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Bretagne


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





Comblé et heureux? C'est autre chose, dont nous reparlerons. Il faut retenir que l'existence s'est déroulée dans la pleine lumière de la réputation. Elle a eu pour théâtres Paris, les grandes capitales de l'Europe : Londres, refuge de l'émigration dans la jeunesse et siège d'une grande ambassade en 1822 ; puis Rome, pour deux missions diplomatiques dont la seconde permit d'exercer une influence dans un conclave ; Berlin, plus languissante, mais où il fréquentait quotidiennement rois et princes ; Vérone, capitale temporaire avec les souverains rassemblés dans le congrès où Chateaubriand représentait la France. De grands voyages permirent d'atteindre les terres lointaines ou illustres : l'Amérique encore mystérieuse et sauvage, et l'ouvre littéraire de toute une vie en célébra le souvenir ; Athènes, Jérusalem, Grenade, étapes d'un prestigieux itinéraire ; Venise dont les pages qu'elle inspira, somptueuses et parfaites, demeurent parmi les plus grandes de la prose française ; Prague, qui proposa son décor à de magnifiques réflexions sur les princes et les peuples.



Rien donc qui soit plus éloigné de la vie monotone, obscure et quotidienne de la province. Et pourtant, ni l'homme, ni l'ouvre ne s'expliquent entièrement sans les origines provinciales. Un livre que personne ne signale dans la bibliographie concernant Chateaubriand, c'est la Coutume de Bretagne (dans l'édition Motais de 1735, par exemplE). De consultation recommandable, indispensable peut-être. La famille est de très ancienne et noble souche. A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'à moi de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III. Oui, mais les parchemins et les traditions orales plus encore entretiennent souvent de vaines légendes. La vérité, c'est qu'au XIe siècle un fils de chef local, de thiern (Georges Collas, excellent cohnaisseur de l'ascendance bretonne de Chateaubriand comme de son ouvre même, rappelle opportunément que thiern n'est pas, comme on l'a cru, un nom personnel '), donc un fils de thiern s'appelant Brien ou Briand - patronyme si répandu en Bretagne - établit une forteresse aux confins de l'Anjou, dans la vallée de la Chère. Ce fut le siège de la baronnie de Châteaubriant, forteresse à laquelle faisait réplique, à moins de vingt kilomètres, dans la vallée de la Verzée cette fois, la forteresse angevine dePouancé (Potentia CssariS). Le donjon de Châteaubriant existe toujours, enveloppé de bâtiments Renaissance, qu'on restaure à présent, belle demeure où, pour les colonnes des galeries à l'italienne, on a employé, faute de marbre, la pierre ardoisière de la région. Un gros bourg rural a pris naissance à ses côtés, ville de marché qui devient cité d'industrie, en essor rapide depuis la Seconde Guerre mondiale. Il ne semble pas que Chateaubriand ait eu jamais la curiosité de connaître ce fief de l'ancienne puissance de ses pères : Combourg était le lieu de sa jeunesse et, après tout, combien plus évocateur et, au siècle dernier, plus riche de poésie! A Châteaubriant, les ancêtres furent, de leur temps, de grands seigneurs. Ils ne quittaient leur demeure forte que pour la guerre et la croisade : Geoffroy Ier dès la première croisade, Geoffroy III pour combattre à Bouvines, Geoffroy IV, son neveu, pour suivre en Egypte saint Louis. L'aventure de Geoffroy IV est singulière : lui (ou peut-être son onclE) avait reçu du roi la faveur de modifier ses armes et de porter sur fond de gueules, au lieu des plumes de paon sans nombre, les fleurs de lys sans nombre de la maison de France. Tel fut désormais le blason de la lignée, armes que toutes les révolutions de la terre ne m'obligeront jamais à effacer, déclarait Chateaubriand en 1835, dans une dédaigneuse allusion à Louis-Philippe qui avait modifié les siennes, pour complaire à l'opinion. Geoffroy IV fut fait prisonnier à la bataille de la Massoure (MansouraH) en 1250. Libéré par rançon, il regagna la Bretagne, et sa femme, Sybille, mourut de joie en le revoyant. Chateaubriand tenait cette histoire à grand honneur. Aujourd'hui on n'entend plus guère parler de ces choses-là, écrivait-il au poète Kozlov, qui avait consacré un chant à ce retour du croisé 2. La puissance des Chateaubriand explique leurs alliances avec les Laval, les Lusignan, qui descendaient des rois de France et de ceux d'Angleterre. Mais la première ligne se trouvait éteinte dans les mâles, lorsque le titre de comte de Chateaubriand était porté comme patronyme par un Montmorency-Laval dont la femme, Françoise de Foix, fut maîtresse de François Ier et devint l'héroïne d'une légende romanesque, sanglante et controuvée. Un cadet de Geoffroy IV s était détaché de la région de Châteaubriant pour épouser une Beaufort, qui le fixa auprès de Dol. Cette secundogéniture fut féconde. Or la coutume de Bretagne - ou plutôt les coutumes - attribuait de grands avantages aux aînés (les deux tiers et le précipuT), mais elle morcelait à l'infini le bien des juvei-gneurs (les seconds filS) et de leurs cadets. Qu'on ajoute les vicissitudes des guerres, celles de succession en Bretagne même, celles au service du roi de France, suzerain suprême, celles des Français entre eux, pour cause de religion, au xvie siècle. Ainsi la famille s'appauvrit. Mais elle veilla à ne pas s'avilir, en contractant toujours mariage parmi ses pairs. Lors de la réformation de la noblesse de 1669, qui fut pourtant scandaleuse de partialité, authentifiant des noblesses douteuses, contraignant des nobles authentiques à désavouer leur noblesse par crainte d'être entraînés dans des procès de chicane et ruinés par une forte amende, si, ne pouvant prouver leur droit à temps, ils étaient déboutés, Christophe de Chateaubriand fut reconnu noble d'ancienne extraction et descendant des sires de Beaufort. Il avait eu de la chance ! C'était le cinquième aïeul paternel de Chateaubriand. Celui-ci a parfaitement observé Veffet inévitable de la loi du pays qui contraignait les cadets de cadets à ne plus posséder qu'un colombier, une crapaudière et une garenne, à se partager un pigeon, un lapin ou un chien de chasse, tout en conservant, dans les actes notariaux, leur titre de chevaliers, hauts et puissants seigneurs. Ainsi, en 1733, René-Auguste, âgé de quinze ans, cinquième des douze enfants de François de Chateaubriand et de Pcrronnclle Lamour de Langugé, doit demander à sa mère veuve la permission de la quitter, parce que labourer son champ ne pouvait plus les nourrir 3. Le champ était, en réalité, la terre jouxtant le manoir des Touches près de Guitté (actuelle Ille-et-VilainE) où Madame de Chateaubriand s'était retirée, après le partage noble des biens de son mari.



