c'est là le refrain de toutes mes chansons... Je vais travailler jusqu'à minuit, ce soir, et si je fais un beau vers, comme j'en ai fait un hier, me voilà une provision de gaieté pour demain. Pauvre fou que je suis' ! » Peu après, montant en grade, il passe au service de publicité. Son salaire est doublé. Immédiatement, il se croit autorisé à donner des conseils à M. Louis Hachette lui-même. Il lui suggère de créer une « Bibliothèque des débutants », collection où ne paraîtraient que des ouvres de jeunes auteurs inconnus. Puis, payant d'audace, il dépose sur le bureau du patron un recueil de ses propres poèmes, intitulé L'Amoureuse Comédie. Il s'agit, selon lui, d'un triptyque comparable, toutes proportions gardées, à La Divine Comédie de Dante, avec son enfer amoureux (RodolphO), son purgatoire sentimental (PaolO) et son paradis éthéré (L'AériennE). Pendant quarante-huit heures, il attend avec anxiété le verdict. Enfin Louis Hachette reçoit son employé et lui déclare tout net que ses vers sont honorables, mais que, pour s'imposer à un vaste public, il devrait écrire en prose. Zola encaisse sans broncher cette recommandation d'un commerçant avisé. Il y a longtemps qu'il s'est tenu le même raisonnement dans le silence de sa chambre. Rentré chez lui, il relit ses dernières productions rimées et en reconnaît avec regret la platitude. Mais il a là, sous la main, un livre de poésie tout prêt à être imprimé. Doit-il y renoncer au profit d'un roman qu'il n'a pas encore rédigé ? Certes, il a griffonné les premières pages de sa Confession de Claude, quelques nouvelles aussi qu'il pourrait rassembler en volume. Mais rien de tout cela n'est encore au point. Peu importe ! Si, comme le dit Louis Hachette, un grand avenir l'attend à condition d'oublier les vers, il est prêt à changer de moyen d'expression et même de peau. Aucun arrachement ne lui coûtera, pour peu que le succès soit au bout. Paris vaut bien une messe et la gloire littéraire une infidélité aux muses. Qui sait d'ailleurs si le sacrifice ne sera pas agréable? Dans un suprême effort de volonté, Zola décide de se consacrer à cette prose qu'il a si longtemps dédaignée. « Je vais empiler manuscrit sur manuscrit dans mon secrétaire, puis, un jour, je les lâcherai un peu dans les journaux, annonce-t-il à Cézanne. J'ai déjà écrit trois nouvelles d'environ trente pages... Je compte en commettre une quinzaine et tâcher ensuite de les faire éditer quelque part. » Le 23 septembre 1862, il a envoyé à Alphonse Calonne, directeur de La Revue contemporaine, un conte intitulé Le Baiser de l'ondine, avec ces quelques lignes d'accompagnement : « Mon nom n'a aucune valeur littéraire, il est complètement inconnu. J'espère cependant que la brièveté du manuscrit vous engagera à le lire. » Refusé par La Revue contemporaine, le texte est publié peu après par La Revue du mois, puis par La Nouvelle Revue de Paris2. Zola lit et relit, avec ivresse, son nom au bas du court récit qui vient de paraître. Avec l'encre d'imprimerie, il a reçu, lui semble-t-il, l'onction du baptême littéraire. Un autre baptême, officiel celui-là, lui est administré le 31 octobre 1862 : il est informé que ses démarches ont abouti et qu'il a été enfin naturalisé français. |
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François Zola (1796 - 1847) |
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Portrait de François Zola | |||||||||