Georges Mogin |
Dans sa grande entreprise de médiation, la poésie de Norgc ne craint pas de se nommer elle-même, ni de nommer son instrument : le langage. Le langage est en effet situé à l'endroit exact où l'homme s'articule à l'univers. D'une part, il intériorise ce monde extérieur qui vient aux sens, de l'autre il extériorise la perception que l'homme a du monde, perception active en ceci qu'elle impose son moule à son objet. Et c'est parce que le langage est actif qu'il est libérateur. Si l'on a déjà pu noter chez Norge une tentation de l'exaltation verbale et musicale, ce n'est pas parce que le chant constituerait une sorte de drogue, qui permettrait à des pouvoirs cachés de se libérer. C'est bien plutôt parce que la langue est cet instrument qui permet de rendre compte de la réalité, mais aussi de la dépasser. Tourniquet bien connu des linguistes, et bien fait pour satisfaire l'amoureux d'ambiguïté : le langage est structuré par la réalité qui le précède (« Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas?», L.V.,Glose, p. 157). mais il travaillé à son tour cette réalité qu'il contribue à faire ; il traduit la pensée mais la modèle aussi : « Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe», id.). La pratique du langage permet donc d'agir sur le réel, et cela bien davantage que ne le croient ceux pour qui il n'est qu'une forme, juste bonne à véhiculer ce qui seul serait digne d'attention : le contenu. S'il manipule nos représentations, et donc notre rapport au monde, ce n'est pas tant par sa puissance rationnelle : « Les mots qui ont des idées sont des mots de cuistres. Ou plutôt, les idées, ça leur vient comme au pommier la pomme, comme à la fille le besson » (L.V., Glose, p. 162). Sa vertu transformatrice, il la lire surtout d'autres pratiques, n'ayant pas cette prétention. Norge marque bien la différence lorsqu'il raconte l'histoire de Babel : « Ce fut d'abord des fondations profondes, puis des murs, enfin des fenêtres, des corniches où l'hirondelle commençait à pondre. Alors, les bâtisseurs parlèrent et la tour s'écroula. Le tonnerre ? non, les paroles. Fallait des chants, voilà ! » (O.E., p. 295). C'est bien ce genre de chant constructeur qu'est la poésie. En effet, elle ne se sert pas des mots pour simplement communiquer (car alors un mot vaudrait l'autrE), mais elle les prend chacun dans son originalité, force notre attention à se déposer dessus (on nomme ça d'un nom rigolo : l'autotélismE) et surtout les change à nos yeux. Norge en change souvent la signification, en invente de nouveaux (de la crealule à la pelouse, de gibouler à baisoyer et du soufflant au racine, les exemples abondent dans La Langue vertE), bouscule les règles morphologiques qui président à leurs accords (Négresse nous montre une « couleur cafée », L.V., p. 208). Mais ce ne sont là que les aspects les plus voyants de la manouvre. Norge. surtout, associe les mots en de nouveaux groupes susceptibles de modifier notre perception de l'objet qu'ils désignent : que peut bien être un « parler squameux », une «grand messe du charbon», «du jus de saison» et un «petit clairon de parlote » ? Il modifie les valeurs qui leur sont communément attachées. Chose que nous avons bien vu avec l'azur et la morsure. Tout cela participe à un grand mouvement de polysémie, tel que les mots excèdent leur contenu convenu. Et Norge de citer Fargue - « Les mots vont plus loin que la pensée » - et de gloser : « Les chiffres, eux. veulent toujours dire la même chose. Pas de surprise. Tandis qu'avec les mots, il faut sans cesse s'allendre à des miracles». L.V.. Glose, p. 165). Le travail sur la langue participe donc ainsi du constant mouvement de dépassement qu'est le texte norgien. On comprend alors que la parole, et plus encore le chant, qui en est une version épurée, soient fréquemment associes aux réseaux d'images tissés autour de l'envol. Car ce mouvement harmonise la révolte et l'amour : Icare se promet de devenir « un oiseau monstrueux qui grandit en s'élevant ». non pour se fondre dans le ciel mais pour « le blasphémer face à face » (S.I.. p. 103), tandis que « l'alouette monte droit au ciel comme la flamme de l'amour et fait parler par sa gorge les gemmes du haut espace » (J.A.. p. 141). Abolition des limites qui fait du chant une puissance libératrice proprement incroyable. Citons une fois de plus Les murs : « Non le prisonnier ne saura jamais / Qu'il aurait suffi d'une note ailée / Pour jeter à bas son cruel palais / La longueur du temps, les grilles forgées / Et boire la mer à pleines gorgées » (G.G., p. 119). Mais il en va du langage comme de tous les thèmes norgiens. A peine leur a-t-on assigné une valeur qu'il faut faire place aux contre-valeurs. Dans ce cas. si le langage permet l'envol, il est aussi solidement terrestre. De même qu'il matérialise la transcendance, le discours de Norge matérialise le langage. Soit qu'il en fasse un organisme naturel (« Les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent». L.V., Glose, p. 158), soit qu'il insiste sur leur nature de fabricats humains (« Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir. herminctte. gouge, ciseau ». id.. p. 157). Mais la distinction est un peu d'importance - les mots sont outils autant que ceux-ci sont mots -, et Norge s'y entend, d'ailleurs, à la brouiller : les mots sont tout à la fois «des moissons, des vendanges, des forêts, des familles, des nids de mésange et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur» (id.p. 158). L'essentiel réside dans ce désir de faire de la poésie une chose. D'où l'emploi constant de cette technique que l'on a appelé la « défamiliarisation ». Norge use des mots communs, des mots de la tribu. Mais il ne cesse de les faire pirouetter, pour nous les montrer sous un angle nouveau. L'attention est dès lors attirée sur leur texture, sur leur figure. Ils en deviennent palpables. La defamiliarisation joue dans toute poésie. Mais elle a dans celle de Norge une fonction bien particulière. Norge. on l'a souvent noté, excelle à jouer du connu. Les mots de tous les jours, qu'il convoque volontiers, tissent autour du lecteur un cocon rassurant. Et c'est bien : ils assurent, comme innocemment, cette communication que le poète ne cesse de rechercher. Mais, à l'abri du quiet quotidien, le paradoxe et la nouveauté vont frapper, plus sûrement. La defamiliarisation sera d'autant plus efficace qu'elle surviendra dans l'univers le plus familier. Cette familiarité. Norge la crée par le recours à ce que l'on pourrait nommer la «diction populaire». N'entrons pas dans une longue discussion sur la nature du caractère «populaire» d'un texte : je veux désigner par là un ensemble de traits caractérisant ces chansons, fables, comptines, blagues, rondes et contes, formulcttcs et devinettes qui vivent dans la mémoire collective et semblent appartenir à un passé indistinct auquel nous participons par le premier bout de notre vie : l'enfance. Dans La Langue verte - mais le phénomène concerne toute l'ouvre - Norge a concentré tous les signes extérieurs de la diction populaire, au point qu'on pourrait croire que le poète a été mû par le souci documentaire qui avait stimulé l'auteur de L'Imagier. Je n'énu-mererai que cinq ou six de ces signes. Il y a tout d'abord les refrains. Refrains directement empruntés à des textes connus (« Ronron patapon », dans G.G.. Cancans. p. 109) ou y ressemblant sans qu'une source particulière soit nécessairement à invoquer (« Digue daine et digue dique » ou « ô gué», Q.V.. Concerto, p. 420 et 414). refrains forgés de toutes pièces sur des moules familiers, qu'ils soient onomatopéiques ou non («Zoum-zoum ». G.G.. Morts de morts, p. 139, «Tonton, tontine et tontainc ». Q.V.. Lupetiére. p. 358). Il y a ensuite les rimes, qui privilégient à l'occasion le -aine, le -on et le -eue: « Laisse ton pied dans le cresson, / Le joli cresson de fontaine, / Françoise : ta jeune chanson / Sent le thym et la marjolaine ». (Q.V.. Paysage, p. 362 ; R., Trois chansons, p. 15, est tout entier construit sur ces rimeS). Ces reprises sont d'autant plus remarquées que le mètre est bref- troisième caractéristique -comme dans le dernier poème cité : « Celui du moignon / Chantait : Capitaine. / Les affair' de haine, / C'a. c'est mes oignons ». El voici les élisions, qu'on retrouve ça et là : « Pourquoi qu'tu pleur' ma p'tit'sour?» (G.G.. Cwur de beurre, p. 120). « Le p'iil poulet n'a plus b'soin d'son plumage» (L.V.. plus