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Une grande place dans l'État et dans la nation


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





La période de l'Empire avait consacré la primauté littéraire de Chateaubriand. A deux reprises (dans la conclusion des Martyrs et dans celle de l'ItinérairE), il avait déclaré son intention d'abandonner la littérature d'imagination et de devenir historien. En effet, ses portefeuilles contenaient déjà les projets pour des ouvres d'un caractère nouveau : une histoire de la France et des mémoires sur sa propre vie.



On oublie souvent à quel point il était tenace. Il ne renonçait pas facilement au dessein qui l'avait séduit, même s'il ne parvenait pas à l'accomplir d'une seule traite. Travailleur impénitent, mais un peu par saccades, il revenait à la tâche interrompue et la poursuivait, ne fût-ce qu'en accumulant les notes qu'il saurait utiliser plus tard. Les critiques sont bien forcés d'introduire un ordre chronologique dans l'analyse et l'exposé de ses ouvres, mais cet artifice dissimule la véritable manière de Chateaubriand. Il avait sur le chantier plusieurs ouvrages ensemble, dont il rappelait au besoin l'existence. Supériorité et richesse étonnante de sa nature. Qu'on l'aime ou non, qu'on cherche à le diminuer, en montrant ses contradictions, ses procédés, voire l'apparent décousu d'une existence écartelée entre des activités qui pour d'autres eussent été inconciliables, sa capacité intellecruelle lui permettait de ne rien sacrifier définitivement. Toujours, il ressaisissait et renouait des liens qu'on pouvait croire abandonnés ou brisés. En cela nul éloge, une simple constatation de faits.

Enfin, pour suivre et comprendre sa carrière au cours des quinze années de la Restauration, alors qu'il a lui-même de 47 à 62 ans, pleine maturité d'un homme robuste appelé à en vivre 80, on ne doit pas oublier ce qui a été dit plus haut : les incessantes tentations amoureuses et la hantise du souvenir de Napoléon.



Autre chose encore : la gêne financière où il n'a cessé de se débattre. Il a beau répéter qu'il est l'homme le plus simple du monde, qu'il se contente de peu et vivrait en ermite (et le plus fort est qu'en cela il y a du vraI), son refus de se soumettre à la moindre discipline pour tenir en équilibre ses affaires personnelles, son goût du faste, quand il occupe de hautes fonctions, ses générosités désordonnées à tout-venant l'entraînent à contracter des dettes et le conduisent à plusieurs reprises à la catastrophe. Il ne semble pas en avoir beaucoup souffert lui-même, prenant son parti de la peine de Madame de Chateaubriand, qui n'aimait pas le petit train, et se reposant sur certains amis comme Monsieur Lemoine, du soin de réparer le désastre *. Enfin, il se persuadait, je crois, qu'il n'était point de situation tellement désespérée qu'avec sa plume il ne pût la rétablir assez vite, en publiant de nouveaux ouvrages, fussent-ils mineurs. L'ensemble de ces dispositions et de ces circonstances s'est opposé, malgré tout, à la cohérence et au succès de la carrière politique entreprise sous la Restauration. Pas assez de mesure, pas assez d'unité dans l'entreprise. Napoléon, son modèle, était d'une autre trempe.



