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Poème de la vieillesse et de la mort


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





La religion de Chateaubriand a toujours posé un problème, même à ses contemporains. Louis XVIII aurait dit : « Tous ces grands serviteurs de l'autel n'en approchent guère. J'aimerais bien connaître le nom du confesseur de M. de Chateaubriand. » Le roi lui-même... C'étaient tous des hommes du XVIIIe siècle, bien qu'engagés dans le xix°. Certes, chez l'auteur du Génie du Christianisme, des Martyrs, la complaisance à la faiblesse de la chair n'avait guère dû s'accorder avec la pratique régulière des sacrements. Mais, outre un attachement sentimental aux rites extérieurs et l'émotion religieuse qui reparaissait toujours dans l'évocation des souvenirs, il gardait une volonté de fidélité à soi-même et à la cause qu'il avait servie. A Londres, en 1822, en pleine force, il avait composé les quatre chapitres d'apologétique placés un moment dans les Mémoires, retirés ensuite, mais dont l'esprit passa dans la conclusion générale et l'on sait que cette conclusion fut chrétienne.



Les dernières années, que l'étude de Madame Durry sur la Vieillesse de Chateaubriand ' fait si bien connaître, ont été employées à des voyages, souvent traversées de tentations, habitées par les relations les moins faites pour entretenir la ferveur religieuse ou la fidélité à l'Église : Lamennais, rebelle hérésiarque, Bérangcr, voltairien, et de quelle platitude! Voire Armand Carrel. D'autre part, Chateaubriand avait des préjugés envers certains groupes catholiques. Ambassadeur à Rome, il combattait les jésuites ; à Prague, il trouvait que la seule idée de mettre un disciple de Loyola auprès d'Henri V faisait désespérer de la race. Envers certaines palinodies de gens d'Église - évêques ou simples clercs - il se montrait censeur lucide et intraitable. Les dévotions de l'Infirmerie Marie-Thérèse l'agaçaient parfois, comme s'il éprouvait presque avec Dieu une rivalité de maître de maison 3. Mais qui se croirait capable d'atteindre le secret de cette âme mouvante et déchirée ? Bien plus qu'avec l'influence de Madame de Chateaubriand ou l'inclination tardive de Madame Récamier vers plus de religion, il faut compter avec Chateaubriand lui-même et ses surprises, ne pas s'étonner de le trouver à une certaine date soucieux de pénitence, se soumettant de plein gré à des mortifications, si bien que l'épouse à demi moniale prêchait la modération à cette âme passionnée jusque dans le sacrifice. Tel est le climat qu'on doit évoquer pour comprendre le dernier ouvrage : la Vie de Rancé.

C'était l'histoire d'un prêtre mondain du XVIIe siècle, devenu pénitent et ascète, qui réforma la Trappe et ramena les cisterciens à la stricte observance. Le sujet lui avait été proposé par un prêtre, l'abbé Seguin. C'est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit l'histoire de la vie de Rancé. Aveu d'humilité 4.

Lorsque l'ouvrage parut, Sainte-Beuve nota : « La Vie de Rancé par Chateaubriand est un véritable bric-à-brac : l'auteur jette tout, brouille tout, et vide toutes ses armoires. Cette Vie est encore une vraie tentation de saint Antoine : il y a toute sorte de farfadets s. »