b'soin. p. 170). Il y a encore tout l'attirail familier à la chanson populaire : chiffres traditionnels (Trois chansonS), lieux convenus (fontaines, tours, fleuves, feuillées, p'til navireS), personnages attendus (bergères, prisonniers, jolis tambourS), situations, objets et animaux familiers (loups et brebis, muguets et marjolaineS). Et. pour couronner le tout, la caractérisation caressante : petit. Il y a enfin - pour en rester là - les nombreuses allusions à des genres précis relevant de la diction populaire : randonnées - ou énuméralions enchainées - dont la Faune (F., p. 62) nous donne un bon exemple ; virelangues - ou formules présentant une accumulation de difficultés de prononciation et d'homonymies - dont les meilleurs exemples sont sans doute Totaux et Veritas (L.V.. p. 173 et 185) ; comptines, auxquelles Norge a consacré un article en 1931. Parfois, l'allusion se fait plus précise : Simon. Simon (B.S.. p. 595) renvoie à « Il pleut bergère ». et plus d'un critique a rapproché l'énumération modulée « Bascoup. Maricmont. Chapelle» (L.V.. Charbon, p. 206) du célèbre « Orléans. Bcaugcncy. Notre-Dame de Cléry, Vendôme ». Dans sa soupe populaire. Norge a ajouté quelques condiments qui la relèvent : l'argotique, le dialectal et l'enfantin. Parfois, l'imitation est rigoureuse : dans Le soufflant et le racine (L.V.. p. 180). il a bien observé les manouvres argotiques consistant à désigner le tout par une de ses caractéristiques (comme dans grimpant pour pantalon ou palpitant pour couR), ou à composer des termes en se servant de certains suffixes peu courants dans la langue usuelle : merlifluche. pelouse, pignoche et noubague. Ailleurs, ce sont des formes fleurant une province dont on ne sait si elle est d'oc, d'oïl ou d'outre-mer : « Tout zoulis de la purnelle. / Ce sont di zoziaux / Amoreux du bec. de l'aile, / Du flanc, du mousiau » (L.V.. Zoziaux. p. 184). Mais le plus souvent, les pistes se brouillent. Vieille chanson, dialecte éloigné ou langage enfançon dans VArgot des songes"} : « Lopin per lopin gagnolait / Sa doudouce à cuissou gamine » (L.V.. p. 194). C'est qu'on se tromperait si l'on voyait en Norge un folkloriste soucieux de recueillir et de simplement rajeunir les dires des générations passées. Il faut faire observer que le rappel inter-tcxtucl a au moins deux fonctions. Et on ne sera pas étonné si ces fonctions sont partiellement contradictoires. La première est de renforcement : le texte recourt à la diction populaire lorsque la forme choisie permet d'illustrer un thème norgien. Si Norge nous donne l'impression de nous parler « de loin », c'est que son propos fait un large usage des plus grands archétypes de notre culture - comme le pain et le vin -, mais ce long mouvement, c'est le rappel des premières chansons de cette culture qui l'assure aussi. Dans une pièce à énumération comme La Faune (F., p. 62). le retour régulier des interrogations et des réponses dit lui aussi l'impitoyable cycle de la dévoration. et la répétition des suffixes (-ant surtout, mais aussi -u. -ë) suggère à sa manière le grouillement du vivant. Dans le virelanguc. le sens tend à se dissoudre totalement. (C'est bien le comble de l'effort d'étrangéification qui est au cour de la poésiE). A cause de cette disqualification du rationnel, on a pu rapprocher Totaux des bruitages lettristres (L.V., p. 173). Mais qui ne voit qu'ici encore, se dessine une correspondance entre ce mouvement d'appauvrissement du sens et l'annulation progressive de l'être à qui s'adresse chaque question du poème ? C'est donc l'absence de sens qui fait sens ici. Mais ce n'est pas toujours pour établir de subtiles adéquations que Norge se sert de la diction populaire. En engageant ce serviteur robuste et familier, il se donne aussi la possibilité de créer plus aisément le déséquilibre et la surprise. Qui se méfierait d'un « ron ron patapon » ? Pourtant, quand on le rencontre dans Cancans (G.G., p. 109), loin d'accompagner une situation bucolique, faite de gentillesse rondelette, il souligne ironiquement le pullulement misérable du genre humain - comparé à la race des blatles - cl son extermination plus misérable encore. Quand Trois chansons (R.. p. 15) font rimer verveine el