La Restauration offrit en effet les meilleures chances à Chateaubriand 2. Désigné en 1814 pour l'ambassade de Suède, poste qu'il n'occupa point, il fut nommé ministre d'État pendant l'exil de Gand, puis pair de France, au retour du roi. Comme président du collège électoral du Loiret, il contribua au succès des royalistes à la Chambre introuvable, et ses interventions à la tribune sénatoriale lui assurèrent une grande autorité. A la fois ultra-royaliste et constitutionnel, il s'indignait de voir beaucoup d'anciens révolutionnaires, d'hommes de l'Empire et des Cent-Jours conserver leurs anciennes places, alors que les royalistes avérés demeuraient écartés, suspects et contraints à la gêne. Bien sûr, le châtiment s'abattait sur certaines têtes. Le maréchal Ney fut traduit devant la Chambre des pairs et condamné à mort. Chateaubriand vota cette mort et si, dans le principe, la sentence ne peut être tenue pour injuste, elle émeut douloureusement, à cause du passé du « brave des braves ». Cruauté des épurations! Comme dans tous les changements de régime, des personnages que la plus élémentaire pudeur aurait dû maintenir dans l'ombre et le silence multipliaient les avances au pouvoir et recueillaient aussitôt le bénéfice de leur palinodie. Si Talleyrand et Fouché avaient dû se retirer devant le succès des royalistes, le second même contraint à l'exil par une loi - au moins maladroite -qui frappait les anciens régicides, on trouvait, jusque dans le ministère formé par le duc de Richelieu, des hommes de l'ancien personnel. Ainsi le duc Decazes, intelligent et ambitieux, à qui fut confié le ministère de la police et qui eut l'habileté d'accaparer la confiance personnelle de Louis XVIII. Le vieux roi avait beaucoup de sagesse. Il comprenait la nécessité de ne pas exciter la haine par la vengeance. Il redoutait chez les royalistes leur inexpérience du gouvernement. Il les voyait imprudents et provocants. Toutefois, la question était de savoir si l'on devait maintenir la Chambre introuvable. Était-ce sans danger ? Chateaubriand le croyait. Il affirmait que tout le pays allait redevenir royaliste : affaire de sagesse et de persuasion. Si les avantages du nouveau système étaient bien compris, les excès disparaîtraient d'eux-mêmes. Decazes pensait le contraire : il se préparait à renvoyer la Chambre introuvable. Chateaubriand composait un ouvrage de doctrine politique, où il condamnait tout acte arbitraire du ministère qui rappellerait le despotisme impérial : la monarchie selon la Charte est la garantie des libertés publiques. La prérogative royale doit être en France plus forte qu'en Angleterre. Le roi nomme, révoque les ministres et peut dissoudre la Chambre des députés. Mais les deux Chambres doivent animer et contrôler la vie politique : celle des pairs, dont l'autorité et la stabilité devraient être renforcées par l'hérédité de la pairie et l'exigence d'une propriété foncière, celle des députés élus par un régime censitaire, interprète d'une opinion publique large et éclairée. En revanche, il était contraire à la saine pratique du régime de renvoyer une Chambre trop exigeante et, pour s'assurer des élections favorables, de flatter les électeurs et les éligibles par l'attrait d'avantages personnels, forme de la corruption. Au début de septembre 1816, l'ordonnance de dissolution fut signée par le roi. Dans les mêmes jours, la brochure : De la monarchie selon la Charte était prête à paraître 3. Le ministère la fit saisir chez l'imprimeur comme un écrit subversif, puis, pour frapper l'auteur qu'il ne pouvait dégrader de la pairie, il lui enleva sa charge de ministre d'État. Chateaubriand y perdit une part énorme de ses revenus : 24 000 francs sur les 36 000 qu'il touchait par le cumul des traitements de ministre d'État et de pair (12 000 francS).



Sa situation financière touchait au désastre. Ce furent bientôt les orageuses vacances de 1817, où il errait, de château en château, avec sa femme malade, à la charge de ses amis, tandis qu'il vendait sa bibliothèque et mettait en loterie la Vallée-aux-Loups, grevée d'hypothèques. Pour échapper au présent, il reprenait la rédaction de ses Mémoires, écrivait les pages admirables sur Combourg. Bientôt, il abordait aux heures ardentes d'un nouvel amour et il conquérait le cour de Juliette Récamier : ce fut l'enchantement de la retraite à Chantilly, en septembre 1818. Assurément rajeuni par l'inspiration et la ferveur, après avoir parlé de retraite en Italie, il reparut dans l'arène, cette fois comme polémiste, en fondant un journal périodique : le Conservateur.

A la tribune des pairs et dans ses articles, il devenait le chef de l'opposition de Sa Majesté.



La doctrine qu'avait exposée De la Monarchie selon la Charte n'était ni complètement neuve, ni très personnelle. On s'est étonné, à droite, qu'elle ait prétendu concilier monarchie et liberté, tradition et progrès. Elle ne disait rien que de raisonnable et de possible. Simplement, elle supposait une société stable, patriarcale, où les notions de fidélité et d'honneur l'emportassent sur les intérêts d'argent et les compétitions du capital. Financier médiocre et guère attentif à l'évolution économique, Chateaubriand disait des choses très sages, mais qui ne répondaient pas aux préoccupations d'un monde où les affaires allaient de plus en plus influencer la politique. Il opposait la morale des devoirs à celle des intérêts, mais ignorait-il que les intérêts sont les plus forts?

En revanche, le Conservateur eut l'audience de la jeunesse romantique, en quête d'idéal et désintéressée.

Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts : celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles.

