François Zola |
La pension Notre-Dame a tout pour séduire Emile : située au bord d'un ruisseau sinueux, appelé la Torse, elle abrite quelques dizaines de gamins délurés qui parlent avec l'accent chantant du Midi. Comme le « nouveau » sait à peine lire et hésite à tracer des lettres sur un papier, le directeur, M. Isoard, le retient après les cours et l'oblige à déchiffrer des fables de La Fontaine. Dès que son professeur referme le livre, Emile court rejoindre le troupeau des élèves. Ses meilleurs amis sont Philippe Solari et Marius Roux. Avec eux, il joue aux billes, à la toupie, à la balle au chasseur. Ce ne sont que galopades et hurlements de joie dans la cour de récréation. Parfois les garnements s'échappent et, avant de rentrer chez eux, se perdent dans les garrigues pour attraper des lézards ou des cigales et surveiller le passage étincelant des truites entre les cailloux de la rivière. Il n'est pas rare qu'une fillette les accompagne. Philippe a une jolie sour, Louise. Elle se laisse lutiner sans autre conclusion que des rires et une tape sur les mains, une fois la jupe rabattue. En fin de journée, Emile est tout excité par l'air vif, l'amitié et les caresses inachevées. Il juge que, décidément, l'instruction a du bon. À la maison, il retrouve sa mère et ses grands-parents avec leurs soucis. Depuis la mort de son gendre, le grand-père Aubert se cantonne dans une oisiveté et un pessimisme de vieillard. En revanche, la grand-mère Aubert s'affirme comme une femme énergique, active et débrouillarde. À soixante-dix ans, elle a très peu de cheveux gris et à peine quelques rides. C'est elle qui," avec une autorité souriante, mène la barque. Elle adore son petit-fils. Entre elle et sa fille, c'est à qui cajolera au mieux le jeune Emile. Entouré de ces deux femmes qui font assaut de tendresse, il se sait pardonné d'avance pour toutes les sottises qu'il pourrait inventer. Or, voici qu'elles se mettent en tête de le changer d'établissement scolaire. Il vient d'avoir douze ans et l'aimable pension Notre-Dame ne peut suffire, disent-elles, à former son intelligence. S'il veut devenir quelqu'un, comme son père, il doit poursuivre ses études dans l'austère collège Bourbon, à Aix. Il y sera pensionnaire. Mais, pour qu'il ne se sente pas coupé de sa famille, on quittera le quartier excentrique du Pont-de-Béraud pour s'installer en ville, 27, rue de Bellegarde1. Ainsi sa mère et sa grand-mère pourront-elles aller le voir tous les jours au parloir et lui apporter de bonnes paroles et des friandises. Les études au collège coûtant cher, Emilie Zola se résigne à demander au conseil municipal une bourse pour son fils, « comme récompense posthume des services rendus par [son] mari à la ville d'Aix ». Cette faveur lui est accordée. Et, en octobre 1852, Emile, pourvu des recommandations et des espoirs de tous les siens, entre en classe de huitième. Autant il était à l'aise parmi les gamins pauvres et turbulents de la pension Notre-Dame, autant il se sent dépaysé au milieu de cette société d'enfants riches, vantards et ricaneurs où il vient d'échouer tel un canard boiteux. Ici, on ne lui pardonne pas d'être un boursier, c'est-à-dire un indigent, de parler avec l'accent pointu comme les Parisiens et d'avoir, en outre, un défaut de prononciation qui fait siffler sa langue. Pour ces fils de bourgeois provençaux, il est le « Franciot », l'étranger, l'intrus. On le poursuit, on l'accable de sarcasmes et il se demande en quoi il a mérité une telle inimitié, lui qui était disposé à aimer tout le monde dans sa nouvelle école ! Par bonheur, de la horde déchaînée se détache un grand gaillard noiraud, à l'oil de braise et au nez cassé, qui le prend sous sa protection. Il est d'un an son aîné et s'appelle Paul Cézanne. Aussitôt rasséréné, Emile s'apprête à faire front. Après avoir longtemps traîné en queue de classe, il décide