Rien, en effet, qui ressemble moins à une hagiographie, ni même à une biographie, suivant le déroulement d'une existence. L'auteur prend les faits que lui fournissent les précédents historiens de son personnage : Maupeou, Mar-sollier, Le Nain, et l'examen critique de ces biographies par dom Gervaise, le second successeur de Rancé, qui lui avait fait subir les plus cruels outrages et n'en était pas moins devenu son panégyriste. Mais chaque fait évoqué déclenche aussitôt, par mécanisme ou par procédé, des digressions sur des personnages, des souvenirs intimes qu'on dirait fragments de mémoires et presque anticipation sur les Mémoires d'Outre-Tombe, des réflexions générales. D'où le décousu et l'apparence chaotique d'un livre qu'on s'attendrait à trouver didactique et récitatif. On pourrait croire à une fatigue du vieil auteur, soit par tiédeur envers un thème qui ne le passionnait pas, soit par impuissance à chercher encore des documents inconnus et à renouveler le sujet. N'en est-ce pas l'aveu, lorsque Chateaubriand déclare avec un brin de désinvolture : Peut-être qu'en cherchant bien, on pourrait retrouver quelques-unes des lettres que Rancé écrivait à Mme de Mont-bazon, mais je n'ai plus le temps de m'occuper de ces erreurs. Et il passe, La vérité profonde est différente. Chateaubriand ne conçoit pas cette Vie de Rancé comme un récit continu, mais comme une méditation sur la pénitence et la mort. C'est son dernier poème. Rancé, après avoir reçu les meilleurs dons de l'intelligence, les faveurs sociales de la fortune et cédé à toutes les séductions de la vie, accomplit une conversion, lors d'une douleur d'amour. Il alla vers la pénitence la plus sombre et, dans la vie monastique, réformée par ses soins, jusqu'au dépouillement total de l'amour-propre. Les épreuves comblèrent sa retraite de douleurs et la rendirent bien plus déchirante que les péripéties mêmes de la conversion. Le néant devient, de la sorte, le thème fondamental du livre, orchestré seulement par les épisodes où s'opposent sans cesse l'attrait de la vie et la réalité du plus rien. Pour élever la singulière construction, dont Mme Marie-Jeanne Durry a dit justement : « sans ciment, ses mains autoritaires rejoignent des moellons mal équarris, et l'essai, vaille que vaille, forme un tout », il porte son style à une hauteur nouvelle, avec moins de somptuosité qu'autrefois, mais une richesse d'effets incomparables par des contrastes, des raccourcis, des juxtapositions musicales de temps doux et de temps heurtés. Ni le classicisme avec ses périodes balancées et sa constante harmonie, ni le romantisme avec sa redondance d'images et l'éclat de son verbe, mais un art étrange qui ne pouvait que surprendre les contemporains ou les décourager et qui, annonçant les symbolistes ou Barrés, devait leur survivre, quand ils se démoderaient, et parvenir, accessible et prochain, aux écrivains marqués de Proust et de Kafka. Ainsi Julien Gracq, dans le Beau ténébreux, prête à son héros une satisfaction totale à lire la Vie de Rancé ." « ... livre étonnant, abruptement griffonné... branchu, avertisseur, il est comme l'arborisation calcinée de cendres grises que laisse après lui un coup de foudre " ». Jamais Chateaubriand n'avait atteint à ce degré l'insolite et le fantastique, et il ne parait pas en rechercher l'effet. Sans complaisance aucune, on peut souscrire à l'opinion de son plus récent commentateur, disant que la Vie de Rancé, malgré les efforts de l'analyse, échappe à toute formule et c'est peut-être, en matière d'art, un signe de perfection '.

Au milieu du XXe siècle, si les Mémoires d'Outre-Tombe demeurent un livre unique, la Vie de Rancé est sans doute, de Chateaubriand, l'ouvrage le plus actuel. La jeunesse de Rancé, enfant prodige qui commentait Anacréon entre onze et douze ans, s'était déroulée contemporaine de la Fronde. Aussi le premier livre surabonde-t-il en portraits, en récits d'aventures et d'amour. Le récit est interrompu soudain par une sorte de danse macabre :



Sociétés depuis longtemps évanouies, combien d'autres vous ont succédé ! Les danses s'établissent sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. Nous rions et nous chantons sur les lieux arrosés du sang de nos amis. Où sont aujourd'hui les maux d'hier? Où seront demain les félicités d'aujourd'hui? Quelle importance pourrions-nous attacher aux choses de ce monde? L'amitié? elle disparait quand celui qui est aimé tombe dans le ma/heur, ou quand celui qui aime devient puissant. L'amour? il est trompé, fugitif ou coupable. La renommée? vous la partagez avec la médiocrité ou le crime. La fortune? pourrait-on compter comme un bien celte frivolité? Restent ces jours dits heureux qui coulent ignorés dans l'obscurité des soins domestiques, et qui ne laissent à l'homme ni l'envie de perdre ni de recommencer la vie.



