Guy de Maupassant |
A Cannes, Maupassant savoure la douceur du climat et juge avec une ironie ravageuse la haute société qui l'entoure. Dans toutes ces figures élégantes et infatuées, il voit de possibles héros de roman. En effet, depuis quelque temps, il a résolu de renouveler son inspiration, jusque-là rustique ou bourgeoise, en prospectant l'univers des privilégiés de la naissance et de la fortune. Où pourrait-il mieux les observer que dans cette station balnéaire à la mode qui attire la crème de l'aristocratie et de la finance ? « Guy de Maupassant m'avoue que Cannes est une fourmilière de renseignements pour lui, note Edmond de Goncourt. Là hivernent les de Luynes, la princesse de Sagan, les d'Orléans ; et là l'intimité est beaucoup plus aisée, les gens s'y déboutonnent plus vite et plus facilement qu'à Paris. Et il me laisse entendre très justement et très intelligemment que, pour les romans qu'il veut faire sur le monde, sur la société parisienne et ses amours, il trouve ses types d'hommes et de femmes là. » Maupassant s'introduit donc en espion dans ce milieu de frivolité, d'oisiveté et de suffisance. Il fait la roue devant les grandes dames, qui le traitent avec condescendance, et jure in petto de se venger d'elles dans un livre terrible. Il voudrait les mettre toutes dans son ht pour les humilier et, en même temps, il est ridiculement flatté quand l'une d'elles lui fait la grâce d'un compliment. Habitué aux filles du peuple et aux putains, il éprouve parfois l'envie de choquer par quelque farce grossière ces parangons de la distinction. Ainsi la comtesse Potocka lui ayant fait porter, par plaisanterie, six poupées parfumées, il les lui renvoie, le ventre bourré de chiffons, suggérant qu'il les a engrossées en un temps record. Un billet de sa main accompagne le paquet : « Toutes en une seule nuit. » Puis il s'inquiète d'avoir passé la mesure. Mais il en faut plus pour troubler la pétulante comtesse. Rassuré, il lui écrit : « Merci de ne m'en avoir pas voulu pour l'histoire des poupées, dont j'ai été désolé. » Dans la même lettre, il se plaint de la société qu'il fréquente à Cannes : « Peu d'esprit dans le monde qu'on appelle élégant, et peu d'intelligence, peu de tout. Un nom qui sonne et de l'argent ne suffisent pas. Ces gens me font l'effet de peintures détestables en des cadres reluisants... Quand on voit de près le suffrage universel et les gens qu'il nous donne, on a envie de mitrailler le peuple et de guillotiner ses représentants. Mais, quand on voit de près les princes qui pourraient nous gouverner, on devient tout simplement anarchiste... Oh! je ne serai jamais courtisan. Savez-vous quelle sensation étrange me donnent les Grands? Une sensation d'orgueil excessif que je ne connaissais pas. Il me semble que je suis le Prince et que je cause avec de tout petits enfants à qui on n'a encore appris que l'Histoire Sainte. » Ayant ainsi fustigé la noblesse, Guy adresse une déclaration d'amour, à peine déguisée, à sa correspondante qui, elle aussi pourtant, a du sang bleu dans les veines : « Mais je pense à d'autres personnes avec qui j'aime causer. En connaissez-vous une, de celles-là ? Elle n'a point le respect obligatoire pour les Maîtres du monde (quel style !) et elle est franche dans sa pensée (du moins je le croiS), dans ses opinions et dans ses inimitiés. Et voilà sans doute pourquoi je songe si souvent à elle. Son esprit me donne l'impression d'une franchise brusque, familière et séduisante. Il est à surprises, plein d'imprévu et de charme étrange. » Plus loin, il lui parle de cet « inexprimable accord des esprits qui met un plaisir subtil, mental et physique jusque dans la poignée de main », et il termine par ces mots : « Je vous envoie, Madame, tout ce qui peut vous être agréable en moi *. » Destinataire de ces lignes galantes, la comtesse Emma-nuela Potocka, née princesse Pignatelli di Cergharia, est l'épouse du comte Nicolas Potocki, attaché à l'ambassade d'Autriche-Hongrie. Le couple est d'ailleurs notoirement désuni, Nicolas entretenant Emilienne d'Alençon et ne se souciant guère des fréquentations de sa femme. Emmanuela tient un salon très parisien dans son