Or, celte morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années, que la révolution entière dans un quart de siècle... Le système des intérêts est le système du despotisme qui resserre tout; il contrarie la nature du gouvernement représentatif qui étend tout. Dans ce dernier gouvernement, la vie est en commun : de là ces nombreuses associations existantes en Angleterre, et consacrées à toutes les sortes de malheurs et d'industries. La plupart de ces associations ne sont pas fondées sur des intérêts personnels puisqu'elles sont soutenues par des hommes riches et puissants, à l'abri des infortunes qu'ils soulagent. Dans notre ancienne monarchie, c'était la religion qui se chargeait de cette partie des devoirs sociaux. Maintenant que nous avons renversé nos fondations chrétiennes, si nous ne créons pas, à l'aide de la morale des devoirs, un esprit public, les intérêts individuels ne rétabliront pas les monuments de l'antique charité. Élevez nos hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, el vous verrez comment ils arrangeront l'État. Ils chercheront à arriver au pouvoir par mille bassesses, non pour faire le bien public, mais pour faire leur fortune. Vous n'aurez que des ministres corrompus et avides ; semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire, et qui vendaient tout au plus offrant, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus...



Quoi de plus absurde que de crier aux peuples : Ne soyez pas dévoués ! n'ayez pas d'enthousiasme ! ne songez qu'à vos intérêts ! c'est comme si on leur disait : Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous, si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre, et regardera passer la monarchie. Ce n'est pas en favorisant les passions, mais en les combattant, que tous les législateurs ont cherché à donner force aux empires. Platon défendait le vin à la jeunesse, et ne le permettait qu'aux vieillards. Si la politique n'est pas une religion, elle n'est rien ; or, la religion ne commande pas aux hommes d'être avares et égoïstes : elle leur prescrit des règles toutes contraires. La société, comme l'homme, n'est forte que de privations : lorsque les Romains vivaient de fromenlée et de pois chiches, ils étaient libres el puissants. C'était alors qu'ils avaient des rois pour instrument de servitude, selon l'expression de Tacite : Ut haberent instrumenta servitutis et reges. Ils étaient esclaves et faibles lorsque Héliogabale les nourrissait de gâteaux et de foie de murène. Camille les délivra de Brunus avec son épée ; pour échapper aux mains d'Alaric, ils donnèrent des épiceries el des manteaux. Ils rachetèrent leur liberté avec du sang, leur esclavage avec de la pourpre. A la première époque ils en étaient à la morale des devoirs, à la seconde au système des intérêts.



Il déclarait la monarchie en danger, lorsqu'une coterie de profiteurs la rabaissait à n'être qu'un moyen de gouvernement et l'empêchait de devenir le principe régénérateur de la société. Survint en 1820 l'accident : l'héritier du trône, le seul prince dont la maison de France pût attendre un fils, le duc de Berry, fut assassiné par un fanatique. Aux yeux des royalistes, c'était la preuve que la complaisance du gouvernement avait encouragé les idées révolutionnaires. A tout le moins, la police n'avait pas assuré de protection suffisante autour d'un prince de la famille royale et Decazes encourait une responsabilité morale : La main qui a porté le coup n'est pas la plus coupable. Louis XVIII dut se séparer de son ministre. Les royalistes, à qui la campagne du Conservateur avait rendu confiance en eux-mêmes, revinrent au pouvoir. Mais ils prirent des mesures provisoires contre la presse, et Chateaubriand, plutôt que de soumettre son journal à la censure, préfera en arrêter la publication. Cependant, le malheur de la famille royale l'avait rapproche de celle-ci. Il écrivit un opuscule de circonstance : Mémoires touchant la vie et la mort du duc de Berry B, où il faisait l'éloge de ce prince, gentil garçon, sans fanatisme aucun. Quelques mois après, la naissance du fils posthume de la victime, le duc de Bordeaux, acheva de le rétablir en grâce.



Louis XVIII persistait à lui en vouloir du renvoi de Dccazes, tandis que le changement de majorité parlementaire et les circonstances générales recommandaient qu'on lui accordât une place importante. Il fut nommé ministre à Berlin. Le poste était tranquille et honorable : Chateaubriand y trouva des loisirs pour revenir à ses Mémoires. Se liant d'amitié avec certaines personnes de la famille royale, il conquit des relations qui pouvaient lui ouvrir les cours européennes. En même temps, il s'initiait à la politique étrangère, dont il s'était assez peu préoccupé jusque-là.