Puis il reprend son cours saccadé, juxtaposant les souvenirs de l'auteur et les actions de Rancé :

Au sortir de la Fronde, l'abbé Le Roulhillier résidait tantôt à Paris, tantôt à Véretz, terre de son patrimoine et l'une des plus agréables des environs de Tours. Il embellissait chaque année sa châtellenie ; il y perdait ses jours à la manière de saint Jérôme et de saint Augustin, comme quand, dans les oisivetés de ma jeunesse, je les conduisis sur les flots du golfe de Naples. Rancé inventait des plaisirs : ses fêtes étaient brillantes, ses festins somptueux ; il rêvait de délices, et il ne pouvait arriver à ce qu'il cherchait. Un jour, avec trois gentilshommes de son âge, il résolut d'entreprendre un voyage à l'imitation des chevaliers de la Table ronde ; ils firent une bourse en commun, et se préparèrent à courir les aventures ; le projet s'en alla en fumée. Il n'y avait pas loin de ces rêves de la jeunesse aux réalités de la Trappe 9.

Et plus loin, ce mondain ayant été ordonné prêtre :

L'imposition des mains étant faite, il ne restait plus qu'à passer à une cérémonie redoutable. J'ai entendu, aux pieds des Alpes vénitiennes, carillonner la nuit en l'honneur d'un pauvre lévite qui devait dire sa première messe le lendemain. Pour Rancé, les ornements et les vêtements préparés à la lumière du jour étaient magnifiques ; mais soit qu'il fût saisi des terreurs du ciel, soit qu'il regardât comme des licences sacrilèges celles qu'il avait obtenues, soit qu'il ressentît cette épouvante qui saisissait un trop jeune coupable quand la Rome païenne lui délivrait des dispenses d'âge pour mourir, Rancé s'alla cacher aux Chartreux. Dieu seul le vit à l'autel. Le futur habitant du désert consacra sur la montagne, à l'orient de Jérusalem, les prémices de sa solitude.

Ce que le monde appelle les belles passions, dit un des historiens de Rancé, occupait son cour : les plaisirs le cherchaient, et il ne les fuyait pas. Jamais homme n'eut les mains plus nettes, n'aima mieux à donner et moins à prendre.

L'abbé Marsollier dont je rapporte les paroles, était chargé d'écrire la vie du réformateur par les ordres du roi et de la reine d'Angleterre. Les injonctions de ces majestés tombées impriment à l'expression du serviteur de Dieu ce quelque chose de tempérant et de grave qu'inspire l'infortune dans les hauts rangs '".

On peut survoler cette page négligemment, sans y rien observer d'extraordinaire, tant le style en est dépouillé et simple ce qu'elle paraît dire, mais à qui sait la lire, traversée par le mystère et l'effroi de la première messe, juxtaposant une suite de grandeurs et de solitudes : celle du prêtre, du voyageur, de la royauté et de l'exil, dense de réflexion, elle devient émouvante à l'extrême.

Le second livre a pour objet la conversion de Rancé. Ce prêtre, qu'on croyait sans vocation, fut bouleversé par la mort d'une maîtresse très aimée.

Cette mort soudaine, mais naturelle, fut entourée de circonstances macabres. Rancé avait observé sur elles un complet silence ; mais on en avait beaucoup parlé et écrit. Les moines gardaient souvent dans leur cellule une tête de mort pour méditer devant elle. La tête de Madame de Montbazon fut-elle détachée du corps lors de l'ensevelissement et conservée par Rancé dans sa cellule ? Chateaubriand ne le croit guère, mais il lui plairait assez que cela fût vrai. Il écrit une page qu'on ne peut lire sans penser à la littérature baroque du xvne siècle remise en honneur de nos jours, au morbide affrontement qu'elle cultivait de l'amour et de la mort :

Bossuet, transmettant à Rancé les oraisons funèbres de la reine d'Angleterre et de madame Henriette, lui mande : « J'ai laissé l'ordre de vous faire passer deux oraisons funèbres qui, parce qu'elles font voir le néanl du monde, peuvent avoir place partni les livres d'un solitaire, et qu'en tout cas il peut regarder comme deux têtes de mort assez touchantes. » - Bossuet connaissait-il ce que l'on racontait de Madame de Montbazon? faisait-il allusion à la tête de cette femme, en envoyant deux autres têtes s'entretenir avec elle?

