Gérard de Nerval |
« Puisque nous sommes anuilés, dit mon ami, si tu n'as pas sommeil, nous irons souper quelque part. - La Maison-d'Or, c'est bien mal composé : des lorettes, des quarts d'agent de change, et les débris de la jeunesse dorée. Aujourd'hui, tout le monde a quarante ans, - ils en ont soixante. Cherchons la jeunesse encore non dorée. Rien ne me blesse comme les moeurs d'un jeune homme dans un homme âgé, à moins qu'il ne soit Brancas ou Saint-Cricq. Tu n'as jamais connu Saint-Cricq? - Au contraire. - C'est lui qui se faisait de si belles salades au café Anglais, entremêlées de tasses de chocolat. Quelquefois, par distraction, il mêlait le chocolat avec la salade, cela n'offensait personne. Eh bien! Ie3 viveurs sérieux, les gens ruinés qui voulaient se refaire avec des places, les diplomates en herbe, les sous-préfets en expectative, les directeurs de théâtre ou de n'importe quoi - futurs - avaient mis ce pauvre Saint-Cricq en interdit. Mis au ban, comme nous disions jadis, Saint-Cricq s'en vengea d'une manière bien spirituelle. On lui avait refusé la porte du café Anglais; visage de bois partout. Il délibéra en lui-même pour savoir s'il n'attaquerait pas la porte avec des rossignols, ou à grands coups de pavé. Une réflexion l'arrêta : « Pas d'effraction, pas de dégradation ; il vaut mieux aller trouver mon ami le préfet de police. » Il prend un fiacre, deux fiacres; il aurait pris quarante fiacres s'il les eût trouvés sur la place. A une heure du matin, il faisait grand bruit rue de Jérusalem. « Je suis Saint-Cricq, je viens demander justice d'un tas de... polissons; hommes charmants, mais qui ne comprennent pas..., enfin, qui ne comprennent pas! Où est Gisquet? - Monsieur le préfet est couché. - Qu'on le réveille. J'ai des révélations importantes à lui faire. » On réveille le préfet, croyant qu'il s'agissait d'un complot politique. Saint-Cricq avait eu le temps de se calmer. Il redevient posé, précis, parfait gentilhomme, traite avec aménité le haut fonctionnaire, lui parle de ses parents, de ses entoure, lui raconte des scènes du grand monde, et s'étonne un peu"de ne pouvoir, lui Saint-Cricq, aller souper paisiblement dans un café où il a ses habitudes. Le préfet, fatigué, lui donne quelqu'un pour l'accompagner. Il retourne au café Anglais, dont l'agent fait ouvrir la porte; Saint-Cricq triomphant demande ses salades et ses chocolats ordinaires, et adresse à ses ennemis cette objurgation : « Je suis ici par la volonté de mon père et de monsieur le préfet, etc., et je n'en sortirai », etc. - Ton histoire est jolie, dis-je à mon ami, mais je la connaissais, et je ne l'ai écoutée que pour l'entendre raconter par toi. Nous savons toutes les facéties * de ce bonhomme, ses grandeurs et sa décadence, - ses quarante fiacres, son amitié pour Harel 2 et ses procès avec la Comédie-Française, en raison de ce qu'il admirait trop hautement Molière 8. Il traitait les ministres d'alors de polichinelles. Il osa s'adresser plus haut... Le monde ne pouvait supporter de telles excentricités. -- Soyons gais, mais convenables. Ceci est la parole du sage. » |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Gérard de Nerval (1808 - 1855) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Gérard de Nerval | |||||||||
Biographie / chronologie1808. OuvreSi l'on excepte divers ouvrages dramaturgiques (Lara, 1833!; Léo Burckhart, 1839), l'ouvre de Nerval est essentiellement romanesque et poétique. |
|||||||||