Dans l'ancienne France, la noblesse, ordre essentiellement militaire, afin de rester disponible lors de l'appel royal, se voyait interdire toute occupation vile, donc l'exercice de la marchandise et le commerce des objets que n'avait pas produits son domaine. Le faire, c'était déroger et perdre, parmi ses privilèges, l'exemption fiscale. Pour être reconnu noble, il fallait prouver que les ascendants, sur deux générations au moins, n'avaient pas été soumis à la taille royale et avaient vécu noblement de leurs rentes. Mais, en Bretagne, la qualité de noble était imprescriptible : elle était seulement suspendue, le temps que durait le métier infamant. Loi fondamentale du duché, qu'avait méconnue, méprisée et transgressée la Chambre de réformation (dans sa révoltante partialité, comme le dit Georges Collas 4). En outre, la France ayant besoin du commerce de mer, les édits de chaque règne au XVIIe siècle avaient préservé de dérogeanec le trafic maritime. Depuis longtemps, des intérêts communs et même des alliances matrimoniales mêlaient, à Saint-Malo et à Morlaix, les négociants et armateurs et les familles de la noblesse locale en une même société. Voilà pourquoi, en quête d'activité et de travail pour vivre, René-Auguste de Chateaubriand quittait la terre héritée et se tournait vers la mer.