de travailler. Parce qu'il est pauvre, parce que la plupart de ses condisciples se moquent de lui, parce que son père est mort sans avoir achevé sa tâche, parce que sa mère compte sur lui pour assurer l'avenir de la famille, il se plonge avec rage dans les études. Le résultat ne se fait pas attendre : le 10 août 1853, il obtient le prix d'excellence et six autres récompenses, allant du prix de récitation classique au prix de grammaire française. Sacré bon élève, il entend ne plus jamais faillir à sa réputation. Le collège lui devient si familier qu'il se prend à aimer cet ancien couvent, avec sa chapelle obscure, presque toujours fermée, son concierge, cerbère intraitable, qu'il faut supplier d'ouvrir en grattant à la fenêtre quand on arrive en retard, sa grande cour ombragée de quatre platanes, son autre cour, plus petite, avec les agrès et les barres parallèles, son infirmerie où régnent des odeurs pharmaceutiques et que traversent des sours en noir aux cornettes blanches, ses salles de classe du premier étage aux fenêtres ensoleillées et ses salles d'étude, au rez-de-chaussée, tristes et humides comme des caves. Quand Emile est rivé là, à son banc, il éprouve une désagréable sensation de claustration et de contrainte. En plus de Paul Cézanne, il a deux bons amis, Jean-Baptistin Baille et Louis Marguery. Cézanne, fils de banquier, rêve de devenir peintre ; Baille, fils d'aubergiste, se passionne pour les sciences; Marguery, fils d'avoué, se verrait assez bien en auteur de vaudevilles. Quant à Emile, pendant l'étude surveillée, il aligne des vers. Les jours de sortie, les quatre copains s'attendent à la porte et s'en vont bras dessus, bras dessous. Ils se raccompagnent mutuellement pendant des heures. Dans les rues des bas quartiers, quelques gamins leur lancent des pierres. C'est la bataille habituelle entre les enfants des faubourgs et ceux de la ville, deux bandes sauvages qui se détestent par tradition. Emile et ses amis ripostent avec tout ce qui leur tombe sous la main. Puis ils poursuivent leur route sous les huées. Parfois, ils croisent un régiment qui marche au pas cadencé, musique en tête. Sans doute les soldats paradent-ils avant d'aller s'embarquer pour la Crimée. Il y a une guerre, là-bas. Mais elle ne fait pas partie des préoccupations immédiates des enfants. D'autres spectacles les attirent. Les jours de fêtes religieuses, ils sont au premier rang de la foule pour voir passer la procession, avec la longue théorie des jeunes filles en blanc chantant des cantiques, les corbeilles de roses effeuillées sous le regard attendri des bourgeois, les coups d'encensoir autour de la statue de la Vierge ou de quelque saint portée à épaules d'homme et, au crépuscule, le retour du cortège, constellé cette fois de centaines de cierges aux petites flammes tremblantes qui font paraître plus belles, plus mystérieuses et plus sages encore les pieuses demoiselles qui les tiennent entre leurs doigts gantés de fïloselle immaculée. Ces demoiselles, Emile en rêve nuit et jour depuis qu'il a quinze ans. Il lui advient d'imaginer que l'une d'elles a pris la place de Mustapha, l'habile caresseur d'autrefois. Des désirs tumultueux l'agitent. Pour se libérer de cette obsession de la femme ou, peut-être, pour la goûter davantage, il se jette dans la lecture. Ses amis font de même. Ils échangent des livres et en discutent avec fougue, exaltant ceci, dénigrant cela. Leur préférence va aux poètes du sentiment : Hugo, Musset, Lamartine... À l'exemple de ces grands anciens, Emile redouble d'activité littéraire. Ses camarades l'imitent. Leur petit clan ne vit plus que dans un nuage de rimes. Pour un peu, ils se parleraient en vers. Ils s'intéressent aussi à la musique. Le principal du collège ayant eu l'idée de créer une fanfare, Marguery apprend le piston, Cézanne le cornet et Emile, malgré son manque d'oreille, la