superbe hôtel du 27 de l'avenue de Friedland, reçoit pêle-mêle peintres, musiciens, hommes de lettres, médecins, aristocrates, réfugiés polonais et émerveille sa cour d'admirateurs par sa beauté, ses caprices et sa liberté de manières. Tempétueuse, désaxée, droguée et brillante, elle subjugue Maupassant qui la courtise avec l'impression d'être tantôt le chat et tantôt la souris. Il lui offre un éventail agrémenté d'un envoi en vers : Où sont mes goûts de naguère ? On me disait libertin ! Aujourd'hui je n'ai plus guère Que des soifs de sacristain... J'ai cru... N'ai-je point rêvé? Oui, j'ai cru... Dieu me pardonne ! bredouillant mes « Ave » Que c'était vous la Madone. Elle a institué chez elle un dîner scandaleux, le « dîner des Macchabées ». Chaque convive doit y jouer le rôle d'un homme mort d'épuisement après l'exercice de l'amour et reçoit en récompense une breloque ornée de saphirs et d'une couronne comtale aux initiales de l'enchanteresse ; au revers, on lit, en lettres d'émail bleu : « A la vie, à la mort. » Les chevaliers servants de la comtesse se retrouvent à sa table tous les vendredis. Ils se jalousent et rivalisent de drôlerie pour la divertir. Au-dessus de leurs têtes, la marquise de Belbouf2, le corps moulé dans un maillot d'acrobate, fait du trapèze. Dans la salle d'escrime, à côté, des hommes, torse nu, se livrent à des duels comiques avec des pinceaux. Les laquais, imperturbables, passent les plats. On mange une cuisine délectable dans un service en vermeil. Parfois, le banquet se termine en orgie. Le mari complaisant ne dédaigne pas d'y prendre part. Cependant, Emmanuela garde la tête froide. Elle goûte un plaisir pervers à allumer les mâles, mais ne leur ouvre pas sa chambre aux balustres dorés. Toujours vêtue d'une simarre, une cravate de gaze nouée sous le menton, un rang de perles pendant sur la poitrine, elle s'enveloppe d'un parfum capiteux, spécialement créé pour elle, dit-on, par Guerlain. Son visage a une pâleur de porcelaine, sans fard, sans poudre, ses cheveux sont peignés en bandeaux lisses, « à la vierge », et son regard est à la fois insolent et prometteur. Maupassant apprécie, chez cette sirène, le mélange de la basse rouerie femelle, de l'intelligence raffinée et des origines aristocratiques1. Alors même qu'il subit le charme équivoque de la comtesse Potocka, il est troublé en recevant, à Cannes, une lettre d'une inconnue : « Monsieur, je vous lis presque avec bonheur. Vous adorez les vérités de la nature et vous y trouvez une poésie vraiment grande, tout en nous remuant par des détails de sentiments si profondément humains que nous nous y reconnaissons et vous aimons d'un amour égoïste... Vous êtes assez remarquable pour qu'on rêve très romanesquement de devenir la confidente de votre belle âme, si toutefois votre âme est belle... Voilà un an que je suis sur le point de vous écrire mais... plusieurs fois j'ai cru que je vous exagérais et que cela ne valait pas la peine. Lorsque tout à coup, il y a deux jours, je lis dans Le Gaulois que quelqu'un vous a honoré d'une épître gracieuse et que vous demandez l'adresse de cette bonne personne pour lui répondre. Je suis devenue tout de suite jalouse... et me voici. Maintenant écoutez-moi bien : je resterai toujours inconnue, et pour tout de bon, et je ne veux même pas vous voir de loin, votre tête pourrait me déplaire... Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous n'êtes pas marié, deux points essentiels, même dans le bleu des nuages. Mais je vous avertis que je suis charmante : cette douce pensée vous encouragera à me répondre. » Intrigué, Maupassant court à la signature et à l'adresse : « Madame R.G.D. Poste restante. Bureau de la Madeleine. Paris. » Il pourrait mettre la lettre au panier. Mais ce mystère féminin l'excite. Qui sait s'il ne s'ensuivra pas une affriolante aventure ? En tout cas, il faut être prudent avec ce genre de bas-bleu qui se jette à votre tête parce que vous avez publié quelques livres. « Ma lettre, assurément, ne sera pas celle que vous attendez, répond-il, poste restante. Nous allons causer, en gens raisonnables. Vous me demandez d'être ma confidente? A quel titre? Je