La sorte de plaisanterie formidable qu'il se permet ne semble-t-elle pas avoir des rapports avec la légèreté de la première vie de Rancé et la sévérité de sa seconde vie?

On prétend qu'on montrait à la Trappe la tête de madame de Montbazon dans la chambre des successeurs de Rancé ; ce que les solitaires de la Trappe ressuscitée rejettent : les souvenirs conservés autrefois ne voyaient peut-être pas le front de la victime aussi dépouillé que la mort Pavait fait. On trouve ce passage dans le récit des courses du chevalier de Bertin : « Nous voici maintenant à Anet. La petite statue de Diane de Poitiers en pied n'est point sans doute aussi intéressante que la tête même de madame de Montbazon apportée à la Trappe par l'abbé de Rancé et conservée dans la chambre de ses successeurs ". » Chateaubriand raconte comment Rancé se retira d'abord dans sa terre de Véretz, mais une solitude sans foi n'y fit qu'augmenter sa douleur. Il avait étudié les sciences occultes et chercha, par des incantations, à faire reparaître la disparue, mais Madame de Montbazon était allée à l'infidélité éternelle. Rancé hésita sur ce qu'il devait faire.,et dans l'attente, il continuait.d'exercer certaines des fonctions que le cumul des bénéfices lui avait permis d'obtenir.

Il était l'un des aumôniers de Gaston d'Orléans, et il remplit un temps de service auprès de ce prince, au château de Chambord, d'où la description du château :

Quand on arrive à Chambor, on pénètre dans le parc par une de ses portes abandonnées ; elle s'ouvre sur une enceinte décrépite et plantée de violiers jaunes; elle a sept lieues de tour. Dès l'entrée on aperçoit le château au fond d'une allée descendante. Un avançant sur l'édifice, il sort de terre dans l'ordre inverse d'une bâtisse placée sur une hauteur, laquelle s'abaisse à mesure qu'on en approche. François Ier, arrière-petit-fils de Valentine de Milan, s'était enseveli dans les bois de la France, à son retour de Madrid; il disait comme son aïeule : Tout ne m'est rien, rien ne m'est plus. Chambor rappelle les idées qui occupaient le roi-soldat dans sa prison : femmes, solitudes, remparts.



Quand le roi sortit de France,

En malheur il en sortit :

Il en sortit le dimanche,

Et le lundi il fut pris.



Chambor n'a qu'un escalier double, afin de descendre et monter sans se voir : tout y est fait pour les mystères de la guerre et de l'amour. L'édifice s'épanouit à chaque étage ; les degrés s'élèvent accompagnés de petites cannelures comme des marches dans les tourelles d'une cathédrale. La fusée, en éclatant, forme des dessins fantastiques, qui semblent avoir retombé sur l'édifice : cheminées carrées ou rondes enjolivées de fétiches de marbre, semblables aux poupées que j'ai vu retirer des fouilles à Athènes. De loin l'édifice est une arabesque; il se présente comme une femme dont le vent aurait soufflé en l'air la chevelure ; de près cette femme s'incorpore dans la maçonnerie et se change en tours ; c'est alors Clorinde appuyée sur des ruines. Le caprice d'un ciseau volage n'a pas disparu ; la légèreté et la finesse des traits se retrouvent dans le simulacre d'une guerrière expirante. Quand vous pénétrez en dedans, la fleur de lys et la salamandre se dessinent dans les plafonds. Si jamais Chambor était détruit, on ne trouverait nulle part le style premier de la Renaissance, car à Venise il s'est mélangé '2.

