François-René de Chateaubriand |
Notre siècle, qui le connaît mal, professe néanmoins que le véritable Chateaubriand est celui des Mémoires d'Outre-Tombe ; les plus modernes de ses lecteurs déclarent leur préférence pour la Vie de Rancé. Deux ouvres très belles et que pourtant l'on trouva décevantes à leur publication. Les ouvrages qui consacrèrent la réputation littéraire de Chateaubriand furent, après le Génie du Christianisme, René, nouvelle charmante et mystérieuse, les Martyrs, dont l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, récit d'un voyage difficile, paraissait le complément. Avec eux, Chateaubriand devint célèbre pour toujours. D'une célébrité particulière, un peu abstraite, et qui mériterait à elle seule une histoire. Chateaubriand, tenu pour un maître sur la foi de régents de collège qu'il n'aurait pas aimés, devenait un auteur classique au sens scolaire du mot, mais dans les seuls établissements qui formaient l'élite sociale. Pour témoigner d'une éducation bienséante, on devait connaître le titre des ouvrages, à la rigueur savoir quelques pages que la mémoire retenait avec effort, car c'étaient généralement des descriptions de paysages, tels que les yeux ne les voyaient plus tout à fait de cette manière. Ce n'étaient pas des ouvrages faciles, et parfois leur sort fut de figurer, sous de belles reliures, en des bibliothèques respectables, souvent fermées à clé. Une aimable érudite, appliquant les méthodes actuelles de la statistique, a examiné les inventaires après décès de cinquante Parisiens possédant des bibliothèques entre 1815 et 1840. Elle a compté que 14 % d'entre eux, soit une bibliothèque sur sept, détenaient les ouvres de Chateaubriand. Des artisans et des boutiquiers ne les avaient qu'exceptionnellement. La plupart des lecteurs étaient des notables, mais d'après ce qu'on peut conjecturer de leurs opinions par d'autres sources, « indifféremment chrétiens ou francs-maçons - ce qui à cette date pouvait se concilier -conservateurs ou libéraux, légitimistes ou orléanistes2 ». Toutes les opinions se trouvaient donc représentées, mais il n'y avait pas de quoi dire, comme le Constitutionnel en 1838, que « les écrits de M. de Chateaubriand n'intéressent pas seulement les amis des lettres, mais encore les citoyens de toutes les classes ». Cela, sûrement non. Il faut revenir à ces maîtresses ouvres, aristocratiques par essence, hautaines et délicates et, dans les limites de cette petite étude, point d'autre moyen de les faire connaître que d'en détacher quelques extraits. Ce sont des ouvres d'un poète en prose et qui se justifie de l'être dans la préface des Martyrs. Un poète avec la puissance créatrice de l'invention, la richesse des images, le sens plastique des formes et des attitudes, la variété des registres étendus de la grâce au sublime. Aujourd'hui le lecteur doit fournir un effort pour surmonter un certain dépaysement. Mais bientôt, la beauté resurgit et apporte encore le divin enchantement. Les critiques et les savants éditeurs qui ont présenté les dernières publications de ces textes ont établi les sources auxquelles Chateaubriand s'est reporté. Elles paraissent innombrables : Chateaubriand avait beaucoup lu. La puissance intellectuelle, la maîtrise des langues anciennes qui lui permettaient de rassembler et de dominer une aussi vaste documentation forcent l'étonnement. Il avait pour but l'ouvre d'art parfaite. Son poème en prose devait enchanter le goût par son caractère harmonieux, mais satisfaire l'intelligence par son accent de vérité. Il est romantique par son lyrisme, par l'originalité du sujet et de la forme qui, le séparant du style précédent, font vraiment de lui l'inventeur d'un nouveau mode littéraire. Malgré son immense facilité, il s'interdisait les négligences. Chaque ligne de l'ouvre atteste une vigilance scrupuleuse. De ses hardiesses, aucune qui ne soit d'intention délibérée. Il est classique par cette exigence même, par les liens qu'il veut maintenir avec les grands genres, par le respect de la vraisemblance - fût celle-ci relative -, par le soin de justifier les licences qu'il s'accorde. Deux courants d'inspiration se déroulent dans les ouvres de la grande période littéraire : le christianisme et les impressions de voyages. René, qui parut en 1805 comme un petit ouvrage autonome, avait été publié dans les premières éditions du Génie, mais, comme Atala, c'était aussi un fragment détaché de l'épopée des Natchez, que Chateaubriand avait composée à Londres 2. La nature primitive et les hommes qui l'habitent, sans connaître encore les corruptions du monde civilisé, offrent leur refuge à l'Européen qui n'a plus assez de foi religieuse pour dominer son dégoût de la vie. René est le type du désenchanté, de l'homme d'une époque de crise, quand une ancienne civilisation chavire et qu'une nouvelle n'est pas encore née. De cette mélancolie.que beaucoup croient encore le seul secret de l'âme et de l'ouvre de Chateaubriand, un chapitre du Génie du Christianisme avait prétendu donner la clé, chapitre étrange, absolument dépourvu de justesse et de vérité dans ses arguments, riche de pénétration dans l'analyse d'une sensibilité : Du vague des passions. ...Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments, rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cour plein, un monde vide ; et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout. L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable f le cour se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du champ de Mars, les affaires du forum et de la place publique remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du cour. Quoi donc? Le christianisme accusé d'affaiblir la virilité du courage humain, le cloître refuge de l'ennui et non foyer de prière, le chrétien désabusé n'ayant pius qu'à émigrer auprès des sauvages, voilà de curieuses affirmations dans un ouvrage d'apologétique, qui prétendait ramener les Français de 1802 à la vertu de leur ancienne religion! N'importe, le petit livre est charmant. On n'imagine pas qu'il ait pu exister, s'il n'y avait eu Rousseau avant lui. Il fait penser au Werther de Gothe. Mais Werther est bien plus émouvant, qui se termine plus mal aussi, mais dont les héros sont plus convaincants, plus proches de l'expérience quotidienne. Le thème de René demeure au moins déconcertant. Un jeune Français du xvnie siècle fait aux Indiens Natchez, qui l'ont accueilli parmi eux, le récit de sa jeunesse oisive, désabusée et de l'étrange amour qu'il a inspiré malgré lui à sa sour Amélie et dont celle-ci se punit en prenant le voile. Y a-t-il de demi-aveux, une révélation singulièrement grave sur la vie de l'auteur ? Comme René a des traits de Chateaubriand, Amélie fait pensera Lucile,la compagne et l'inspiratrice de Combourg, et dont les Mémoires d'Outre-Tombe présenteront plus tard la troublante image. Mais il n'y a aucune raison d'oublier que Chateaubriand est ici homme de lettres et non pas mémorialiste : le motif de l'inceste était fréquent dans la littérature d'alors et souvent exploité par le roman noir. Au reste, Amélie n'est pas vraiment incestueuse, elle a dissimulé son secret et ne le livre que dans une prière, au moment de sa prise d'habit. Chactas, le Chactas d'Atala devenu un vieux sachem aveugle, et le Père Soreil, continuateur de l'apostolat du Père Aubry, prêtent alors à cette sombre histoire une morale édifiante et chrétienne, dont on regrette que René n'eût pas entendu plus tôt la leçon : Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables, dit le missionnaire, s'il les laisse inutiles, il en est d'abord peiné par une secrète misère et tôt ou tard, le Ciel lui envoie un châtiment effroyable. Il n'y a de bonheur que dans les voies communes, affirme le vieil amant d'Atala, ce qui prouve décidément beaucoup de sagesse bourgeoise chez cet ancien sauvage. Mais le lecteur ne s'attarde pat à l'imprimatur qui vient mettre ici sa garantie. L'essentiel est que ce poème de mélancolie et d'amour soit pour les lettres un petit chef-d'ouvre romantique. Les Martyrs ont une autre puissance. L'entreprise était grande : après le Génie du Christianisme, livre de philosophie et d'analyse, donner, d'inspiration chrétienne, une épopée qui fût en quelque sorte la synthèse de la civilisation occidentale, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Tout ce que le monde antique avait apporté et dont le secret ne fut jamais complètement perdu : la Grèce et Rome, la pensée humaine maîtresse de la connaissance et de la poésie, le génie organisateur du monde méditerranéen, et d'autre part, le christianisme qui s'épanouit à travers le sacrifice et le sang des martyrs, semence de nouveaux apôtres. Une épopée chrétienne, mais où fût affirmé le respect de la civilisation antique et de la poésie païenne, et qui s'inscrivît dans la ligne des grandes ouvres immortelles, l'Enfer de Dante, le Paradis perdu de Milton, là était l'ambition des Martyrs. Chateaubriand avait déjà préparé une esquisse, les Martyrs de Dioclétien, lorsqu'il prit la résolution, pour assurer une plénitude à son ouvre, de visiter les lieux où se déroulerait le poème 4. Il connaissait Rome déjà, il lui fallait avoir vu la Grèce et les Lieux Saints. De 1806 à 1807, il accomplit le voyage de