ne vous connais point. Pourquoi dirais-je à vous, une inconnue, dont l'esprit, les tendances et le reste peuvent ne point convenir à mon tempérament intellectuel, ce que je peux dire, de vive voix, dans l'intimité, aux femmes qui sont mes amies?... Comment écrire des choses intimes, le fond de soi, à un être dont on ignore la forme physique, la couleur des cheveux, le sourire, le regard ?... Je reviens aux lettres d'inconnues. J'en ai reçu depuis deux ans cinquante à soixante environ. Comment choisir entre ces femmes la confidente de mon âme, comme vous ditesl ? » Il croit avoir cloué le bec à sa correspondante, mais elle riposte, avec brio et insolence : « Votre lettre, Monsieur, ne me surprend pas... Pour ce qui est du charme que peut ajouter le mystère, tout dépend des goûts. Que ça ne vous amuse pas, bien! mais moi, ça m'amuse follement, je le confesse en toute sincérité, de même que la joie enfantine causée par votre lettre, telle quelle. Du reste, si ça ne vous amuse pas, c'est que pas une de vos correspondantes n'a su vous intéresser, voilà tout, et si moi non plus je n'ai pas su frapper la note juste, je suis trop raisonnable pour vous en vouloir. Rien que soixante [lettres d'inconnues]. Je vous aurais cru plus obsédé Avez-vous répondu à toutes?... A mon très vif regret en resterons-nous donc là ? A moins qu'il ne me prenne envie quelque jour de vous prouver que je ne méritais pas le numéro 61... Pourtant s'il ne vous fallait qu'un signalement pour m'attirer les beautés de votre vieille âme sans flair, on pourrait dire par exemple : cheveux blonds, taille moyenne. Née entre l'an 1812 et l'an 1863. Et au moral... Non, j'aurais l'air de me vanter et vous apprendriez du coup que je suis de Marseille. » Guy a la sensation d'être engagé dans un assaut d'escrime, à fleurets mouchetés, avec une jeune femme dont un masque dissimule le visage. Ce jeu l'amuse et il saute à nouveau sur sa plume : « Oui, Madame, une seconde lettre ! Cela m'étonne. J'éprouve peut-être le désir vague de vous dire des impertinences. Cela m'est permis puisque je ne vous connais point. Eh bien! non, je vous écris parce que je m'ennuie abominablement... » Dans sa précédente lettre, elle lui a fait des critiques sur sa nouvelle, La Mère Sauvage, publiée dans Le Gaulois : « Quelle rengaine, a-t-elle osé lui écrire, que l'histoire de la vieille mère qui se venge des Prussiens! » Aussitôt, il se justifie avec un mélange de colère et de désabusement : « Vous me reprochez d'avoir fait une rengaine avec la vieille femme aux Prussiens, mais tout est rengaine. Je ne fais que cela; je n'entends que cela. Toutes les idées, toutes les phrases, toutes les discussions, toutes les croyances sont des rengaines. N'en est-ce pas une, et une forte, et une puérile, d'écrire à une inconnue ? » Ce qui l'agace, c'est qu'elle sait pas mal de choses sur lui, qui est un personnage public, et qu'il ne sait rien d'elle. La partie n'est pas égale. « Vous pouvez être, il est vrai, une femme jeune et charmante dont je serai heureux, un jour, de baiser les mains, poursuit-il. Mais vous pouvez être aussi une vieille concierge nourrie des romans d'Eugène Sue. Vous pouvez être une demoiselle de compagnie lettrée et mûre et sèche comme un balai. Au fait, êtes-vous maigre ? Pas trop, n'est-ce pas ? Je serais désolé d'avoir une correspondante maigre... Etes-vous mondaine ? Une sentimentale, ou simplement une romanesque, ou encore une femme qui s'ennuie et qui se distrait ? » Et soudain, avec humeur, il se découvre comme pour la décourager : « Moi, voyez-vous, je ne suis nullement l'homme que vous cherchez. Je n'ai pas pour un sou de poésie. Je prends tout avec indifférence... Voilà des confidences, qu'en dites-vous, Madame? Vous devez me trouver très sans-gêne, pardonnez-moi. Il me semble en vous écrivant que je marche dans un souterrain noir avec la crainte des trous devant mes pieds. Et je donne des coups de canne au hasard pour sonder le sol. Quel est votre parfum? Etes-vous gourmande? Comment est votre oreille physique ? Et la couleur de vos yeux ? Musicienne ? Je ne vous demande pas si vous êtes mariée. Si vous l'êtes, vous me répondrez