Le château de Chambord avait été offert par souscription nationale au fils posthume du duc de Berry, qui, à sa majorité, prit le nom de comte de Chambord. Sous ce nom, il traversa l'histoire et frôla le trône en 1873. On n'en était alors qu'en 1843. Le prince, qui vivait en Autriche, voulut se rapprocher de la France afin de recevoir l'hommage de ses fidèles. Il pria Chateaubriand de le rejoindre en Angleterre pour l'assister lors de cette réception. Une page s'interpose ici comme une annexe aux Mémoires d'Outre-Tombe qui, arrêtés à la date de 1841, ne pouvaient évoquer le pèlerinage de Belgrave-Square. Mais qui oserait garantir maintenant qu'Henri V ne régnerait pas ? Dans les Mémoires, Chateaubriand avait présenté l'enfant royal dont l'éducation lui avait échappé, mais voici qu'il se refuse à quitter la scène littéraire, même la scène du monde, sans avoir fixé l'image chevaleresque de ce jeune roi s'avançant vers l'avenir, guidé par son vieux féal:

Cet orphelin vient de m'appeler à Londres, j'ai obéi à la lettre close du malheur. Henri m'a donné l'hospitalité dans une terre qui fuit sous ses pas...

Je n'étais pas, dans mon dernier voyage à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par un de mes cousins émigrés, mais par l'héritier des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner l'hospitalité dans les lieux où je l'avais si long-temps attendu. Il se cachait derrière moi, comme le soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré qui me servait d'abri me semblait plus magnifique que les lambris de Versailles. Henri était mon dernier garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur. Quand l'orphelin entrait, j'essayais de me lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma reconnaissance. A mon âge on n'a plus que les impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées mes misères ; tout dépouillé qu'il est, il n'est pas sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise passer le long de ma fenêtre ; elle s'arrêtait, elle fondait en larmes aussitôt qu'elle avait aperçu le jeune Bourbon : quel roi sur le trône aurait eu la puissance de faire couler de pareilles larmes? Tels sont les Sujets inconnus que donne le malheur 13.

La conversion accomplie, Chateaubriand montre l'exigence croissante de Rancé vers une perfection de pénitence. L'abbé veut introduire à l'abbaye cistercienne de la Trappe, dont il était commendataire, la règle dans sa stricte observance. Il eut des démêlés avec Rome, puis il triompha de la résistance générale, mais il connut les douleurs profondes et particulières à la vie de communauté. Il se démit de son rang d'abbé et persévéra jusqu'à sa mort, comme simple moine.

Mais on fait grief à Chateaubriand de n'avoir pas bien compris cette vie monacale, d'avoir cru d'essence humaine la résolution de Rancé, de se scandaliser devant les rigueurs de la stricte observance et même de n'avoir pas pénétré la nature un peu extravagante de cet « Abbé Tempête », qu'on a accusé, lui aussi, de « présenter un idéal théorique du moine dépourvu de vie intérieure ». Il n'est pourtant pas raisonnable de réclamer à un laïque la science d'un théologien ou l'expérience d'un confesseur de cloître. On ferait mieux de reconnaître sa bonne volonté d'historien ou cette touchante inquiétude devant la mort et le salut. Une prescience de femme touche plus juste ici, quand Mme M.-J. Durry découvre « une âme fermée qui éclate comme une capsule de fruit mûr et où passe, humaine et divine, l'émotion du mystère de Jésus ».