Paris à Jérusalem. C'était, non pas entreprise d'érudit, encore qu'il se plût, au long de sa route, à entendre parler des fouilles, à visiter les bibliothèques des couvents, mais la démarche nécessaire à un grand artiste et à un peintre qui avait besoin d'enrichir son inspiration d'émotions directes. Il fallait connaître le ciel, la lumière, les arbres et la couleur de la terre des pays dont on parlerait, le décor où devaient se mouvoir ses héros. Car les personnages des Martyrs sont étonnamment mobiles, comme ceux d'un roman d'aventures. Ils parcourent le monde connu de leur temps. Combien Chateaubriand a dû regretter de ne pouvoir y placer l'Amérique! Eudore, fils de Lasthénès, jeune officier grec des armées romaines, est chrétien. Il rencontre Cymodocée, fille d'un vieux prêtre d'Homère. Il a l'occasion de faire devant elle le récit de sa vie déjà pleine d'actions : il a vécu à Rome, à la cour de l'empereur, il a servi en Batavie contre les Francs, qui l'ont fait prisonnier et relâché, puis il est allé dans l'île des Bretons, de là, en Gaule où il reçut le commandement de l'Armorique. C'est alors qu'il connut et aima la druidesse Velléda qui se donna la mort à cause de lui. Le ciel ayant permis l'amour réciproque d'Eudore et de Cymodocée et inspiré à celle-ci le désir du baptême, les deux fiancés se séparent, Eudore pour regagner Rome, et Cymodocée pour rejoindre à Jérusalem la pieuse Hélène, femme de Constance qui doit achever de l'édifier et de l'instruire. Mais Dioclétien a décidé la persécution des chrétiens, et c'est à Rome que les deux époux se retrouvent et qu'ils subissent le martyre. L'ouvre, publiée en 1809, avait une vertu qui ne saurait ni vieillir, ni périr : la beauté du style. Ce n'était plus la prose du XVIIe siècle, ni la langue de Voltaire, mais c'étaient, à un degré que n'avaient pas atteint les meilleures pages à'Atala et du Génie, une force de l'image, une intensité de l'émotion à travers des cadences harmonieuses, une maîtrise et un équilibre sans égal. Jamais on n'avait écrit de cette manière, a dit André Beaunicr. C'était la merveille accomplie de la prose poétique. Cette nouveauté et aussi cette perfection, que les critiques les plus hostiles ne pouvaient méconnaître, touchèrent le cour de la jeunesse. Le livre fut aimé. Certains procédés de l'épopée, les scènes célestes, les descriptions du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer ont pu, avec les années et le changement des destins littéraires, perdre leur attrait, voire assez vite paraître surannés. Il resta, transmissible durablement d'une génération à l'autre, l'incantation du récit même, la beauté de certains épisodes et un étonnant climat moral où se juxtaposent l'ardeur des passions les plus vives et l'intacte pureté des cours. Le monde des Martyrs est réel et sublime tout ensemble. Toute médiocrité en est bannie : c'est l'atmosphère des cimes. Enfin aucun livre de Chateaubriand, pas même les Mémoires qui sont pourtant bien plus humains et bien plus riches, ne présente aussi parfaite harmonie du sujet et de la forme. Dans le long récit qu'Eudore entreprend de ses voyages, on trouve deux épisodes demeurés célèbres. Le premier est la bataille des Romains et des Gaulois contre les Francs, qui attaquent le limes de l'Empire. Augustin Thierry a contribué à en faire la fortune, en racontant qu'il y avait puisé sa vocation d'historien. Le soleil du matin, s'échappant des replis d'un nuage d'or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l'Océan et les armées. La terre parait embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l'air antique de Jules César partant pour les Gaules. La rage s'empare de tous les cours, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l'êpée. Les chevaux se cabrent, creusent l'arène, secouent leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le chant de Probus : Quand nous aurons vaincu mille guerriers francs, combien ne vaincrons-nous pas de millions de Perses ! Les Grecs répètent en chour le Poean, et les Gaulois l'hymne des Druides. Les Francs répondent à ces cantiques de mort : ils serrent leurs boucliers contre leur bouche, et font entendre un mugissement semblable au bruit de la mer que le vent brise contre un rocher ; puis tout à coup, poussant un cri aigu, ils entonnent le bardit à la louange de leurs héros : Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l'épée. Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l'Océan n'était qu'une plaie : les vierges ont pleuré longtemps ! Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l'épée. Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours en ont gémi ; nos pères les rassasiaient de carnage ! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cour de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s'écoulent, nous sourirons quand il faudra mourir ! Ainsi chantaient quarante mille barbares. Leurs cavaliers haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence, et à chaque refrain ils frappaient du fer d'un javelot leur poitrine couverte de fer. Le second épisode, qui occupe la fin du livre IX et le livre X, est celui de Velléda. Il forme un petit roman, â l'intérieur des Martyrs, comme Atala et René à l'intérieur du Génie du Christianisme. Chateaubriand a toujours aimé ce procédé littéraire, largement utilisé dans les Mémoires. Il introduit ainsi de la variété dans une ouvre, ménage une sorte de pause, ouvre des perspectives sur d'autres aspects du monde et des choses. Velléda ! On a voulu découvrir quelle femme réelle avait inspiré à Chateaubriand la figure de la prêtresse gauloise, passionnément attachée à son culte et qui se punit elle-même d'un coupable amour. Sa belle chevelure ou une chevelure semblable ornait la tête de Madame de Custine. Mais Velléda n'est pas seulement une femme : en face de la civilisation grecque, incarnée dans la fille d'Homère, de Rome et de ses provinces représentée par Eudore, Augustin, Jérôme et tant d'autres figures, elle est l'image de la Bretagne. Elle en retient le mystère enchanté, dont ceux qui l'ont connu ne peuvent plus se délier. Fière, sauvage et pauvre, mais ardente et fidèle, elle est la plus énigmatique des femmes évoquées ou créées par Chateaubriand. A peine réelle, fée en qui reparait la sylphide, sorcière qui a le pouvoir d'exciter les tempêtes, de les conjurer, de prendre la forme des différents animaux, fille de peuples qui avaient conservé leurs mours primitives et portaient avec impatience le joug romain, qui se distinguaient par une opiniâtreté des sentiments que rien ne peut changer ni vaincre, lorsque, dans la lande, elle rassemble les Gaulois pour un soulèvement, elle fait penser aux amazones de la chouannerie et elle devient le symbole des résistances bretonnes. Sa taille était haute; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle était couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds, qui flottaient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissait et s'élevait comme l'écume des flots. Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d'abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étaient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d'une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande, nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n'en avait été défriché, et l'on y avait semé des pierres, pour qu'il restât inaccessible à la faux et à la charrue. A l'extrémité de celte arène s'élevait une de ces roches isolées que les Gaulois appellent dolmen, et qui marquent le tombeau de quelque guerrier... ...La nuit était descendue. La jeune fille s'arrêta non loin de la pierre, frappa trois fois des mains, en prononçant à haute voix ce mol mystérieux : Au gui l'an neuf ! A l'instant je vis briller dans la profondeur du bois mille lumières ; chaque chêne enfanta pour ainsi dire un Gaulois ; les barbares sortirent en foule de leur retraite : les uns étaient complètement armés ; les autres portaient une branche de chêne dans la main droite et un flambeau dans la main gauche. A la faveur de mon déguisement, je me mêle à leur troupe : au premier désordre de l'assemblée succèdent bientôt l'ordre et le recueillement, et l'on commence une procession solennelle e. Vclléda dépeint aux guerriers assemblés la honte et l'horreur de leur asservissement à Rome et leur suggère de se soulever, à l'heure où les Francs s'approchent de leurs rivages : Ce que je vous propose n'est point impossible. Les tribus des Francs qui s'étaient établies en Espagne retournent maintenant dans leur pays,' leur flotte est à la vue de vos côtes ; ils n'attendent qu'un signal pour vous secourir. Mais si le ciel ne couronne pas vos efforts, si la fortune des césars doit l'emporter encore, eh bien, nous irons chercher avec les Francs un coin du monde où l'esclavage soit inconnu ! Que les peuples étrangers nous accordent ou nous refusent une patrie, terre ne peut nous manquer pour y vivre ou pour y mourir. Je ne puis vous peindre, seigneurs, l'effet de ce discours prononcé à la lueur des flambeaux, sur une bruyère, près d'une tombe, dans le sang des taureaux mal égorgés, qui mêlaient leurs derniers mugissements aux sifflements de la tempête : ainsi l'on représente ces assemblées des esprits de ténèbres