Le chancelier d'Autriche, le prince de Mettcrnich, veillait au maintien de l'équilibre en Europe par la pratique de la Sainte-Alliance et par une répression des velléités révolutionnaires, où qu'elles parussent. Défenseur du principe de légitimité, il combattait les idées libérales. Comme l'Autriche faisait partie de la Condéfération germanique et possédait, depuis 1815, le royaume lombardo-vénitien, il était particulièrement attentif aux événements d'Allemagne et d'Italie. Il entretenait l'amitié de l'Angleterre et de la Russie. Au congrès de Laybach, il voulut obtenir des autres puissances la mission de réprimer par les armes l'agitation dans le royaume de Naples : il paraissait donc l'arbitre de l'Europe. Cet arbitrage même déplaisait à Chateaubriand. Le nouveau ministre à Berlin connaissait mal l'Autriche, mais il lui tenait rigueur d'avoir vaincu la France et contribué à lui imposer les humiliants traités de 1815. Sans doute restait-il prisonnier du préjugé de l'ancienne monarchie, peu consistant et raisonnable, mais entretenu par les chancelleries et qui faisait d'une tenace rivalité entre la maison de France et celle d'Autriche un principe fondamental de l'ordre européen. Dans l'ensemble, les gouvernants autour de 1820 s'accrochaient au passé comme à un môle inébranlable ; ils ne se souciaient pas d'infléchir l'avenir, ni d'accorder leur action aux conditions nouvelles de l'opinion et de l'économie. Chateaubriand était bien trop intelligent pour consentir à une immobilité générale. Il croyait juste de combattre les velléités révolutionnaires, mais il ne voulait pas permettre à l'Autriche de tirer des événements italiens un surcroît de prestige et d'autorité, dont la position internationale de la France aurait à souffrir. Il voulait pour son pays un rôle indépendant, une politique active qui obligerait, un jour, à rectifier les traites de Vienne, peut-être à améliorer la frontière sur le Rhin. En Grèce, un mouvement patriote se dessinait contre le despotisme turc. Comme lord Byron, Chateaubriand était philhcllène. Il avait dénoncé les vices du régime oriental dans l'Itinéraire. La révolution grecque semblait celle du christianisme orthodoxe contre l'Islam : elle appelait la sympathie des chrétiens. Mais pour lutter contre l'Autriche, dont la rivalité avec la France était certaine en Allemagne et en Italie, pour aider à libérer les Grecs, il fallait s'assurer l'encouragement et la sympathie d'une autre puissance en Europe.

Chateaubriand s'était toujours intéressé à la Russie ou plus exactement à la cour de Saint-Pétersbourg, où l'impératrice Elisabeth était lectrice de ses ouvrages, où l'empereur Alexandre, malgré sa froideur d'accueil en 1814, lui plaisait. Le tsar lui paraissait le seul souverain capable de faire échec à Metternich. Chateaubriand rencontra à Berlin des membres de la famille impériale de Russie. Déjà se dessinait l'opinion qu'il devait exprimer plus tard, dans un mémoire à Nicolas I" :

Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses mours. Placées aux deux extrémités de l'Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières ; elles n'ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n'ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les AutrichienS ) sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l'allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l'union des deux cabinets dictera des lois au monde:



Mais il y avait bien du chemin à parcourir pour en arriver là, où ni lui ni les autres ne parvinrent jamais.



De Berlin, il donnait aussi des conseils à ses amis pour la politique intérieure ; lorsque le ministère Richelieu fut remplacé par le ministère Villèle, on aurait pu croire que Chateaubriand obtiendrait le portefeuille des Affaires étrangères. Écarté par ses propres amis, il ne refusa pas, à titre de compensation, l'ambassade de Londres. Heureux d'y retrouver un pays qu'il aimait, dont il parlait couramment la langue, dont il connaissait à fond la société et les mours, il y observa le progrès d'une politique dominée par l'économie et qui cherchait à rendre définitive l'hégémonie commerciale de l'Angleterre dans le monde et particulièrement en Amérique latine.



Sans doute, les mouvements d'opinion qui agitaient alors les colonies espagnoles et le Brésil avaient-ils peu de points communs avec les mouvements révolutionnaires et l'émancipation de la Grèce. C'étaient des créoles, propriétaires fonciers et négociants, qui voulaient se libérer du monopole commercial et de la domination politique de la mère-patrie, mais leurs entreprises mettaient tout de même en cause le principe de légitimité et le droit d'intervention. L'Angleterre était favorable à ces colonies, parce qu'elle attendait de leur indépendance des conditions plus favorables à son commerce.



Les affaires d'Amérique se répercutaient en Europe. Les libéraux d'Espagne s'opposaient au départ de troupes envoyées contre les colonies rebelles. Il y eut une révolution : le roi Ferdinand se trouva prisonnier d'un gouvernement insurrectionnel, celui des Cortès (ÉtatS) qui lui imposèrent une constitution.

L'événement parut assez grave pour justifier la réunion d'un nouveau congrès, cette fois à Vérone. On a montré, en parlant de l'obsession qu'exerçait alors sur lui le souvenir de Napoléon, comment Chateaubriand chercha, dans la guerre d'Espagne, le moyen de rendre à la France sa place en Europe et d'effacer les désastres de l'Empire.