Ainsi, les voyages de Rancé donnent-ils prétexte à des évocations de Rome où, par touches, par allusions brèves, s'avoue toute la nostalgie de Chateaubriand jusqu'à l'adieu déchirant : « O Rome! est-ce ta dernière apparition? »

Une expérience contemporaine obsède Chateaubriand, celle de Lamennais, qui, lui aussi, était venu à Rome dans une intention de réforme et de rajeunissement du catholicisme et que la cour pontificale avait repoussé comme un importun novateur, puis durement condamné. De son immortel compatriote, Chateaubriand déclare qu'il pleurerait en larmes amères tout ce qui pourrait les séparer sur le dernier rivage. Il introduit aussi une brève histoire du cardinal de Retz, dont Rancé avait reçu l'hospitalité à Rome. Il Se soucie moins d'être équitable que de tracer un portrait féroce du lovelace tortueux et batailleur et de s'en prendre, en passant, à Madame de Sévigné, amie des dernières années du cardinal, qui se promène comme une bonne avec le malade et l'assaille de prévenances, avec des cupidités testamentaires. Ces pages, si l'on veut, n'ont rien à faire avec la vie de Rancé, mais elles attestent l'intègre puissance du polémiste. On pense au Chant du Cygne de Tchékhov : le vieil artiste veut prouver qu'il est maître de tous ses registres.

L'exposé de la règle (d'après MarsollieR), les extraits des Devoirs de la vie monastique, traité que Rancé avait accepté d'écrire, se déroulent dans le troisième livre et l'on y rencontre les visiteurs de la Trappe : Bossuet, Saint-Simon, le roi d'Angleterre, aussi des contradicteurs de Rancé, tel Mabillon qui défend contre les renoncements de la stricte observance la part du travail intellectuel dans le cloître:

Rancé serait un homme à chasser de l'espèce humaine s'il n'avait partagé et surpassé les rigueurs qu'il imposait aux autres : mais que dire à un homme qui répond par quarante ans de désert, qui vous montre ses membres ulcérés, qui, loin de se plaindre, augmente de résignation à mesure qu'il augmente de douleur? C'était ainsi qu'il fermait la bouche à ses adversaires, que Port-Royal et tous ses saints reculaient devant lui, qu'il faisait fuir ses ennemis en leur montrant la tête sanglante de la pénitence. Il voulait que tous les pécheurs mourussent avec lui; comme les fameux capitaines, il ne comptait pas les morts, pourvu qu'il gagnât la victoire. Je vous ai parlé de son fameux traité De la sainteté monastique : dans toutes ses pensées, extraites de ses différentes ouvres et recueillies par Marsollier, on ne trouve que les redites de la même idée ; c'est toujours dur, mais admirablement exprimé.



Il y a aussi la citation intégrale d'un document communiqué par Victor Cousin, une lettre de Rancé sur le jansénisme. Chateaubriand s'y arrête : est-ce pour la qualité du style, ou pour la sérénité de la pensée et l'effort de justice qui en est un aussi de charité ou enfin parce que les jésuites, sans y être nommés, s'y trouvent au moins désignés par allusion ? Cependant, Rancé descend vers la mort :

Les hommes qui ont vieilli dans le désordre pensent que quand l'heure sera venue, ils pourront facilement renvoyer de jeunes grâces à leur destinée, comme on renvoie des esclaves. C'est une erreur; on ne se dégage pas à volonté des songes; on se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l'enfer, la haine et l'amour, l'indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable. Vieux voyageur alors, assis sur la borne du chemin, Rancé eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant l'aurore qui ne lui eût apporté que l'ennui du cour et la disgrâce des années. Aujourd'hui il n'y a plus rien de possible, car les chimères d'une existence active sont aussi démontrées que les chimères d'une existence désoccu. Si le ciel eût mis au bras de Rancé les fantômes de sa jeuness. il se fût tôt fatigué de marcher avec des Larves. Pour un homme comme lui il n'y avait que le froc ; le froc reçoit les confidences et les garde ; l'orgueil des années défend ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue: Pour peu qu'on ait vécu, on a vu passer bien des morts emportant dans leurs bras leurs illusions. Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs : élégances de l'expression d'un poète qui est femme 15.