capitaine, ce n'est pas pour donner place à la bonhomie et à la douceur : c'est pour nous parler de crachats et de haine. Et suivons bien Norge lorsqu'il recompose la comptine Une poule sur un mur. En en distribuant les éléments au long de son Tic Tac (F., p. 54). il en bouleverse profondément la signification. Les mots familiers et simples voisinent avec les termes rares et les allusions savantes (au point qu'un critique ne craint pas d'invoquer le sourire qui éclaire I. éventail de Mademoiselle Mallarmé). Pure coquetterie, jeu gratuit ? Et pourquoi ne jouerait-on pas ? Et encore : pourquoi s'interdirait-on. au moment même où l'on joue, de parler de la pire des prisons : le temps ? Sa puissance mortelle est ici figurée par un symbole dérisoire : un oiseau bête et faible, le bruit minuscule de son picotement, qui rime avec celui des instruments à mesurer le temps. Le temps est-il donc si fort, qu'il gobe tout - «gens et dieux», azur et minutes - aussi aisément qu'une poule le fait d'un morceau de pain ? Ou est-il si faible, derrière ses grands airs, qu'on puisse le comparer à un volatile de basse-cour? Paradoxe grinçant souligné par les reprises : les refrains, les allitérations, les saccades que le mètre bref rend sensibles, figurent-ils ici l'écoulement définitif ou. comme à l'habitude, l'éternel retour ? Alors, quoi ? Désespoir lucide, qui nous ravit jusqu'aux petits plaisirs de notre enfance, ou invitation joyeuse à adresser des pieds de nez à toutes les puissances, même lorsqu'elles sont abstraites comme le temps ? On ne sait pas. Et ce n'est pas le vers final - impératif ou indicatif? - qui lèvera nos doutes : « Lève la queue et saute en bas ». Ambiguïté, une fois encore. En coulant son verbe dans le moule ancien. Norge parie sur la connivence. Le lecteur est dans un monde connu. Sa garde s'abaisse. Il se prépare au conte, et au sourire. Et le paradoxe frappe. Mais la diction populaire sert peut-être un autre dessein encore, en soulignant une nouvelle ambiguïté : celle de la création poétique elle-même. C'est que Norge. quand il se fait chanteur de rue. annonce par avance les limites de celte création. Ce qui est écrit par le poète, on le doit aussi aux autres, à tous ceux-là qui se servent ou se sont servis du langage. Pas de pose de démiurge grandiloquent chez ce Norge qui. dit D. Laroche, « s'est toujours voulu artisan plutôt qu'artiste, brocanteur plutôt qu'antiquaire ». mais appel à la coopération. Le lecteur tabassé de tout à l'heure est convié à un constant et périlleux exercice de lucidité qui. jamais, n'abolit le droit déjouer ni celui d'y trouver du plaisir. Autonomisé. solidifié, le langage peut dès lors rejoindre, dans l'univers norgien, les autres réalités terrestres. Sa pratique est volontiers assimilée à la dévoration. et ses produits à la nourriture. Thème que nous retrouvons pour la troisième fois. On sait que Norge mâche volontiers ses mots : « Je dis. moi. que la poésie se mange », affirme t-il au début de La Langue verte (p. 157). et une Chanson des Râpes est dite « bonne à mâcher ». Mais, ici encore, deux voies s'ouvrent (Norge ne cesse, décidément, de les multiplieR). On s'en souvient, manger, c'était à la fois aimer et agresser, rendre réel et détruire, s'assimiler et résister. La chanson, « dure à la dent et douce au cour ». ne peut donc être seulement harmonie. Elle sert peut-être aussi à questionner la foi qu'on peut placer dans les solutions verbales. Aussi Norge ne craint-il pas de se parodier comme il parodie les autres, de mettre une sourdine à ses propres instruments, et déjouer avec ce qu'il a construit de ses mains le jeu risqué de la déconstruction. Les Quatre Vérités nous donnent à choisir entre deux conclusions : des Radotages et un Concerto. Les nobles versets du Vin profond débouchent sur les pièces narquoises « La mouche à miel » et « Le plumeau ». où vacillent les certitudes qu'aurait peut être pu faire naître le haut chant. Est-ce un hasard ? Et si la musique du verbe est un « infatigable élan de cerner toujours toujours l'indicible» (V.P., Propos, p. 425). ses propos ne sont-ils pas «tout saupoudrés de poudre d'escampette» (L.V.. Glose, p. 167)? |
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