Auprès des bourgeois de Saint-Malo, il trouva des appuis. Il apprit le métier de marin. Dans des emplois très humbles, il fit la dure expérience des pêcheurs à Terre-Neuve. Puis, immatriculé comme officier en 1740, il devint, sur les navires marchands, lieutenant à la part, c'est-à-dire intéressé au bénéfice de la vente des morues dans les ports de la Méditerranée. A partir de 1745, il servit sur des navires armés en course et marchandise qui faisaient le voyage des Antilles et poursuivaient les bateaux anglais, car on était en guerre avec l'Angleterre, rivale essentielle de la France, dans un duel centenaire pour les colonies d'Amérique et les profits de leur commerce. Il fut fait prisonnier de guerre. Libéré par échange, il reçut le commandement de navires pour le compte d'armateurs de Saint-Malo et de Nantes, la grande cité du « bois d'ébène » et du sucre, alors dans la pleine époque de sa prospérité. Après le voyage des Iles, ce fut celui de Guinée. Les gains montaient. Mises de fonds possibles, investissements heureux, expérience accrue des hommes et des profits de la mer, sous leurs différents aspects, ces circonstances permirent bientôt à René-Auguste de Chateaubriand de ne plus naviguer et d'armer en course pour son propre compte et celui d'une petite société d'actionnaires et intéressés. Dur à ceux qu'il employait, sans illusion sur les voleries et les fraudes, ne connaissant ni la facilité, ni le succès rapide, le nouvel armateur, tenace dans son entreprise et portant loin l'honneur de son métier, parvint en quelques années, ces années de la guerre de Sept ans qui favorisaient la course, à gagner environ cinq cent mille livres. Il s'était marié en 1753 à une jeune fille de bonne maison, Apolline de Bedée, ni très jeune (vingt-sept anS), ni jolie, ni riche, et de caractère mal assorti au sien. Alors, la raison ? Les convenances sans doute, mais, dans cette ancienne France, élevées à la vertu. Elles recommandaient le mariage pour l'honneur et la survie de la race, mais à la condition essentielle que ce fût dans le même monde. Huit ans après, alors qu'il lui était né cinq enfants, dont les deux premiers n'avaient vécu qu'au berceau, René-Auguste acheta la terre de Combourg pour 370 000 livres. On nous parle à présent à tout propos et exclusivement de capitalisme et de profits, comme s'ils expliquaient les âmes. La conquête que son argent, durement acquis, livrait enfin à l'ancien terre-neuvas, c'était le rétablissement dans l'honneur de son lignage, menacé par plusieurs générations de pauvreté et de misère.



Combourg ? Un fief avec dignité de comté, la forteresse dans le territoire domanial, la juridiction seigneuriale sur dix-huit paroisses et des droits dans une vingtaine d'autres (vingt-trois exactemenT) : droits de cens, de marché, de trépas (passagE), de poids et mesures, toute l'ancienne puissance féodale ainsi rachetée par le travail et le commerce de mer, et l'habilitation à siéger désormais aux États de Bretagne, en un mot, la revanche d'un vieux nom. C'était si bien cela, l'essentiel de ce que Monsieur de Chateaubriand recherchait, qu'il n'avait même pas visité le domaine dont il devenait seigneur. La terre elle-même était misérable, pauvre et mal tenue. Les fermiers et tenanciers menaient une existence sauvage, sales, besogneux, écrasés par les impôts royaux ou seigneuriaux, routiniers et avares, inhabiles au travail, accessibles à tous les maux et à toutes les tares du corps, ignares et pourtant laborieux et chrétiens. L'ensemble exigeait du nouveau suzerain une vigilante administration, pointilleuse et fatalement tracas-sière. Le xvme siècle avait répandu des idées fécondes et belles pour une meilleure exploitation de la nature, le remembrement des parcelles, les nouvelles méthodes d'assolement, de nouvelles espèces de production. Mais la physiocratie, bienfaisante à certaines régions, dans d'autres enlevant ses dernières parcelles des biens communaux au peuple rural et rejetant celui-ci vers le prolétariat, le livrant plus que jamais à la merci des riches, n'était point d'application possible en ces cantons de Bretagne : il y avait trop à faire à partir de leur misère. Que Monsieur de Chateaubriand se montrât exigeant dans l'exécution de ce qui lui était dû, une telle remise en ordre d'un domaine négligé par les anciens propriétaires, les Coëtquen, nobles de cour, c'était peut-être l'ouverture nécessaire à un progrès dont tous bénéficieraient, à la longue. Administrer et reconnaître ses droits, c'était presque fatalement, dans l'enchevêtrement des anciennes juridictions féodales, rencontrer des procès, cependant que la profession rédemptrice n'était point abandonnée et que l'armement continuait, consacré au commerce. La vie familiale serait désormais partagée entre Saint-Malo et Com-bourg. Dans ces conditions, l'éducation des enfants revenait à la mère, et le père ne demandait d'eux à lui qu'obéissance et respect. Père lointain et sans tendresse, il rayonnait de prestige. Dix enfants, dont six grandirent : Jean-Baptiste, né en 1759 et qui, bien placé dans la robe, bien marié avec la petite-fille de Malesherbes, devait mourir en 1794 sur l'écha-faud ; Marie-Anne, Madame de Marigny, qui s'éteignit centenaire en 1860 ; Bénigne, en premier mariage Madame de Québriac, en second Madame de Chatcaubourg ; Julie, Madame de Farcy, et Lucilc, Madame de Caud, rapprochées d'âge entre elles et plus étroitement mêlées au destin du plus jeune frère, né le 4 septembre 1768, au-delà de deux enfants morts au cours de leurs premières années. Ce plus jeune frère, Chateaubriand.