Enfin, la mort elle-même :

Plus Rancé s'était avancé vers le terme, plus il était devenu serein ; son âme répandait sa clarté sur son visage : l'aube

I s'échappait de la nuit. On présenta le crucifix au mourant; il s'écria : « O éternité ! quel bonheur ! » et il embrassa le signe du salut avec la plus vive tendresse ; il baisa la tête de mort qui était au pied de la croix. En remettant cette croix à un moine, il remarqua que celui-ci ne l'imitait pas, il dit : « Pourquoi ne baisez-vous pas la tête de mort? c'est par elle que finit notre exil et notre misère ». Rancé se souvenait-il de la relique que la tradition disait être placée auprès de lui? Dans les âges les plus fervents, les chrétiens pratiquaient encore quelques rites du culte des faux dieux.

Le lit de cendres était préparé ; Rancé le regarda tranquille avec une sorte d'amour, puis il s'aida lui-même à se coucher sur le lit d'honneur ; l'évêque de Séez dit : « Monsieur, ne demandez-vous pas pardon à Dieu? - Monsieur, répondit l'abbé, je supplie Dieu très humblement du fond de mon cour de me remettre mes péchés et de me recevoir au nombre de ceux qu'il a destinés à chanter éternellement ses louanges. » Les forces venant à lui manquer, il s'arrêta. L'évêque dit : « Monsieur, me reconnaissez-vous? - Monsieur, répliqua l'abbé, je vous connais parfaitement ; je ne vous oublierai pas.

L'évêque de Séez s'étant enquis si l'on avait donné quelque chose au mourant pour le soutenir, l'abbé de Rancé fit lui-même la réponse : « Rien n'a manqué à l'attention de leur charité. « 77 s'établit par les paroles de l'Ecriture un dernier dialogue entre l'agonisant et l'éi'êque.

L'Évêque. - Le Seigneur est ma lumière et mon salut

L'Abbé. - Je mettrai en lui toute ma confiance.

L'Évêque. - Seigneur, c'est vous qui êtes mon protecteur et mon libérateur.

L'Abbé. - Ne tardez pas, mon Dieu, hâtez-vous de venir.

Ce furent les dernières paroles de Rancé. Il regarda l'évëque, leva les yeux au ciel, et rendit l'esprit. Il fut enterré dans le cimetière commun des religieux.

Ainsi se consomma le sacrifice. Le repentir vous isole de la société et n'est pas estimé à son prix. Toutefois l'homme qui se repent est immense; mais qui voudrait aujourd'hui être immense sans être vu? Rancé passa de sa hutte d'argile à la maison de Dieu, maison magnifique.



Ce dernier ouvrage mérite d'être reconnu, selon la juste expression de Julien Gracq, le Nunc dimittis le plus pathétique de la littérature. Dans les pages ultimes des Mémoires d'Outre-Tombe, il restait encore de l'attitude et du drapé. On peut sourire de l'orgueil qui transparaît malgré tout, même si l'on ferait mieux d'admirer l'audace, car il n'est pas donné à n'importe qui d'écrire sans ridicule qu'il va descendre, le crucifix à la main, dans l'éternité. Or, dans la Vie de Rancé, rien ne subsiste que l'affrontement de l'inévitable et, sans ornement et sans parure, la dure et commune nécessité.

Pourtant, Chateaubriand avait quatre années à parcourir encore. On a vu comment il fut obligé de reprendre le manuscrit des Mémoires. Il se risqua à une dernière évasion : en 1845, il eut la force de retourner à Venise. Douze années s'étaient écoulées depuis l'extraordinaire séjour où il avait tracé sur le sable les seize lettres du nom de Juliette Réca-mier. Une fois de plus, il mesura le temps.

Puis ce fut ce qui ne peut pas ne pas être, quand on vieillit : les tombes d'amis chers ouvertes l'une après l'autre, les souffrances cruelles d'un corps qui se dissout. Dans les derniers mois seulement, cette intelligence, l'une des plus riches de la nature humaine, si longtemps demeurée intacte, connut l'ombre ou l'engourdissement.

Le 4 juillet 1848, tout s'arrêta. Le 18, le corps de Chateaubriand rejoignit la sépulture hautaine et isolée qu'il s'était choisie dans sa pauvre patrie, sur l'îlot du Grand Bé.



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François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
  François-René de Chateaubriand - Portrait  
 
Portrait de François-René de Chateaubriand

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