Une fois la partie gagnée, il fallait en développer les conséquences. L'Angleterre de Canning craignait que la France ne prît en poche, pour salaire, une colonie espagnole d'Amérique. Chateaubriand était bien trop prudent pour cela, mais il entendait obtenir - cette fois par la diplomatie et un nouveau congrès - le règlement des affaires d'Amérique. Il songeait à établir, dans les colonies émancipées, des secun-dogénitures de la maison de Bourbon. L'idée n'était pas bonne, elle péchait par défaut d'information sur l'état véritable de l'opinion en Amérique, les tendances républicaines des dirigeants, leur susceptibilité à l'égard de toute solution dictée par l'Europe. Mais on le comprend mieux avec le recul des années. D'ailleurs, Chateaubriand n'eut pas le temps de pousser plus loin ses avantages. Il s'entendait mal avec son président du Conseil, Villèle. Le 6 juin 1824, une ordonnance royale lui retira brusquement son portefeuille, comme s'il avait volé la montre du roi sur la cheminée. La guerre d'Espagne a été reprochée à Chateaubriand, d'abord par ses contemporains et depuis par les critiques, comme une trahison envers les principes de liberté dont il se réclamait, une compromission avec l'Europe réactionnaire contre l'indépendance des peuples 8, Chateaubriand en a revendiqué, au contraire, les mérites en assurant qu'elle avait restitué à la France indépendance et prestige en Europe. On doit bien comprendre que son principe essentiel en politique demeurait la lutte contre l'arbitraire et le despotisme. Les monarchies, à ses yeux, fournissaient la garantie de la liberté, si elles respectaient leurs propres lois. Ainsi le rétablissement de Ferdinand VII fut-il accompagné d'un effort pour prévenir toute vengeance de la part de l'entourage royal. Il est vrai qu'à cette date, dans beaucoup de pays européens, un paternalisme monarchique bien conduit aurait pu garantir plus d'avantages à des populations en majorité rurales que ne le faisait le libéralisme bourgeois, et qu'en même temps celui-ci laissait s'établir, par le jeu implacable des concurrences, l'exploitation et la misère du prolétariat. Mais la question sociale n'était pas en cause la première. Ce qui importait surtout, c'était de ne pas admettre sur le forum international une France condamnée à un rôle secondaire et contrainte à subir la loi des autres. Arrêter, et avec le concours de la Russie, l'hégémonie de l'Autriche sur le continent, l'hégémonie de l'Angleterre sur les mers, c'était le moyen de prévenir le despotisme dans les affaires internationales :



Je crois juger sainement l'Angleterre : je ne partage pas les préjugés de mes compatriotes contre ce pays, j'aime au contraire l'Angleterre et ses institutions, j'y ai vécu dans mon exil et reçu une noble hospitalité. J'admire les efforts que la Grande-Bretagne a faits pendant le cours de la Révolution pour sauver le monde civilisé. Canning a été mon ami, et je lui suis encore attaché, mais je ne puis m'empêcher de voir la vérité. Je ne sais quel mauvais génie s'est emparé de l'Angleterre depuis la bataille de Waterloo, elle est devenue bonapartiste et révolutionnaire même dans les classes les plus élevées de la société. Est-ce qu'étant parvenue au plus haut point de sa prospérité et de la gloire, elle commence comme toutes les choses humaines à descendre? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle semble avoir perdu de sa force en perdant son respect de la moralité et de la justice : elle était puissante lorsqu'elle combattait pour la légitimité et la monarchie ; elle est faible aujourd'hui, comme la cause dont elle s'est faite le soutien ; elle a passé du côté de la Révolution au moment où la Révolution finissait ; elle n'y trouvera plus personne et perdra le fruit de l'honneur de ses premiers sacrifices. Son commerce a franchi les bornes de la prospérité par l'excès de cette prospérité même. Le monde, encombré du produit de ses marchandises, ne sait plus qu'en faire ; étant obligé de les baisser au plus bas prix pour en trouver le débit, elle a même par cela entretenu une stagnation parmi les acheteurs, qui ont plus d'objets manufacturés qu'ils n'en peuvent consommer. La Grande-Bretagne n'a plus qu'un intérêt, qu'une idée fixe : l'Industrie. Elle a substitué au principe moral de la société, un principe physique. Elle sera soumise à la conséquence de ce principe et subira le sort de toutes les choses matérielles, que le temps use et détruit 9.

Ministre, il avait donc réalisé une grande partie de ses projets et relevé le prestige de son pays. Disgracié, il allait combattre ses successeurs en montrant qu'ils renonçaient à exploiter ses résultats et abandonnaient, par pusillanimité, toute politique d'envergure. Ce fut l'objet de sa polémique de presse, sous la forme de brochures, incisives et brillantes, et d'articles dans le Journal des débats.