Tout ce passé de province et de famille est nécessaire à connaître et à comprendre pour le ressaisir lui-même.



Reçues dans sa personne physique, les dispositions de santé favorables qui lui ont permis de vivre très vieux et qui attestent la qualité biologique de l'ascendance. Il était né pourtant de parents âgés déjà - plus de cinquante et plus de quarante. Chctif d'apparence, il eut une première enfance délicate. Sa nourrice de Plancoët le voua au bleu et blanc, couleurs de la Vierge, jusqu'à l'âge de sept ans. Les deux grand-mères de Chateaubriand ont largement dépassé les quatre-vingts ans, une de ses sours est morte centenaire. S'il a, très tôt, parlé de son vieillissement, si des rhumatismes l'ont gêné, dont témoignent les nombreuses lettres dictées des dernières années, le fond s'est avéré singulièrement robuste. Telle était « l'usure » de ces vieilles familles. Les tares n'y manquaient pas sans doute : il y avait des fous, et certains, à n'en pas douter, par ivrognerie. Mais, dans l'ensemble, le milieu demeurait vigoureux où, sans hygiène et sans connaissance sérieuse des conditions de santé, chaque individu croissait et se défendait luimême, le secret des réussites tenant à la régularité des mours, à la sobriété, à l'énergie du travail quotidien. D'où la variété des destins et, dans une société qu'on croirait homogène, des modes de vie fort différents, d'une maison à l'autre. A cause des affaires de l'armateur, qui se poursuivirent avec des chances inégales, jusqu'en 1777, les parents de Chateaubriand conservèrent leur domicile à Saint-Malo. Ils ne gagnaient Combourg qu'à la fin de l'été.



La mère de Madame de Chateaubriand, Madame de Bedée, habitait à Plancoët, rue du Hameau de l'Abbaye, dans une demeure ancienne, d'un seul étage et dont l'extrême simplicité surprend le voyageur qui la visite aujourd'hui. Si j'ai vu le bonheur, a écrit Chateaubriand, c'était certainement dans cette maison 5. L'aïeule y menait petit train, mais avec la sécurité de l'aisance : domesticité suffisante, vaste jardin et pièces assez nombreuses pour trouver, selon les heures de la journée, la place la plus agréable aux différentes occupations. Dans la dignité de son veuvage, la vieille dame régnait sur un groupe de vieilles filles, à la fois résignées et actives : sa sour cadette, Mademoiselle de Boisteilleul, qui dirigeait la maison, ses trois voisines, Mesdemoiselles Vildéneux ou de Villedeneu : Filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s'étaient jamais quittées, n'étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand'mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c'était le seul événement de leur vie, le seul moment où l'égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée, avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle, à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s'était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, et Mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand'mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'à une heure du matin.