non. Si vous ne l'êtes pas, vous me répondrez oui. Je vous baise les mains, Madame. » La réplique ne se fait pas attendre. Elle est d'une encre acide : « Alors, comme ça, vous vous ennuyez et vous prenez tout avec indifférence et vous n'avez pas pour un sou de poésie!... Si vous croyez me faire peur! Je vous vois d'ici : vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet trop court en étoffe indécise et le dernier bouton défait. Eh bien, vous m'intéressez quand même. Je ne comprends pas seulement comment vous pouvez vous ennuyer ; moi, je suis quelquefois triste, découragée ou enragée, mais m'en-nuyer... jamais... Vous n'êtes pas l'homme que je cherche... Je ne cherche personne, Monsieur, et j'estime que les hommes ne doivent être que des accessoires pour les femmes fortes. Enfin je vais répondre à vos questions et avec une grande sincérité, car je n'aime pas me jouer de la naïveté d'un homme de génie qui s'assoupit après dîner en fumant son cigare. Maigre? Oh! non, mais pas grasse non plus... Mon parfum ? Celui de la vertu... Oui, gourmande ou plutôt difficile. L'oreille est petite, peu régulière, mais jolie. Les yeux gris. Oui, musicienne... Si je n'étais pas mariée, pourrais-je lire vos abominables livres? Etes-vous satisfait de ma docilité ? Si oui, défaites encore un bouton, et pensez à moi pendant que le crépuscule tombe. Sinon... tant pis... Oserais-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres? Et si j'étais homme? » A cette lettre est joint un croquis représentant un gros monsieur, assoupi dans un fauteuil, sous un palmier, au bord de la mer. Devant lui, une table, un bock, un cigare. L'inconnue taquine son écrivain préféré. Il riposte avec une pesanteur de garçon d'écurie : « Oh ! maintenant je vous connais, beau masque, vous êtes un professeur de sixième au lycée Louis-le-Grand. Je vous avouerai que je m'en doutais un peu, votre papier ayant une vague odeur de tabac à priser. Donc, je vais cesser d'être galant (Pétais-je?) et je vais vous traiter en universitaire, c'est-à-dire en ennemi. Ah ! vieux madré, vieux pion, vieux rongeur de latin, vous avez voulu vous faire passer pour une jolie femme !... » Après avoir pataugé dans la diatribe, Maupassant se ressaisit. Au fond, ce qui le blesse le plus, c'est l'image bedonnante et somnolente qu'elle se fait de lui, alors qu'il est si fier de son ventre plat et de ses pectoraux saillants. Il rectifie ce portrait avec une naïve satisfaction : « 1° Moins de ventre. 2° Je ne fume pas. 3° Je ne bois ni bière, ni vin, ni alcools, rien que de l'eau. Donc, la béatitude devant le bock n'est pas ma pose de prédilection. Je suis le plus souvent accroupi à l'orientale sur un divan. Vous me demandez quel est mon peintre parmi les modernes? Millet. Mon musicien ? J'ai horreur de la musique. Je préfère, en réalité, une jolie femme à tous les arts. Je mets un bon dîner, un vrai dîner, le dîner rare, presque sur le même rang qu'une jolie femme... Voulez-vous encore un détail ? J'ai soutenu de gros paris comme rameur, comme nageur et comme marcheur. Maintenant que je vous ai fait toutes ces confidences, monsieur le pion, parlez-moi de vous, de votre femme, puisque vous êtes marié, de vos enfants. Avez-vous une fille ? Si oui, pensez à moi, je vous prie. » Et, pour inciter sa correspondante à lui répondre, il note en post-scriptum : « Je rentre à Paris dans quelques jours, 83 rue Dulong1. » En vérité, l'inconnue, « le pion », est une jeune fille russe de vingt-quatre ans, phtisique au dernier degré, qui se sait perdue, a un réel talent de peintre et tient un journal en espérant que ses notes confidentielles lui permettront de survivre dans la mémoire des générations futures. Elle est gâtée, courageuse, capricieuse, minaudière et tragique. Elle se nomme Marie Bashkirtseff (Moussia pour les intimeS). Les médecins ne lui donnent plus que quelques mois à vivre. Avec une légèreté funèbre, elle emploie ses derniers jours à cette coquetterie épistolaire qui irrite et amuse Maupassant. Ayant reçu la troisième lettre de l'écrivain, elle note dans son journal, à la date du 15 avril 1884 : « Je reste à la maison pour répondre à l'inconnu [Guy de Maupassant], c'est-à-dire que c'est moi qui suis une inconnue pour lui. Il m'a déjà répondu trois fois. Ce n'est pas un Balzac qu'on adore complètement. Maintenant je regrette de ne pas m'être adressée à Zola mais à son lieutenant, qui a du talent et beaucoup. C'est, parmi les jeunes, celui qui m'a plu. Je me suis réveillée, un beau matin, avec le désir de faire apprécier par un connaisseur les jolies choses que je sais dire; j'ai cherché et choisi celui-là. » Pour sa quatrième lettre à Maupassant, elle accepte le jeu et entre, en se trémoussant de joie, dans la peau d'un pion érudit, baptisé Joseph Savantin. « J'ai profité, Monsieur, des loisirs de la semaine sainte pour relire vos ouvres complètes, écrit-elle à Guy. Vous êtes un gaillard, c'est incontestable. Je ne vous avais jamais lu en bloc et d'un trait, l'impression est donc presque fraîche. Il y a de quoi mettre tous mes lycéens à l'envers et troubler tous les couvents de la chrétienté. Quant à moi, qui ne suis pas pudique du tout, je suis confondu, oui, Monsieur, confondu par cette tension de votre esprit vers le sentiment que M. Alexandre Dumas fils nomme l'Amour. Cela deviendra une monomanie et ce serait regrettable, car vous êtes richement doué et vos récits paysans sont bien tapés. Je sais bien que vous avez fait Une vie et que ce livre est empreint d'un grand sentiment de dégoût, de tristesse, de découragement. Ce sentiment, qui fait pardonner autre chose, apparaît de temps en temps dans vos écrits et fait croire que vous êtes un être supérieur qui souffre de la vie. C'est ça qui m'a fendu le cour. Mais ce geint [geignement] n'est, je pense, qu'un reflet de Flaubert. » Cette allusion à l'influence de Flaubert témoigne de la perspicacité de l'inconnue et heurte Maupassant comme un empiétement sur son jardin secret. La suite de la lettre est franchement ironique : « Vous abhorrez la musique, est-ce possible?... La table, les femmes! mais, jeune ami, prenez garde, cela tourne à la gaudriole et ma qualité de pion devrait m'interdire de vous suivre sur ce terrain brûlant... C'est sérieusement que vous prétendez préférer les jolies femmes à tous les arts ? Vous vous fichez de moi. Pardonnez l'incohérence de ce fragment et ne me laissez pas longtemps sans lettre. Là-dessus, immense mangeur de femmes, je vous souhaite... et me dis, avec une sainte terreur, votre dévoué serviteur. - Savantin, Joseph. » Emoustillé et exaspéré tout ensemble, Maupassant choisit, pour répondre, le ton rude des joyeux canotiers de « La Grenouillère ». « Mon cher Joseph, au point où nous en sommes nous pouvons bien nous tutoyer, n'est-ce pas? écrit-il à Marie Bashkirtseff. Donc, je te tutoie, et si tu n'es pas content, zut !... Sais-tu que pour un maître d'étude à qui sont confiés de jeunes innocents tu me dis des choses pas mal roides. Quoi, tu n'es pas pudique du tout? Ni dans tes lectures, ni dans tes écrits, ni dans tes paroles, ni dans tes actions, hein? Je m'en doutais. Et tu crois que quelque chose m'amuse! Et que je me moque du public? Mon pauvre Joseph, il n'y a pas sous le soleil d'homme qui s'embête plus que moi. Rien ne me paraît valoir la peine d'un effort ou la fatigue d'un mouvement. Je m'embête sans relâche, sans repos et sans espoir, parce que je ne désire rien, je n'attends rien... Aussi, puisque nous sommes francs l'un vis-à-vis de l'autre, je te préviens que voici ma dernière lettre parce que je commence à en avoir assez... Je n'ai pas envie de te connaître. Je suis sûr que tu es laid, et puis je trouve que je t'ai envoyé assez d'autographes comme ça. Sais-tu que ça vaut de dix à vingt sous pièce, suivant le contenu?... Et puis, je crois que je vais encore quitter Paris, je m'y ennuie décidément plus encore qu'ailleurs. Je vais aller à Etretat, pour changer, en profitant du moment où je vais m'y trouver seul. J'aime immodérément être seul. De cette façon au moins, je m'embête sans parler. Tu me demandes mon âge au juste. Etant né le 5 août 1850, je n'ai pas encore trente-quatre ans. Es-tu content ? Vas-tu me demander ma photographie maintenant? Je te préviens que je ne te l'enverrai pas. Oui, j'aime les jolies femmes, mais