Gérard de Nerval |
Pantin, c'est le Paris obscur, quelques-uns diraient le Paris canaille; mais ce dernier s'appelle, en argot, Pantruche. N'allons pas si loin. En tournant la rue de Valois, nous avons rencontré une façade lumineuse d'une douzaine de fenêtres; c'est l'ancien Athénée, inauguré par les doctes leçons de Laharpe. Aujourd'hui c'est le splendide estaminet des Nations, contenant douze billards. Plus d'esthétique, plus de poésie; on y rencontre des gens assez forts pour faire circuler des billes autour des trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux places où sont les mouches. Les blocs n'existent plus; le progrès a dépassé ces vaines prouesses de nos pères. Le carambolage seul est encore admis; mais il n'est pas convenable d'en manquer un seul (de carambolage). J'ai peur de ne plus parler français, c'est pourquoi je viens de me permettre cette dernière parenthèse. Le français de M. Scribe, celui de la Montansier, celui des estaminets, celui des lorettes, des concierges, des réunions bourgeoises, des salons, commence à s'éloigner des traditions du grand siècle. La langue de Corneille et de Bossuet devient peu à peu du sanscrit (langue savante). Le règne du prâcril (langue vulgaire) commence pour nous, je m'en suis convaincu en prenant mon billet et celui de mon ami, au bal situé rue Honoré, que les envieux désignent sous le nom de Bal des Chiens. Un habitué nous a dit : « Vous roulez (vous entrez) dans le bal (on prononce b-a-1), c'est assez rigollol ce soir. » Rigollol signifie amusant. En effet, c'était rigollol. La maison intérieure, à laquelle on arrive par une longue allée, peut se comparer aux gymnases antiques. La jeunesse y rencontre tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence. Au rez-de-chaussée, le café-billard; au premier, la salle de danse; au second, la salle d'escrime et de boxe; au troisième, le daguerréotype, instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité. Mais, la nuit, il n'est question ni de boxe ni de portraits; un orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M. Hesse, dit Décati, vous attire invinciblement à la salle de danse, où vous commencez à vous débattre contre les marchandes de biscuits et de gâteaux. On arrive dans la première pièce, où sont les tables, et où l'on a le droit d'échanger 8on billet de 25 centimes contre la même somme en consommation. Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s'agitent des quadrilles joyeux. Un sergent de ville vous avertit paternellement que l'on ne peut fumer que dans la salle d'entrée, le prodrome. Nous jetons nos bouts de cigare, immédiatement ramassés par des jeunes gens moins fortunés que nous. Mais, vraiment, le bal est très bien; on se croirait dans le monde, si l'on ne s'arrêtait à quelques imperfections de costume. C'est, au fond, ce qu'on appelle à Vienne un bal négligé. Ne faites pas le fier. Les femmes qui sont là en valent bien d'autres, et l'on peut dire des hommes, en parodiant certains vers d'Alfred de Musset sur les derviches turcs : Ne les dérange pas, Ils rappelleraient chien... Ne les insulte pas, car ils le valent bien ! Tâchez de trouver dans le monde une pareille animation. La salle est assez grande et peinte en jaune. Les gens respectables s'adossent aux colonnes, avec défense de fumer, et n'exposent que leurs poitrines aux coups de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et de la valse. Quand la danse s'arrête, les tables se garnissent. Vers onze heures, les ouvrières sortent et font place à des personnes qui sortent des théâtres, des cafés-concerts et de plusieurs établissements publics. L'orchestre se ranime pour cette population nouvelle et ne s'arrête que vers minuit. |
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Gérard de Nerval (1808 - 1855) |
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Portrait de Gérard de Nerval | |||||||||
Biographie / chronologie1808. OuvreSi l'on excepte divers ouvrages dramaturgiques (Lara, 1833!; Léo Burckhart, 1839), l'ouvre de Nerval est essentiellement romanesque et poétique. |
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