Gérard de Nerval |
Je ne songeais qu'à cela au milieu du bal. Une femme, que vous vous rappelez sans doute, pleurait à chaudes larmes dans un coin du salon, et ne voulait, pas plus que moi, se résoudre à danser. Cette belle éplorée ne pouvait parvenir à cacher ses peines. Tout à coup elle me prit le bras et me dit : « Ramenez-moi, je ne puis rester ici. » Je sortis en lui donnant le bras. Il n'y avait pas de voiture sur la place. Je lui conseillai de se calmer et de sécher ses yeux, puis de rentrer ensuite dans le bal; elle consentit seulement à se promener sur la petite place. Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs. Celui qui l'avait amenée s'était épris d'une autre; de là une querelle intime ; puis elle avait menacé de s'en retourner seule, ou accompagnée; il lui avait répondu qu'elle pouvait bien agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes. Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d'histoire, peu danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge déployée : // était un rabouteur, ou bien : C'était un cotonnier qui revenait de Flandre, souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet1. - Notre asile fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé ouverte la petite porte. On parlait d'aller déjeuner à Madrid - au Madrid du bois de Boulogne - ce qui se faisait quelquefois. Bientôt le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied 2, escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient simplement MM. d'Egmont3 et de Beauvoir; - le troisième, c'était Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises. Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d'une scène d'il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l'une des deux petites marchandes de tabac si jolies, qui faisaient l'ornement de nos bals, n'osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison. Nous l'accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari parut à une fenêtre * de l'entresol. Elle lui cria : « Je vais déjeuner avec ces messieurs. » Il répondit : « Va-t'en au diable ! c'était bien la peine de me réveiller pour cela! » La belle désolée faisait une résistance assez faible pour se laisser entraîner à Madrid, et moi, je faisais mes adieux à Rogier en lui expliquant que je voulais aller travailler à mon scénario, a Comment! tu ne nous suis pas? Cette dame n'a plus d'autre cavalier que toi... et elle t'avait choisi pour la reconduire. - Mais j'ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu bien? » Rogier fut pris d'un fou rire. Un de ses bras appartenait à la Cydalise *; il offrit l'autre à la belle dame, qui me salua d'un petit air moqueur. J'avais servi du moins à faire succéder un sourire à ses larmes. J'avais quitté la proie pour l'ombre... comme toujours. |
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Gérard de Nerval (1808 - 1855) |
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Portrait de Gérard de Nerval | |||||||||
Biographie / chronologie1808. OuvreSi l'on excepte divers ouvrages dramaturgiques (Lara, 1833!; Léo Burckhart, 1839), l'ouvre de Nerval est essentiellement romanesque et poétique. |
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