que des magiciennes convoquent la nuit dans les lieux sauvages. Les imaginations échauffées ne laissèrent aucune autorité à la raison. On résolut, sans délibérer, de se réunir aux Francs. Mais, pour avoir surpris le secret, Eudore peut prévenir le soulèvement. Il réclame comme otages Velléda et le père de celle-ci, Ségenax. La captive, éprise du vainqueur, déploie pour se faire aimer incantations et sortilèges, mais les amours entre la druidesse et le chrétien - bonheur qui ressemblait au désespoir - sont interrompues par une émeute des Gaulois que Ségenax a appelés à venger l'honneur de sa fille. Ségenax est tué. Velléda accourt et s'immole : Gaulois, suspendez vos coups. C'est moi qui ai causé vos maux, c'est moi qui ai tué mon père. Cessez d'exposer vos jours pour une fille criminelle. Le Romain est innocent. La vierge de Sayne n'a point été outragée : elle s'est livrée elle-même, elle a violé volontairement ses vceux. Puisse ma mort rendre la paix à ma patrie ! Alors, arrachant de son front la couronne de verveine, et prenant à sa ceinture sa faucille d'or, comme si elle allait faire un sacrifice à ses dieux : Je ne souillerai plus, dit-elle, ces ornements d'une vestale ! Aussitôt elle porte à sa gorge l'instrument sacré : le sang jaillit. Comme une moisonneuse qui a fini son ouvrage et qui s'endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s'affaisse sur le char ; la faucille d'or échappe à sa main défaillante et sa tête se penche doucement sur son épaule. Elle veut prononcer encore le nom de celui qu'elle aime, mais sa bouche ne fait entendre qu'un murmure confus : déjà je n'étais plus que dans les songes de la fille des Gaules, et un invincible sommeil avait fermé ses yeux. Tel est le récit que Cymodocée n'a pas entendu, pour s'être retirée en rougissant avant qu'il ne fût commencé. On pourrait dire encore que Velléda est le symbole de la volupté, opposée au pur amour. Elle est tant de choses, car il y a tant de choses dans un livre de Chateaubriand, indissoluble philtre de réel, d'imaginaire et de prophétique ! Face à Velléda, voici la douceur de la Grèce conquise par le christianisme, une innocence sans puérilité dans le chant de Cymodocée prisonnière, et qui vient de revêtir la robe des condamnées chrétiennes, avant de pénétrer dans l'amphithéâtre : Cymodocée ne sait pas qu'elle porte la robe de la mort ! Elle se regarde dans ce triste appareil, qui la rend cent fois plus touchante ; elle se rappelle le jour où elle se couvrit des ornements des Muses pour aller avec son père remercier la famille de Lasthénès. Ma robe nuptiale, disait-elle, n'est pas aussi éclatante, mais elle plaira peut-être davantage à mon époux, parce que c'est une robe chrétienne. Le souvenir de son premier bonheur et du doux pays de la Grèce inspira la fille d'Homère. Elle s'assit devant la fenêtre de la prison, et reposant sur sa main sa tête, embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses : Légers vaisseaux de /'Ausonie, fendez la mer calme et brillante ! Esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents ! Courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamy-sus. Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce, volez au sommet de VIthome, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie ! Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour, si chère aux mortels, les prairies èmaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle ! J'étais, semblable à la tendre génisse sortie du fond d'une grotte, errante sur les montagnes et nourrie au son des instruments champêtres. Aujourd'hui, dans une prison solitaire, sur la couche indigente de Cérès.'... Mais d'où vient qu'en voulant chanter comme la fauvette je soupire comme la flûte consacrée aux morts ? Je suis pourtant revêtue de la robe nuptiale ; mon cour sentira les joies et les inquiétudes maternelles ; je verrai mon fils s'attacher à ma robe, comme l'oiseau timide qui se réfugie sous l'aile de sa mère. Eh ! ne suis-je pas moi-même un jeune oiseau ravi au sein paternel ! Que mon père et mon époux lardent à paraître ! Ah ! s'il m'était permis d'implorer encore les Grâces et les Muses ! Si je pouvais interroger le ciel dans les entrailles de la victime ! Mais j'offense un Dieu que je connais à peine : reposons-nous sur la croix 9. Avant de quitter le livre, il faudrait en relire le finale, le dernier sacrifice, après quoi sur la tombe des jeunes martyrs, Constantin reçoit la couronne d'Auguste et sur cette même tombe proclame la religion chrétienne religion de l'Empire. En 1811 parut un nouvel ouvrage de Chateaubriand : Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce et revenant par l'Egypte, la Barbarie et l'Espagne. Il eut aussitôt un grand succès, lié à celui des Martyrs. Mais le sujet était en lui-même très beau. Les pays de l'empire turc étaient mal connus, presque inaccessibles. Ils formaient, aux portes de l'Europe, un monde mystérieux et farouche. Ils retenaient captifs les lieux où s'étaient formées les grandes civilisations dont vivait la civilisation européenne : Grèce, Judée. On pourrait dire que l'héritage de Rome persistait, accessible et durable, mais comment parvenir aux autres sources ? Chateaubriand était un des rares à l'avoir fait. Qu'avait-il donc vu ? Il présentait l'Itinéraire comme les mémoires d'une année de sa vie, mais il ne se bornait pas au seul récit de son voyage. Celui-ci se trouvait enveloppé dans un ensemble de considérations, d'évocations historiques, d'informations sur les pays parcourus. Il les avait puisées chez différents auteurs : chroniqueurs, historiens, voyageurs qui l'avaient devancé. Il y aurait beaucoup à dire sur cette manière de procéder, et d'abord qu'elle répondait au genre. Madame de Staël l'a pratiquée aussi. Un écrivain-voyageur ne se contentait pas de ses propres impressions, il les orchestrait dans un tableau plus général, afin de composer un livre pour un public cultivé et choisi. Il s'agissait non pas seulement de raconter, mais d'expliquer et de nourrir la réflexion du lecteur. Cette disposition, acceptée par le goût de l'époque, est gênante pour le nôtre et prête un vieillissement à l'Itinéraire. Mais l'ouvrage, d'une harmonie parfaite, d'une langue admirable et qui, selon le mot de Sainte-Beuve, passait pour offrir la perfection de la manière littéraire de Chateaubriand, demeure un maître livre 10. Parti de Trieste sur un vaisseau d'Autriche en direction de Constantinople, Chateaubriand était convenu avec le capitaine qu'il quitterait le bord le long des côtes de Morée, afin de visiter la Grèce. Il rejoindrait le bateau à Athènes ou à Smyrne et, de Constantinople, il prendrait un autre navire pour atteindre à Jaffa la côte de Syrie et passer aux Lieux Saints. Le programme fut rempli, à ceci près que, le bateau manqué à Athènes, Chateaubriand dut se faire conduire à Smyrne, où l'avait attendu son compagnon de voyage, son domestique Julien Potelin. Celui-ci, un peu mieux qu'un simple valet de chambre, n'était pas sans lettres. Dans les Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand, ne pouvant répéter ce qu'avait déjà dit l'Itinéraire, eut l'idée ingénieuse de présenter en regard les notes de voyage prises par Julien et les passages correspondants de son propre livre. L'effet est assez curieux. Depuis, le Journal de Julien a été publié intégralement, par amour du document bien entendu, surtout parce que la critique malveillante prenait plaisir à feindre de trouver le texte de l'homme du peuple sûrement plus sincère et presque de meilleur aloi que celui de l'écrivain l2. Enfin, dans les travaux de la Société Chateaubriand, on a récemment publié le Journal que Chateaubriand rédigea à partir de Constantinople 13. De l'ensemble, il ressort que le voyage fut difficile et que Chateaubriand eut l'énergie d'en surmonter les difficultés. Il déclarait, dans la préface de l'Itinéraire, qu'il allait chercher des images, voilà tout. Mais il disait encore, dès les premières pages, qu'il voulait accomplir le pèlerinage de Jérusalem et qu'il était le dernier Français sorti de son pays pour voyager en Terre-Sainte avec les idées, le but et les sentiments d'un ancien pèlerin. De bonne heure connu, le texte au parfum d'oranger voilé ajouta la confession d'autres mobiles, plus personnels. Mais peut-être en chargeant d'intentions amoureuses et presque sacrilèges l'édifiante entreprise, l'auteur des Mémoires exagérait-il autant que l'avait fait celui de l'Itinéraire. Il est toujours imprudent de se présenter comme le dernier à faire quelque chose. Sait-on jamais ? La facilité de voyager, un siècle plus tard, a permis le pèlerinage des Lieux saints à un plus grand nombre et, selon le cas, pour des fins de spiritualité ou des curiosités de touriste. Si l'Itinéraire a fourni une occasion de plus de critiquer et mettre en doute la sincérité religieuse de Chateaubriand, une page de Georges Collas, apporte, avec une rare élévation de pensée, une opinion qu'on peut croire définitive : « Pas un geste de pénitence, pas un appel à la divine miséricorde, pas un semblant d'amour, pas un mot de reconnaissance pour le Rédempteur. Comment avoir le sens de la Rédemption, quand on n'a pas celui du péché ? Le Christ de Chateaubriand n'est ni l'Enfant-Dieu de la