En même temps, il reprenait son ouvre littéraire : il avançait dans la rédaction des Mémoires. Avec Madame Réca-mier, au-delà de graves orages, il avait renoué la tendre amitié que même ses infidélités ne délaceraient plus. Sachant qu'il jouissait maintenant dans tous les domaines de l'opinion d'une autorité sans conteste, il pensa l'heure venue de publier ses ouvres complètes. Il en attendait aussi la sécurité matérielle, car il avait contracté de nouvelles dettes et, pour être plus indépendant, il avait même refusé le rétablissement de son titre et de son traitement de ministre d'État. Jusqu'ici, il avait eu pour éditeur l'imprimerie Le Normant. Il signa un contrat avec les éditeurs Ladvocat et Dufey pour la publication de vingt-sept volumes. Celle-ci eut lieu, sans beaucoup d'ordre, de 1826 à 1831.



Chateaubriand se préoccupa de piquer la curiosité par la publication d'inédits ou la réédition d'ouvres introuvables. On commença par l'Essai sur les Révolutions, muni d'une préface critique et rassurante (1826). On continua par Les Natchez, une ouvre immense et touffue, mais non dépourvue de beauté, qu'il avait rédigée à Londres sous la Révolution.



Chateaubriand pensa encore qu'il pourrait fournir des répliques à l'Itinéraire et reprendre 'ses notes d'Amérique et d'Italie. Ainsi s'éleva, avec le Voyage d'Amérique et celui d'Italie, la trilogie de ses voyages.

Il reprit De la Monarchie selon la charte, recueillit ses articles et ses discours dans plusieurs volumes : Discours et Opinions (1826, t. XXIII), Mélanges politiques (t. XXIV), Polémique (t. XXVII). Il y eut même une tragédie : Moïse, composée sous l'Empire, et dont il était assez fier, au point de ne jamais perdre l'espoir de la faire jouer à la Comédie-Française. Ce ne sont point tous des ouvrages que l'on aborde aujourd'hui par divertissement, encore que les collectionneurs les recherchent, mais l'ensemble a certainement contribué à soutenir sa réputation parmi les lettres et dans la jeunesse. II y gagna, comme il en avait une dans l'État, une grande place dans la nation.



Parce qu'il combattait le ministère au pouvoir et parlait toujours de liberté, parce qu'il osait dire qu'à force de mal conduire la monarchie, on détacherait d'elle l'opinion et on préparerait la république, il éveillait des sympathies jusque dans les milieux avancés. Il s'élevait contre un nouveau rétablissement de la censure en 1827 et fondait une Société des Amis de la liberté de presse, à laquelle adhéraient des libéraux, des hommes de gauche. Royaliste et constitutionnel plus que jamais, il prétendait ainsi enlever aux partis extrêmes l'initiative d'une campagne contre l'arbitraire ministériel. Mais de là provient l'hostilité qu'à une certaine époque du moins, les hommes de droite lui ont témoignée rétrospectivement. Un esprit libre est toujours insupportable aux gens de parti pris, lorsqu'ils préfèrent leurs adulations et leurs aveuglements à un service loyal, mais lucide et avertisseur. On a feint d'oublier que, sur l'heure, sa politique avait contribué au succès des royalistes constitutionnels, lors des élections législatives.



Le nouveau ministère, celui de Martignac, proposa à Chateaubriand l'ambassade de Rome, car les royalistes réactionnaires (la Gazette de FrancE) le jugeaient maintenant un homme trop dangereux pour l'admettre dans le cabinet. Retourner à Rome séduisait l'artiste et le voyageur ll. Quant au politique, il pouvait voir dans cette mission une étape, en attendant l'heure où les circonstances imposeraient son retour, cette fois en qualité de Premier ministre. La cour romaine comptait un fort parti autrichien. Le pape Léon XII, d'esprit ouvert, mais de prudence extrême - les papes ne peuvent qu'attendre -, n'appartenait plus à la faction des zelanti, c'est-à-dire au parti le plus opposé aux idées de liberté. Auprès de lui, le prestige du Génie du Christianisme demeurait tel qu'il se félicitait d'accueillir pour ambassadeur de France un homme qui emploierait encore sa plume pour la cause de la religion et du trône 1!. Cette plume fut bien employée, en effet, au temps du séjour romain, et jamais mieux inspirée : d'admirables lettres à Madame Récamier, qui sont passées dans les Mémoires d'Outre-Tombe l3, le récit de la fête donnée à la grande-duchesse Michel de Russie, autant de chefs-d'ouvre.