Cette société, que j'ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand'mère forcée de renoncer à sa quadrille, faute des partners accoutumés ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa sour s'étaient promis de s'entre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole et Madame de Bedée ne survécut que peu de mois à Mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir éternellement sur son cour 6 ?

A une lieue de Plancoët, le fils de Madame de Bedée, ancien officier de la guerre de Sept ans, vivait au château de Mon-choix, et l'expression des Mémoires d'Outre-Tombe, dans une position élevée et riante, s'applique à la fois au site du logis et à l'humeur des habitants : Passer de Combourg à Monchoix, c'était passer du désert dans le monde, du donjon d'un baron du Moyen Age à la villa d'un prince romain 7. Mais Monsieur de Bedée, qui aimait à recevoir, mangeait gaiement son fonds et son revenu, tandis que son beau-frère Chateaubriand avait consolidé et augmenté les siens. Ces contrastes d'un groupe social restreint pouvaient donner des leçons d'indépendance et de tolérance à un enfant observateur et rêveur. D'autre part, sa position de cadet excusait déjà ses fantaisies.

A ses premières incartades à l'école des demoiselles Coup-part, son père admettait qu'il ne démentait pas son destin et que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvre, des ivrognes et des querelleurs. Il pouvait polissonner sur la jetée du Sillon avec les pires galopins de la ville. Mais l'entraîneur de la bande, son petit voisin Gesril de Papeu, celui-là même qui devait finir en héros dans l'affaire de Quiberon, se préoccupait du point d'honneur et refusait le passage d'un pont à deux petits mousses qu'il traitait de gueux et de canards. L'orgueil nobiliaire reparaissait là où il n'avait rien à faire. Enfin, la Villeneuve, fidèle servante qui fut l'éduca-trice première de Chateaubriand, se vantait que son petit seigneur ne serait pas fier, qu'il aurait bon cour et ne rebuterait pas les pauvres gens. Dans tout ce désordre, un caractère se formait. Il était entendu qu'à un cadet qui ne se sentirait pas vocation de marin, la carrière d'Église serait la plus convenable. Madame de Chateaubriand pensait à elle pour « Franchin ». D'où les études au collège de Dol, afin d'acquérir l'éducation classique, mais ici on rencontre le problème de l'imprégnation religieuse.



La Bretagne était fervente des solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se réjouir. Chateaubriand cite un texte du père Maunoir qui contribua mieux que personne à donner un sens chrétien aux manifestations d'une foi, généreuse en sa nature, mais qui, jusqu'à lui, avait retenu beaucoup de paganisme. Ce texte est optimiste : « Le soleil n'a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi, que la Bretagne. » En tout cas, la religion catholique se trouva mêlée aux premières impressions de l'enfant : ses premières démarches, ses premières joies, ses premières récompenses. Voué à la Vierge, je connaissais et aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien 8. A Plancoët, la prière du soir récitée par Mademoiselle de Boisteilleul et à laquelle participaient maîtres et serviteurs, la cérémonie du relèvement de son vou à l'abbaye rustique de la même bourgade, les stations dans les couvents de Saint-Malo où l'oreille du jeune pèlerin était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles 9 comme devait l'être celle du vieux voyageur du chant de la femme slave, dans la belle église de Malà Strana à Prague 10, la solennité des saluts à la cathédrale où la multitude répétait en chour le « Tantum ergo », le cantique de matelot, première chose qu'il ait sue par cour'et dont les méchantes rimes lui restèrent à la mémoire pour lui procurer toujours autant de plaisir que des vers d'Homère, on prolongerait à l'infini la liste de ces impressions qui lui faisaient éprouver un sentiment extraordinaire de religion, et peut-être faudrait-il insister sur l'adhésion de tous ceux qu'il observait dans le respect de la foi et sa fidélité : malouins et paysans de Combourg, riches et pauvres, hommes et femmes, grands et petits, c'était quelque chose de consubstantiel à cette société même et qui lui prêtait enfin une unité.