il y a des jours où j'en suis rudement dégoûté. Adieu, mon vieux Joseph... Que veux-tu? Il vaut peut-être mieux que nous ignorions nos binettes. » Marie reçoit cette épître comme un seau d'eau sale en pleine figure. Suffoquée, elle note dans son journal, à la date du 18 avril 1884 : « Comme je le prévoyais, tout est rompu entre mon écrivain et moi. Sa quatrième lettre est grossière et sotte. » Mais elle ne peut s'empêcher de répliquer au mufle qui, en échange de ses coups d'épingle, lui assène des bourrades de charretier : « Ainsi, c'est là tout ce que vous avez trouvé pour répondre à une femme, coupable tout au plus d'imprudence? Joli!... Vous auriez pu, il me semble, Fhumilier avec plus d'esprit... Pourquoi vous ai-je écrit? On se réveille un beau matin et l'on trouve qu'on est un être rare entouré d'imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant de cochons. Si j'écrivais à un homme célèbre, à un homme digne de me comprendre? Ce serait charmant, romanesque, et, qui sait ? au bout d'une quantité de lettres, ce serait peut-être un ami, conquis dans des circonstances peu ordinaires. Alors on se demande qui? Et on vous choisit... Au point où nous en sommes, comme vous dites, je puis bien avouer que votre infâme lettre m'a fait passer une très mauvaise journée. Je suis froissée comme si l'offense était réelle. C'est absurde. Adieu avec plaisir. Si vous les avez encore, renvoyez-moi mes autographes; quant aux vôtres, je les ai déjà vendus en Amérique, un prix fou. » Guy devrait se réjouir d'être enfin débarrassé d'une folle sans visage et sans nom qui tantôt le provoque avec coquetterie et tantôt le couvre d'injures. Or, au moment de ranger cette correspondance dans un tiroir, il est effleuré d'un brusque remords. Peu à peu, il a pris goût à ce batifolage littéraire. D'Etretat où il s'est réfugié, il écrit encore : « Madame, je vous ai donc vivement blessée ? Ne le niez pas. J'en suis ravi. Et je vous demande pardon bien humblement... Vous savez le moyen indiqué pour reconnaître les femmes du monde au bal de l'Opéra? On les chatouille. Les filles sont habituées à cela et disent simplement : finissez. Les autres se fâchent. Je vous ai pincée d'une façon fort inconvenante, je l'avoue; et vous êtes fâchée... Maintenant je vous demande pardon... Croyez, Madame, que je ne suis ni aussi brutal, ni aussi sceptique, ni aussi inconvenant que je l'ai paru avec vous. Mais j'ai, malgré moi, une grande méfiance de tout mystère, de l'inconnu et des inconnues... Je me masque avec les gens masqués. C'est de bonne guerre. Je viens de voir cependant un petit coin de votre nature par ruse. Encore pardon. Je baise la main inconnue qui m'écrit. Vos lettres, Madame, sont à votre disposition, mais je ne les remettrai qu'en vos mains. Ah ! je ferais pour cela le voyage à Paris. » Du coup, Marie Bashkirtseff se gonfle de tendresse et de vanité. « Rosalie m'apporte de la poste restante une lettre de Guy de Maupassant, note-t-elle, le 23 avril, dans son journal. La cinquième est la mieux. Nous ne sommes donc plus fâchés. Et puis il a fait, dans Le Gaulois, une chronique ravissante. Je me sens radoucie. C'est amusant ! cet homme que je ne connais pas occupe toutes mes pensées. Pense-t-il à moi ? Pourquoi m'écrit-il ? » Résolue à ne plus donner signe de vie, elle cède pourtant, une fois de plus, à la tentation : « Je veux pardonner, si vous y tenez, parce que je suis malade, et, comme cela ne m'arrive jamais, j'en suis tout attendrie sur moi, sur tout le monde, sur vous qui avez trouvé le moyen de m'être si profondément désagréable. Comment vous prouver que je ne suis ni un farceur ni un ennemi?... Impossible non plus de vous jurer que nous sommes faits pour nous comprendre. Vous ne me valez pas. Je le regrette. Rien ne me serait plus agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités, à vous ou à un autre... Allons, j'allais oublier que c'était fini entre nous deux. » Maupassant lui adresse encore une lettre de galanterie ironique et de pessimisme décadent : « Tout m'est à peu près égal dans la vie, hommes, femmes et événements... Tout se divise en ennui, farce et misère... Je vous baise