Mais les affaires étaient quotidiennes et mornes. Brusquement, Léon XII mourut. Chateaubriand fut confirmé comme ambassadeur auprès du Sacré Collège, il intrigua contre les zelanti, se procura un espion dans le Conclave et il osa, de sa propre initiative, confier au cardinal de Clermont-Ton-nerre une lettre d'exclusion contre le cardinal Albani, qu'il croyait le chargé d'affaires de l'Autriche. Lorsque le cardinal Castiglioni (Pie VIII) fut élu, il prétendit avoir influencé le choix des cardinaux. Victoire enfin ! écrivit-il à Madame Récamier le 31 mars. J'ai, après bien des combats, un des papes que j'avais mis sur ma liste. Voire! Il l'avait même placé en tête de liste, mais de la liste de ceux auxquels personne ne pensait pour le moment (dépêche au comte Portalis, ministre intérimaire des Affaires étrangères, 17 février 1829) et dont l'un néanmoins pourrait devenir pape. Pic VIII prit aussitôt pour secrétaire d'État ce redoutable cardinal Albani, petite consolation pour l'Autriche de la nomination d'un pape tout français. Albani dit à Chateaubriand : Je suis un cochon (parce qu'il portait une soutane salE), et il ajouta : Vous verrez que je ne suis pas un ennemi. L'ambassadeur lui répondit qu'il était bien loin de le considérer comme tel. N'est-ce pas? Mais tout cela sent la petite cour, manque de sérieux, de densité et de dignité. Sur le plan de la politique, quelle différence avec les luttes ardentes et lucides des précédentes années! Sur le plan de la religion, on ne peut échapper à une impression de malaise.

Dans ce monde en plein changement dont, à Paris comme à Londres, postes avancés d'une civilisation économique nouvelle, Chateaubriand n'a pas manqué d'observer les transformations irréversibles, on dirait qu'il ne discerne pas le rôle qui pourrait revenir à l'Eglise. Rome, dans un décor enchanteur de Piranèse, lui semble la capitale d'une société qui meurt. Le discours au Conclave, dont il s'est tant vanté, ne nous paraît plus, à distance, qu'un exercice du genre des chancelleries : des généralités, une vague allusion à la détresse de l'Islam, la défense du christianisme contre le reproche de favoriser l'oppression, mais aucune flamme, rien qui convie à dépasser l'immobilisme ou qui ouvre des perspectives sur une régénération spirituelle et morale du monde par l'Église. Il suffit de citer cette page, en ajoutant qu'elle est la moins décevante :



Au moment même où je parle, le genre humain est arrivé à l'une des époques caractéristiques de son existence; la religion chrétienne est encore là pour le saisir parce qu'elle garde dans son sein tout ce qui convient aux esprits éclairés et aux cours généreux, tout ce qui est nécessaire au monde qu'elle a sauvé de la corruption du paganisme et de la destruction de ta Barbarie. En vain l'impiété a prétendu que le Christianisme favorisait l'oppression et faisait rétrograder les jours : A la publication du nouveau pacte scellé du sang du juste, l'esclavage a cessé d'être le droit commun des nations ; l'effroyable définition de l'esclavage a été effacée du code romain : non tam viles quam nulli sunt. Les sciences demeurées presque stationnaires dans l'antiquité ont reçu une impulsion rapide de cet esprit apostolique et rénovateur qui hâta l'écroulement du vieux monde ; partout où le Christianisme s'est éteint, la servitude et l'ignorance ont reparu. Lumière quand elle se mêle aux facultés intellectuelles, sentiment quand elle s'associe aux mouvements de l'âme, la religion chrétienne croit avec la civilisation et marche avec le temps ; un des caractères de la perpétuité qui lui est promise, c'est d'être toujours du siècle qu'elle voit passer, sans passer elle-même. La morale évangélique, raison divine, appuie la raison humaine dans ses projets vers un but qu'elle n'a point encore atteint : après avoir traversé les âges de ténèbres et de force, le Christianisme devient chez les peuples modernes, le perfectionnement même de la société ".

Plus révélateur encore de cette manière de résignation, le Miserere à la chapelle Sixtine, admirable orchestration d'une lettre que Madame Swctchine avait adressée à Madame Récamier :

Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie et j'en étais à cause de cela cent fois plus touché.



Le jour s'affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l'on n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l'Ecriture compare à une petite vapeur. Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur ; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux Lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Eglise sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d'ouvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux, séparés de l'unité de l'Église, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du cour. Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémte adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir.