Dieu et le roi? Il faut ici s'entendre. La Bretagne était française depuis 1532. De temps immémorial, même sous les ducs les plus indépendants, ceux de la maison de Montfort, une secundogéniture capétienne, le duché relevait par mouvance du royaume. L'union était la solution nécessaire et convenable aux intérêts des deux partenaires. Si le mariage conclu entre la dernière duchesse Anne et le roi des Romains, Maximilien, prince des plus prestigieux de son temps, avait été consommé et si la jeune femme n'avait pas épousé successivement deux rois de France, l'union aurait pu subir quelque retard, mais elle se serait faite. La monarchie française était déjà trop forte pour ne pas se rattacher plus étroitement une province pénétrée de sa civilisation, de sa langue et de sa culture dans les grandes villes, et dont l'activité économique était mêlée à la sienne. Mais la Bretagne était trop forte, elle aussi, pour, en acceptant l'union, ne pas maintenir ses privilèges de petit État vassal. Le roi y demeura, dans la coutume, le roi-duc. Même par ses officiers, il appliquait les lois bretonnes, en leur superposant les lois françaises. Non pas une conquête, un contrat synallagmatique.



Les États de Bretagne votaient l'impôt avec, au cours du XVIIe siècle, de plus en plus de complaisance aux ordres du roi, les apparences sauvées, puisqu'ils étaient présentés comme des voux. Au temps de la régence, le complot des gentilshommes bretons fut cruellement puni. On ne pouvait pas ne pas obéir au bout du compte. Mais l'humeur demeurait rebelle. Ce qui paraissait détestable, c'étaient les empiétements du pouvoir central, les prétentions des ministères et des gouverneurs qui voulaient tout niveler, sans tenir compte des anciens usages ou des commodités particulières à la Bretagne. Il en allait d'ailleurs de même dans d'autres pays d'Europe où le droit d'état faisait encore échec à la politique unificatrice du souverain, tels la Bohême, la Hongrie ou le Tyrol dans le grand ensemble de la maison d'Autriche. La fidélité en politique des Bretons ne parvenait au roi de France qu'à travers l'étape de la fidélité à la province, et il faut s'en souvenir pour apprécier, tout au long de la carrière, la qualité propre au royalisme de Chateaubriand, qui ne fut jamais de consentement à l'absolutisme.

Peut-être convient-il de préciser qu'il ne s'agit en aucune manière ici d'un attachement quelconque à l'autonomie de sa province, dont les intérêts n'ont plus jamais préoccupé Chateaubriand au cours de sa vie et dont le patriotisme français s'est toujours nourri de considérations étendues à la France comme à une réalité. C'est, bien plus puissamment, une disposition profonde à l'indépendance, l'attitude mentale et morale d'un homme qui sait obéir et servir, mais ne peut se plier. Cette hauteur était le défaut de ma famille; elle était odieuse dans mon père ; mon frère la poussait jusqu'au ridicule ; elle a passé un peu à son fils aine. Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m'en être complètement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cachée ". Il resta gentilhomme breton « in seternum ».

Mais revenons aux années d'adolescence : le collège de Dol et les premières études, à l'âge de 12 ans, le jeudi saint 12 avril 1781, la première communion reçue avec une singulière lucidité du sacrement de pénitence qui la précéda et une émotion profonde, ensuite le collège de Rennes et toujours les vacances à Combourg. Dans ces maisons tenues par des prêtres-, l'éducation était sévère et l'instruction s'attachait aux humanités et aux mathématiques : c'était, jusque dans cette province rurale, l'esprit de la Renaissance qui se perpétuait. Le chevalier révéla une mémoire extraordinaire, ce don essentiel, une facilité et aussi un goût d'apprendre qui lui assurèrent des résultats solides en latin et en mathématiques. Il eut, parmi ses camarades, deux futurs grands indociles : le général Moreau et Limoëlan, l'auteur de la machine infernale qui faillit tuer le Premier Consul, rue Saint-Nicaise.



La vocation religieuse ne se découvrant décidément pas et la ferveur s'étant même émoussée à Rennes, il passa à Brest afin d'y subir un examen de marine, auquel il renonça. Il prétendit reprendre le projet d'Église et, pour cela, fut terminer ses humanités au collège de Dinan, mais il savait plus de latin que ses maîtres. Indécis sur son propre goût, il cherchait à gagner du temps. Ainsi revint-il échouer à Combourg, où la famille, trois filles mariées, s'était établie définitivement.