clarinette. Un jour de 1856, le jeune Zola défile avec l'orchestre des potaches derrière les autorités ecclésiastiques, civiles et militaires d'Aix. Pénétré de son importance, il souffle à pleines joues dans son instrument sans se préoccuper des fausses notes. Il lui semble que le public, massé sur le parcours, l'associe dans son admiration aux personnages les plus prestigieux du cortège. Il va aussi très souvent, avec ses amis, au théâtre d'Aix. Les places, au parterre, ne coûtent que vingt sous. On ne se lasse pas d'applaudir certains spectacles exceptionnels. C'est ainsi que les inséparables verront dix-huit fois La Dame blanche et trente-six fois La Tour de Nesle. Néanmoins, leur plus grand plaisir, ils ne le doivent ni à la lecture, ni à l'écriture, ni à la musique, ni à la scène. Rien n'égale à leur sens l'ivresse des longues randonnées dans la campagne environnante. Il leur arrive d'abattre jusqu'à dix lieues dans la journée, parcourant les routes, escaladant les sentiers de chèvres, traversant des fourrés qui les griffent au passage. Ils pèchent, ils chassent au fusil ou à la fronde, ils se baignent dans l'Arc et se sèchent au soleil. C'est l'été surtout, pendant les vacances, que la fièvre de l'évasion les tourmente. Alors, dès trois heures du matin, le premier levé va jeter des cailloux contre les volets des autres. Les provisions ont été rangées la veille dans les carniers. La fraîcheur de l'aube achève de stimuler les marcheurs. Quand le jour a paru, ils sont déjà en pleine nature. Au plus fort de la chaleur, ils s'installent dans le creux de quelque ravin boisé et préparent le déjeuner. Baille allume un feu de bois mort, dont les flammes lèchent un gigot à l'ail suspendu à une branche par une ficelle. Emile s'occupe de tourner la viande à petites chiquenaudes pour qu'elle cuise également. Cézanne, le plus sauvage des trois, assaisonne la salade selon une recette connue de lui seul. Aucune cuisine ne saurait être plus savoureuse que la leur. Après avoir dévoré le gigot jusqu'à l'os et trempé leur pain dans la sauce de la salade, ils s'allongent côte à côte, à l'ombre, pour une sieste. Réveillés une heure plus tard, ils repartent, le fusil à la main, pour une partie de chasse. Le bruit des détonations, dans le silence de la campagne, leur procure un contentement viril. Avec un peu de chance, ils tuent parfois un cul-blanc. Quand ils sont las de marcher, ils s'asseyent sous un arbre, tirent des livres de leurs carniers et lisent à haute voix quelques poèmes de leurs idoles. Musset surtout les transporte parce qu'il a tant souffert à cause des femmes ! À la chute du jour, ils rebroussent chemin, comparant encore les mérites de leurs auteurs favoris et récitant des vers sublimes sous les étoiles. Une fois, ayant prévenu leurs parents, ils décident de passer la nuit dans une grotte, comme des trappeurs d'Amérique. L'ombre venue, ils se couchent sur un lit de feuilles, au fond de l'excavation. Mais le temps se gâte, un vent furieux s'engouffre dans la caverne. À la lueur de la lune, ils discernent de grosses chauves-souris qui tournoient au-dessus de leurs têtes. Vaguement inquiets, ils se résignent à lever le camp. Avant de partir, ils mettent le feu à leur litière pour jouir du spectacle d'un incendie nocturne. Épouvantées par les flammes, les chauves-souris s'envolent hors du repaire avec des battements d'ailes spasmodiques et de brefs cris aigres qui réveillent tous les oiseaux d'alentour. Pas plus que la chasse au petit gibier, la chasse aux filles n'est fructueuse pour Emile, et il s'impatiente. Il soupire encore après la sour de Philippe Solari, la jolie et coquette Louise, qui lui a sans doute accordé un baiser au cours d'une promenade; il rêve aussi d'une demoiselle brune au chapeau rose, aperçue un dimanche à l'église ; et il se console du néant de sa vie sentimentale en composant