Décidément, chez cet ambassadeur à Rome, l'artiste l'emportait sur le chrétien. Les épisodes d'enchantement et d'amour l'accaparaient : il rajeunissait. C'était le temps où passaient devant lui la grande-duchesse Hélène, Hortense Allart. Quelques semaines encore, ce serait l'Occitanienne. Il prit un congé. Lorsque Charles X eut confié à son favori Poli-gnac la direction d'un nouveau cabinet, Chateaubriand, selon le principe alors admis d'une solidarité entre le ministère et les ambassades, donna sa démission. Ce qu'il prévoyait, du reste, arriva. Le gouvernement eut la tentation du pire : au printemps de 1830, il entra en conflit avec la Chambre, la renvoya. Il fut alors battu aux élections et prétendit casser celles-ci par les ordonnances de juillet. La révolution éclata à Paris : les trois Glorieuses conduisaient logiquement à l'instauration de la république. Mais la bourgeoisie ne voulait pas plus de la démocratie que de l'aristocratie et de la monarchie rétrograde. Elle découvrit un moyen terme en faisant appel au duc d'Orléans. Celui-ci accepta que les Chambres lui confiassent le trône. Il devint Louis-Philippe IP', roi des Français. La solution était contraire au droit et à la Constitution. Car Charles X et le Dauphin avaient abdiqué en faveur du jeune duc de Bordeaux, Henri V, et le roi avait désigné le duc d'Orléans pour les fonctions de lieutenant général du royaume, pratiquement une régence en attendant la majorité de Henri V. Là étaient l'ordre et la légalité. Les Chambres n'avaient, d'après la Charte, aucun pouvoir constituant. La Charte serait désormais une vérité, disait-on, mais on commençait par la violer. Bien entendu, tout le monde (sauf la jeunesse républicainE) était prêt à sanctionner l'abus de pouvoir, puisque c'était le moyen de conserver les places.



Dans ce chaos, Chateaubriand se redressa. Sollicité par la famille d'Orléans, il répondit que rien n'était plus clair : Henri V était roi, le duc d'Orléans exercerait la régence, régnerait de fait pendant quinze ans sous le nom de son pupille.



L'opposition de Chateaubriand lui valut aussitôt la popularité : reconnu dans la rue par la jeunesse des écoles, il fut acclamé et porté en triomphe à travers Paris. A la Chambre des pairs, dans un discours d'authentique puissance, il fit la critique des événements survenus et parla comme un prophète :

Ce n'est ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice transmis de maillot en maillot depuis le berceau de Henri IV jusqu'à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout se tournerait de nouveau contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre ; je ne crois pas au droit divin de la royauté, el je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n'invoque pas même la Charte, je prends mes idées plus haut ; je les tire de la sphère philosophique de l'époque où ma vie expire : je propose le duc de Bordeaux tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente.

Je sais qu'en éloignant cet enfant, on veut établir le principe de la souveraineté du peuple : niaiserie de l'ancienne école, qui prouve que, sous le rapport politique, nos vieux démocrates nom pas fan plus de progrès que les vétérans de la royauté Il n'y a de souveraineté absolue nulle part; la liberté ne découle pas du droit politique, comme on le supposait au dix-huitième siècle; elle vient du droit naturel, ce qui fait qu'elle existe dan, toutes les formes de gouvernement, et qu'une monarchie peut être libre et beaucoup plus libre qu'une république; mais ce n est m le temps ni le lieu défaire un cours de politique.



Je me contenterai de remarquer que, lorsque le peuple a dispose des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté; je ferai observer que le principe de l'hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu, par l'usage, préférable au principe de la monarchie élective. Les raisons en sont si évidentes que je n'ai pas besoin de les développer. Vous choisissez un roi aujourd'hui : qui vous empêchera d'en choisir un autre demain? La loi, direz-vous. La loi? et c'est vous qui la faites !

Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j'ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s'acheminent vers l'exil.

Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n'ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté; à ces champions de l'autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d'apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l'infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Provocateurs de coups d'Etat, prédicateurs du pouvoir constituant, où êtes-vous? Vous vous cachez dans la boue du fond de laquelle vous leviez vaillammenl la lëte pour calomnier les vrais serviteurs du Roi ; votre silence d'aujourd'hui est digne de votre langage d'hier. Que tous ces preux, dont les exploits projetés ont fait chasser les descendants d'Henri IV à coups de fourches, tremblent maintenant accroupis sous la cocarde tricolore : c'est tout naturel. Les nobles couleurs dont ils se parent protégeront leur personne et ne couvriront pas leur lâcheté.



Il ne reconnaîtrait donc jamais le gouvernement de Monsieur le lieutenant général du royaume. Il lui restait à être logique jusqu'au bout, au milieu d'hommes qui ne l'étaient guère, Il donna sa démission de pair. Il rentrait dans la vie privée et vraiment, comme il l'a dit, nu comme un petit saint Jean. Soixante-deux ans à cette date. Demain, la vieillesse. Mais aujourd'hui encore, la pleine vigueur de l'intelligence. Et sa plume pour vivre et pour survivre! L'heure des Mémoires d'Outre-Tombe était venue.



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François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
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