C'est alors, durant deux années, de 1783 à 1785, dans l'apparente inaction, l'étonnante initiation à la vie du rêve et de la poésie. Le rythme de l'existence familiale se poursuit entre le père vieilli, redoutable et amer, mais combien vigoureux encore, la mère dont la résignation et les gémissements dissimulent l'énergie intacte qu'elle révéla pendant la Révolution, et la dernière sour, la chère Lucile, ardente et romanesque.

Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Suivent ici la description des soirées et le portrait du vieux comte, comme une manière de fantôme :

A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait.

Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête demi-chauve était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon pire s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa roule et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui .



Sur la terrasse ou dans la grande salle, les soirées n'étaient pas aussi silencieuses que ce mémorable tableau pourrait le faire croire. Le vieux comte évoquait beaucoup de souvenirs de son passé, de sa vie courageuse et aventureuse. Dans les bavardages féminins couraient beaucoup de légendes sur l'histoire de la province et celle du château. Mais il n'y avait pas seulement les légendes : des visiteurs mystérieux passaient dans le château, moins peut-être avec une intention de vol qu'un dessein de vengeance. Il s'y ajoutait, déchirant le silence de la nuit, le bruit du vent dans les arbres :

Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait échapper des plaintes; tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l'entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit13.

Ces années de Combourg, Chateaubriand les a dépeintes dans les Mémoires d'Outre-Tombe et nommées deux années de délire. Ces pages sont parmi les plus magnifiques de son ouvre, des plus belles de la littérature française. On verra plus loin le caractère des Mémoires, auxquels il a travaillé toute sa vie et qui présentent le poème de son existence, mais non pas une autobiographie. Ces souvenirs de Combourg ont été écrits, pour l'essentiel, pendant l'été de 1817, au château de Montboissier, par une sorte d'inspiration qu'éveillait une passion ardente pour Madame Récamier. A leur origine, on retrouve un choc de la mémoire pure, analogue à celui du goût de la madeleine, dans le célèbre épisode de Marcel Proust.

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne; un vent froid soufflait par intervalles...

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où J entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, J étais triste de même qu'aujourd'hui ; mais celte première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Mont-boissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y louche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître14.

On peut admettre que c'est ici l'évocation d'une ancienne réalité par un poète en pleine force de ses dons, par un écrivain-maître, à l'ouvre déjà consacrée par ses plus grands ouvrages. Sans doute, mais nulle raison à cela de ne pas tenir le témoignage pour sincère. Le passage de l'enfant à l'homme se fait dans une crise ardente des sens et de l'imagination. La présence de Lucile qui, rejetée de son lit par l'insomnie, s'assied sur une marche de la tour et, quand la pendule sonne minuit, entend des bruits qui lui révèlent des trépas lointains, solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur, est là pour entretenir le trouble d'âme de son frère. Dans leurs promenades dans le grand Mail, elle lui révèle sa vocation : Tu devrais peindre tout cela.



Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on courut à l'une des fenêtres de la grand'salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.

Dès ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue, devait être la félicité suprême. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au-dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du cour humain offre un autre exemple de cette nature 1B.

C'est enfin la création de ce fantôme d'amour, la Sylphide dont l'incantation le poursuivra toute sa vie.

Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangère qui m'avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais dérobé des grâces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendues dans les églises.

Cette charmeresse me suivait partout; invisible; je m'entretenais avec elle, comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j'enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j'en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'ouvre, j'éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; "ta femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idolâtrais séparément les charmes que j'avais adorés réunis.



Il faut remonter haut pour trouver l'origine de mon supplice : il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse, où je me créai un fantôme de femme pour l'adorer. Je m'épousai avec cette créature imaginaire, puis vinrent les amours réels, qui n'atteignirent jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J'ai su ce que c'était que de vivre pour une seule idée et avec une seule idée, de s'isoler dans un sentiment, de perdre de vue l'univers et de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans un regard".