les mains, Madame. » Ce billet reste sans réponse. L'orgueilleuse Marie Bashkirtseff a décidé d'arrêter le jeu. Elle ne se doute pas que Maupassant a percé (par quelle manouvre ?) son anonymat ni qu'il est soulagé de ne plus avoir à correspondre avec elle. Sept ans plus tard, il écrira à une autre jeune fille russe, Mlle Bogdanoff, qui habite Nice et le bombarde de lettres enflammées : « J'ai répondu à Mademoiselle Bashkirtseff en effet, mais je n'ai jamais voulu la voir... Elle est morte depuis sans que je l'aie connue. Sa mère a encore une dizaine de lettres d'elle à moi qu'elle ne m'a pas envoyées. Je n'ai jamais voulu en prendre connaissance, malgré les sollicitations dont j'ai été poursuivi1. » Que Maupassant ait ou non rencontré Marie Bashkirtseff, il est certain qu'il a été flatté par cet engouement d'une jeune fille pour son ouvre et pour sa personne. A Etretat, il partage son temps entre le sport, l'écriture et les amours faciles. Levé à huit heures, il néglige de prendre un petit déjeuner et travaille jusqu'à midi. Après quoi, il s'asperge d'eau froide dans un tub, ce qui remet ses idées d'aplomb, et déjeune copieusement. L'après-midi, il tire au pistolet, quarante ou cinquante balles, devant son valet de chambre François Tassart qui s'émerveille de ses cartons. Puis il va voir la mer. Parfois il nage jusqu'à l'épuisement. Mais tous les matins il doit baigner ses yeux qui le font souffrir. Il est sujet aussi à de violentes migraines et dit à François Tassart : « Je vais me faire une friction de vaseline et si, à onze heures, cela ne va pas mieux, je respirerai un peu d'éther. » Malgré ses malaises, il tient à honorer les nombreuses jeunes femmes qui défilent à « La Guillette ». Dans le voisinage, on le soupçonne d'organiser des parties fines. Il passe, en province comme à Paris, pour un mâle insatiable. Lui, cependant, continue à mener de front coucheries sans amour et travaux d'écriture. En quelques mois, il publie un volume de nouvelles, Miss Harriet, chez Havard, un autre, Les Sours Rondoli, chez Ollendorff, une réédition de Clair de Lune et donne au Figaro un long récit, Yvette. Parlant de cette dernière ouvre, il écrit à Havard : « Je ne veux pas publier cette nouvelle seule dans un volume. J'aurais l'air de lui donner ainsi une importance qu'elle n'a pas. J'ai voulu faire et j'ai fait, comme procédé littéraire, une espèce de pastiche, à la manière élégante de Feuillet et Cie. C'est une bluette, mais ce n'est point une étude. C'est adroit, mais ce n'est pas fort. » Or, cette nouvelle, à laquelle il attache si peu de valeur, est une de ses ouvres les plus achevées. Elle comporte notamment le portrait subtil, sobre, émouvant d'une jeune fille, Yvette, dont la mère est une courtisane et qui s'épanouit avec naïveté dans cette atmosphère louche. Un homme à la mode, Jean de Servigny, qui, comme Maupas-sant, affectionne « le gymnase, l'escrime, les douches et l'étuve », tombe amoureux d'elle, sous l'effet d'une simple pulsion physique. « Ses désirs, fatigués par la vie qu'il menait, par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, se réveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritante et inexplicable », écrit Maupassant. Mais Jean de Servigny sait déjà qu'Yvette, dont il apprécie la pureté, la droiture, n'échappera pas à la loi de son milieu et que « de jeune fille elle deviendra fille, tout simplement ». Quant à Yvette, après un moment d'illusion, elle découvre, en voyant sa mère dans les bras d'un amant, la condition infamante de la femme entretenue. Horrifiée, elle tente de se suicider au chloroforme. Mais veut-elle réellement mourir ? N'espère-t-elle pas, en secret, survivre après un choc nécessaire? L'instinct de conservation est plus fort que le désespoir et la honte. En reprenant ses esprits, Yvette capitule et accepte d'entrer dans cette « prostitution dorée » qui assure la subsistance au détriment de la dignité. Dans cette histoire douce-amère, l'auteur a jeté les souvenirs colorés de ses parties de canotage sur la Seine et ses observations sur les mours du demi-monde et du monde. D'ailleurs, tout en corrigeant le manuscrit d'Yvette, il