Crèche, ni le Sauveur sanglant du calvaire. C'est le Christ social, « l'obscur fils de Marie » qui « a changé le monde avec une croix ». « Religion sans mysticisme, sans effusion ni tendresse. Ici, comme partout, la religion de Chateaubriand est intelligence et volonté ; rien qu'intelligence et volonté. Elle n'en est pas moins sa religion H ». Reprenons l'Itinéraire. Voici des passages sur la recherche et la visite de Lacédémone. Il croit d'abord la voir à Misitra et la reconnaît enfin à Palaeochôri, mais il ne dit nulle part, comme l'insinue Sainte-Beuve, qu'il a été le premier à découvrir le véritable emplacement de Sparte. Voilà Misitra, disais-je au cicérone : c'est Lacédémone, n'est-ce pas ? Il me répondait : « Signor, Lacédémone ? Comment ? Je vous dis, Lacédémone ou Sparte ? Sparte ? Quoi ? Je vous demande si Misitra est Sparte ? Je n'entends pas. Comment ! vous, Grec, vous, Lacédémonien, vous ne connaissez pas le nom de Sparte ? Sparte ? Oh, oui ! Grande république ! Fameux Lycurgue ! Ainsi, Misitra est Lacédémone ? Le Grec me fit un signe de tête affirmatif. Je fus ravi. Maintenant, repris-je, expliquez-moi ce que je vois : quelle est cette partie de la ville ? Et je montrais la partie devant moi, un peu à droite. Mésochôrion, répondit-il. J'entends bien : mais quelle partie était-ce de Lacédémone ? Lacédémone ? Quoi ? J'étais hors de moi. Au moins, indiquez-moi le fleuve. Et je répétais : Potamos, Potamos. Mon Grec me fit remarquer le torrent appelé la rivière des Juifs. Comment, c'est là l'Eurotas ? impossible ! Dites-moi où est le Vasilipotamos. Le cicérone fit de grands gestes, et étendit le bras à droite du côté d'Amyclée. Il fallait conclure qu'il y avait deux fleuves : l'un à droite, le Vasilipotamos ; l'autre à gauche, l'Iri ; et que ni l'un ni l'autre de ces fleuves ne passait à Misitra. On a vu plus haut, par l'explication que j'ai donnée de ces deux noms, ce qui causait mon erreur. Ainsi, disais-je en moi-même, je ne sais plus où est l'Eurotas ; mais il est clair qu'il ne passe point à Misitra. Donc Misitra n'est point Sparte, à moins que le cours du fleuve n'ait changé, et ne se soit éloigné de la ville ; ce qui n'est pas du tout probable. Où est donc Sparte ? Je serai venu jusqu'ici sans avoir pu la trouver ! Je m'en retournerai sans l'avoir vue ! J'étais dans la consternation. Comme j'allais descendre du château, le Grec s'écria : « Votre Seigneurie demande peut-être Palaeochôri? » A ce nom je me rappelai le passage de d'Anville ; je m'écrie à mon tour : « Oui, Palaeochôri! la vieille ville! Où est-elle, Palaeochôri?'... ...Il y avait déjà une heure que nous courions par un chemin uni qui se dirigeait droit au sud-est, lorsqu'au lever de l'aurore j'aperçus quelques débris et un long mur de construction antique : le cour commence à me battre. Le janissaire se tourne vers moi, et me montrant sur la droite, avec son fouet, une cabane blanchâtre, il me crie d'un air de satisfaction : Palaeochôri ! Je me dirigeai vers la principale ruine que je découvrais sur une hauteur. En tournant cette hauteur par le nord-ouest afin d'y monter, je m'arrêtai tout à coup à la vue d'une vaste enceinte, ouverte en demi-cercle, et que je reconnus à l'instant pour an théâtre. Je ne puis peindre les sentiments confus qui vinrent m'assiéger. La colline au pied de laquelle je me trouvais était donc la colline de la citadelle de Sparte, puisque le théâtre était adossé à la citadelle ; la ruine que je voyais sur cette colline était donc le temple de Minerve-Chalcioecos, puisque celui-ci était dans la citadelle ; les débris et le long mur que j'avais passés plus bas faisaient donc partie de la tribu des Cynosures, puisque cette tribu était au nord de la ville : Sparte était donc sous mes yeux ; et son théâtre, que j'avais eu le bonheur de découvrir en arrivant, me donnait sur-le-champ les positions des quartiers et des monuments. Je mis pied à terre, et je montai en courant sur la colline de la citadelle. Comme j'arrivais à son sommet, le soleil se levait derrière les monts Ménélaïons. Quel beau spectacle ! mais qu'il était triste 1 L'Eurotas coulant solitaire sous les débris du pont Babyx ; des ruines de toutes parts, et pas un homme parmi ces ruines ! Je restai immobile, dans une espèce de stupeur, à contempler cette scène. Un mélange d'admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié. Après Athènes, Constantinople, les ruines de Troie aperçues du bateau (il ne put jamais s'y rendre par terrE), le séjour en Terre-Sainte est le couronnement du périple. Dans le Journal, la vue du Saint-Sépulcre éveillait ces réflexions : Je le demande encore : quel est cet homme obscur qui réunit tant de nations opposées de mours et de langage autour de son Tombeau ? cet homme obscur qui, né et mort dans un petit coin du monde, dans une terre aride et méprisée, a changé la face du monde avec une Croix ? Je ne répéterai point ici ce que j'ai dit ailleurs sur la mort et la vie de J.