des vers élégiaques. Parfois cependant, fatigué des gémissements romantiques, il s'évade dans la satire. Ainsi écrit-il une comédie en trois actes et en vers, intitulée Enfoncé le pion, où il évoque les entreprises de deux élèves astucieux disputant au pion Pitot les faveurs d'une femme. Tout en fignolant cette pochade, il espère toujours la rencontre de la créature idéale qui lui révélera l'union des corps. De nombreuses prostituées, mais aussi des filles faciles en quête d'aventures rôdent autour du collège. Peut-être l'une d'elles l'entraîne-t-elle dans la connaissance décevante de l'accouplement sans amour? Déniaisé ou non, il décide de chanter les débauches de la jeunesse aixoise et rédige une nouvelle, aujourd'hui perdue : Les Grisettes de Provence. En véritable écrivain, ce qu'il n'a pas vécu, il l'invente. Entre-temps, la famille, qui s'enfonce dans la gêne, voire dans la misère, a encore déménagé et, après un passage rue Roux-Alphérand, puis cours des Minimes, s'est installée dans un minable logis de deux pièces au coin de la rue Mazarine. Les fenêtres de l'appartement ouvrent sur les pierres du rempart en ruine. La chaleur est étouffante. Emilie Zola part souvent pour Paris afin de tenter d'ultimes démarches auprès des avocats et des hommes d'affaires susceptibles de l'aider dans son procès contre l'affreux Jules Migeon. En son absence, c'est grand-maman Aubert qui dirige la maison avec douceur et autorité. Comme d'habitude, elle ne sait rien refuser à son petit-fils. Or, voici qu'en octobre 1857, cette femme d'apparence indestructible tombe malade et meurt subitement. Emilie perd ainsi sa plus solide alliée contre l'adversité quotidienne et Emile une seconde mère. Le sort semble s'acharner sur ce petit groupe sans défense. Affligée, Emilie Zola repart pour Paris dans l'espoir d'obtenir la protection de M. Thiers, qui a toujours manifesté tant de bienveillance envers feu son mari. Certes, l'ancien chef du gouvernement a été depuis écarté du pouvoir. Mais il doit avoir conservé de solides relations dans le monde de la politique et de la justice. Il ne refusera pas d'aider une veuve aux abois. Resté seul auprès de son grand-père effondré, Emile multiplie les sorties avec ses camarades. Le plus proche de lui est, sans conteste, Cézanne. Il aime la brusquerie, les foucades, les emportements de ce gaillard farouche qui, déjà, rêve de peinture tout en alignant des vers de mirliton. Mais le père de Cézanne, imbu de son importance et de sa fortune de banquier, déplore que son fils se commette avec un garçon qui n'est pas de leur monde. Or, cet ostracisme vaniteux ne fait que resserrer les liens entre les deux collégiens. Ils n'étaient qu'amis, ils deviennent frères. Aussi Emile est-il frappé d'une douloureuse stupéfaction lorsqu'il reçoit, en février 1858, une lettre où sa mère lui écrit de Paris : « La vie n'est plus tenable à Aix, réalise les quatre meubles qui nous restent. Avec l'argent, tu auras toujours de quoi prendre ton billet de troisième et celui de ton grand-père. Dépêche-toi. Je t'attends1. » Subitement il mesure tout ce qu'il lui faudra arracher de son cour pour rejoindre sa mère à Paris : le collège, les promenades dans la garrigue, les saines fureurs du mistral, les fontaines d'Aix au murmure apaisant, les amis enfin qu'il sait irremplaçables. Avec eux, il organise une dernière excursion au Tholonet. Un vent d'hiver secoue les cyprès. Le ciel est d'un bleu cru. Une odeur sèche monte de la terre. Comment peut-on vivre ailleurs ? Face à ce paysage lumineux, Emile s'écrie : « Nous nous retrouverons tous les trois à Paris ! » Mais il embrasse Cézanne et Baille avec autant de force que s'il ne devait plus jamais les revoir. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
François Zola (1796 - 1847) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de François Zola | |||||||||