Bien qu'on ait d'autres motifs de le croire que sa parole, comment s'étonner que cette exaltation, dont il décrit les phases avec une bouleversante précision, l'ait conduit à une tentative de suicide qu'il a appelée tentation ? Mais ce n'était qu'une crise et qui devait passer : il était trop sain pour s'abandonner tout entier à ces phantasmes. De les avoir connus suffisait. Une opportune maladie le calma. On comprend que la famille d'autre part ait voulu mettre terme à sa dangereuse oisiveté. Sommé de choisir entre bénéfice d'Église, commerce ou armée, il accepta, au printemps de 1786, le brevet de lieutenant au régiment de Navarre, que lui avait déniché son frère. Ce régiment tenait garnison à Cambrai. Afin de le rejoindre, il fallut, pour la première fois, s'éloigner de la province, traverser Paris où Julie de Farcy, venue de Fougères, s'était fait une place dans la société mondaine. C'était la rupture avec le passé, avec la Bretagne. Chateaubriand y reparut plusieurs fois, mais on peut dire qu'il n'y revint jamais. Pourtant, de par sa volonté tenace, c'est là qu'il repose, dans la baie de Saint-Malo,,sur l'îlot du Grand Bé.

Chateaubriand s'est posé une question sur la valeur de l'éducation qu'il avait reçue et il a répondu : Aucun système n'est en soi préférable à un autre système... Telle chose que vous croyez mauvaise, met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu'il fait : c'est la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde 18. Dans son cas, la Providence avait pris le chemin et le moyen de la Bretagne. Il a raison de dire encore que ces flots, ces vents, cette solitude convenaient peut-être mieux à ses dispositions natives. Mais il est ingrat de nommer seulement des forces naturelles. De la société où il avait grandi, des traits indélébiles l'ont marqué. Elle lui a enseigné l'indépendance, par son humeur de liberté et la variété de ses mours. Il a trouvé en elle des puissances de tradition qui l'ont placé pour toujours du côté de l'ancienne France, à la fois par honneur de gentilhomme et par douceur de cour. Aucun attendrissement de nourrice, ainsi que le déclarait le pair de France opposant dans le célèbre discours de l'Inutile Cassandre le 7 août 1830, mais une chaude fidélité. Il y a puisé cet attachement mystique à la religion, cette dévotion qui lui est demeurée consubstantielle, au-delà des remous de sa foi, parce que, envers le mystère, cet orgueilleux demeurait humble et que, envers l'Église, il avait les sentiments d'un fils. Il y a gagné, dans un esprit paternaliste et féodal, une bienveillance égale pour les gens de toute condition, grâce à laquelle, sans morgue et très bon garçon, il a pu offrir la même capacité de sympathie ou d'amitié aux êtres des milieux et des pays les plus divers. Il a pris là le goût de l'aventure qui, dans l'ordre de l'esprit, lui a permis de surmonter les préjugés et les routines, d'être un novateur et de regarder l'avenir politique et social sans crainte et sans illusions, comme, dans l'ordre de l'action, d'être l'audacieux découvreur partant pour l'Amérique ou la Terre sainte, ce qui, de son temps, ne ressemblait pas à des voyages de touriste.

Il y a contracté une certaine habitude de l'inconfort matériel, par quoi il s'est accommodé, après la gloire et le luxe, du retour à la gêne et à la médiocrité quotidienne et, si l'on ne veut pas aller aussi loin dans sa vie, qui lui a donné bientôt le courage de supporter les épreuves du soldat et la misère de l'émigré. Pourquoi nier qu'il doive à la formation des collèges cette culture de base et cet humanisme fondamental sur lesquels son génie a dressé l'ouvre littéraire ? Les expériences de la solitude ont leur part dans cet indiscutable orgueil qui fut à la fois son péché et sa force. Enfin la mer de Saint-Malo et les forêts de Combourg lui ont insufflé les premières cette Puissance de poésie qui en fit l'Enchanteur par excellence et le fondateur du romantisme.



Certes, la Bretagne, terre et hommes, n'a qu'une part dans la formation de son génie et dans son ouvre, comme elle ne représente que la phase inaugurale de sa longue et féconde existence. Mais sans cette province que, jusqu'à la fin, il a nommée tendrement sa pauvre patrie, il est indéchiffrable.



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François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
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