-C. ; je demande la permission de renvoyer mes lecteurs au chapitre de la vie de J.-C. dans le Génie du Christianisme, et au dernier chapitre de cet ouvrage. Tout ce que j'ajouterai, c'est que prosterné devant le Tombeau de mon Dieu et de mon Maître, le touchant de mes mains et le voyant de mes yeux, ce sépulcre redoutable, je me suis senti honteux et désolé d'avoir si peu dignement parlé du Fils de l'Homme ! J'aurais voulu, dans ce moment, anéantir jusqu'à la dernière ligne de mon livre ; j'étais étonné de l'audace avec laquelle j'avais entrepris de défendre ce qui n'a pas besoin d'être défendu. Dans ce moment, je n'ai senti que mon néant et ma faiblesse, aucun nouvel argument en faveur de ma Religion ne s'est présenté à mon esprit ; j'ai seulement pensé que si je n'étais pas décidé, sur la Divinité ou l'humanité, il y a moins de difficultés à le croire Dieu qu'à admettre les changements qu'il a produits dans l'univers en ne le supposant qu'un homme. L'Itinéraire reprend le même thème : Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j'éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit que je ne m'arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d'une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L'un des deux religieux qui me conduisaient demeurait prosterné auprès de moi, le front sur le marbre ; l'autre, l'Évangile à la main, me lisait à la lueur des lampes les passages relatifs au saint tombeau. Entre chaque verset, il récitait une prière : Domine Jesu Christe, qui in hora diei vespertina de cruce depositus, in brachiis dulcissimee Matris tuce reclinatus fuisti, horaque ultima in hoc sanctissimo monumento corpus tuum examine contulisti, etc. Tout ce que je puis assurer, c'est qu'à la vue de ce sépulcre triomphant je ne sentis que ma faiblesse ; et quand mon guide s'écria avec saint Paul : Ubi est, Mors, Victoria tua? Ubi est, Mors, stimulus tuus? je prêtai l'oreille, comme si la Mort allait répondre qu'elle était vaincue et enchaînée dans ce monument. Il est trop facile de s'étonner ici d'une certaine sécheresse. Les exigeants ne voudraient trouver que le Christ et un pèlerin pécheur. Mais quand on veut parler de toutes choses, de la Bible, des croisés, des vers de Racine et même de ceux de Jean-Baptiste Rousseau, l'émotion se dilue. L'Itinéraire est ainsi un livre d'insuffisante richesse si l'on y quête le spirituel, et d'une surabondance d'évocations et d'érudition quand le voyage se poursuit en Egypte ou en Tunisie. Le lecteur ne peut que lui demander de tenir ses promesses, et celles-ci sont tenues. Le monde oriental d'alors est présenté sous ses traits véritables : des pays illustres tombés dans la décadence politique et sociale, sous le poids d'une tyrannie qui décline elle-même. Le régime turc ne connaît que brutalités et lâchetés, les autorités civiles et militaires sont à la fois cruelles et vénales, le clergé misérable et résigné, les peuples végètent dans l'indigence, à peine corrigée pour les plus habiles par de petits trafics sordides. Mais le souvenir de la récente expédition d'Egypte et la renommée de l'Empire attirent à tout voyageur français un prestige auquel Chateaubriand se montre sensible. Il lui plaît de montrer les fonctionnaires du sultan troublés, lorsqu'on les menace de l'empereur des Français. Ce n'est pas simple courtoisie envers les autorités qui l'ont accueilli et prudence vis-à-vis de la censure si le livre palpite de fierté française. L'ouvre de nos religieux en Orient s'y trouve louée, afin de lui restituer la place que, faute d'être connue, elle n'avait pu obtenir dans le Génie du Christianisme. Ainsi l'Itinéraire achève la trilogie des grandes ouvres. Il faut y joindre les Aventures du dernier Abencérage, nouvelle d'écriture exquise, d'un genre déjà troubadour, mais qui ne parut que beaucoup plus tard, lors de l'édition des Ouvres complètes. Une fois encore, le poète annonce qu'il va céder la place à l'historien : Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune ; je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au-dehors que des orages : dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit mourir. |
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François-René de Chateaubriand (1768 - 1848) |
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