travaille à un grand roman, Bel-Ami, qui est comme une amplification des thèmes esquissés dans la nouvelle. Le 26 octobre 1884, à « La Guillette », il sort de son bureau, se dirige vers François Tassait qui donne à manger au coq et s'écrie gaiement : « J'ai fini Bel-Ami ! J'espère qu'il satisfera ceux qui me demandent quelque chose de long... Quant aux journalistes, ils en prendront ce que bon leur semblera : je les attends ! » Cette allusion à la réaction probable des journalistes est d'autant plus justifiée que le roman se déroule dans les milieux de la presse, dont Maupassant a scruté et noté tous les travers. Le héros, Georges Duroy, est un jeune et vigoureux aventurier sans le sou. Avec sa moustache, sa belle prestance, son ascendance normande, son athéisme, son pouvoir de captation et son mépris de l'amour, il apparaît comme une caricature de l'auteur. Du reste, Guy se fait volontiers appeler Bel-Ami et signera même de ce surnom plusieurs dédicaces de son livre. Cependant, contrairement à lui, son personnage est un roué sans le moindre scrupule, qui fait écrire ses premiers articles par sa maîtresse. Par la suite, Duroy se servira cyniquement des femmes, passant de l'une à l'autre avec une froide résolution pour assurer sa carrière. Il y parviendra en moins de trois ans, cumulant les bonnes fortunes et les honneurs, sans oublier les rentrées d'argent. En cours de route, Maupassant évoque, avec une verve impitoyable, les affaires coloniales de l'époque, les manouvres des requins de la haute finance, les sordides rivalités des plumitifs, le rôle capital des femmes dans une société qui prétend les tenir en lisière. C'est à la fois un tableau exact de la vie parisienne et une étude de l'arrivisme triomphant. L'argent et le sexe. L'amour physique au service de la corruption, du chantage et du trafic d'influence. On mange, on boit, on couche, on se promène en calèche, on court renifler les relents épicés des Folies-Bergère, on fait de l'escrime, on va s'aérer à la campagne et, au-dessus de cette agitation quotidienne, plane une seule obsession : réussir en écrasant les autres. Autour de Duroy, s'agitent quelques femmes échauffées par la puissance génésique qu'il incarne. La très intellectuelle et politicienne Mme Forestier, qui lui sert de « nègre » à ses débuts, la brunette Mme de Marelle, qui l'entretient, souffre de ses trahisons mais lui pardonne et goûte un plaisir pervers à s'encanailler avec lui, la larmoyante Mme Walter, « vieille maîtresse acharnée », prête à tout pour garder son jeune amant, Rachel, la fille des FoliesBergère, et jusqu'à la petite Laurine, enfant sauvage et pure, qui tombe en extase devant le beau mâle que sa mère reçoit dans son salon. Bel-Ami règne sur ses victimes avec une science de la séduction qui tient de la magie. Ce qui plaît le plus à ces dames, c'est sa moustache dont le contact à la fois chatouillant et soyeux fait courir un frisson sur leur peau. « Une moustache retroussée, écrit Maupassant, une moustache qui semblait mousser sur sa lèvre. » Sans doute pense-t-il à sa propre moustache, si prisée de ses nombreuses partenaires. De l'univers grouillant qu'il décrit dans Bel-Ami, monte un mélange singulier d'odeurs : pourriture et parfum d'alcôve. Qu'il parle des femmes, des journalistes, de la banque ou de la politique, il a conscience de n'avoir pas forcé le trait. Mais, comme il l'a laissé entendre à François Tassart, il craint la réaction du public et des critiques. Et cela plus encore que pour Une vie. En attendant 1' « épreuve de vérité », il s'est enfin décidé à emménager dans son nouvel appartement, au rez-de-chaussée du 10 rue Montchanin *. La décoration des lieux lui a demandé beaucoup de soins et d'argent. Il a voulu un cadre somptueux et original. Dans un vaisselier, les inévitables faïences de Rouen, par terre une peau d'ours, comme siège, pour écrire, un traîneau hollandais. Partout, des bouddhas dorés, des saints de bois polychrome. Une chasuble drape le piano droit. Le lit est Henri II, le buffet Renaissance. Sur la table de toilette, s'alignent des boîtes de poudre de riz et des flacons de parfum destinés aux jolies visiteuses. Quelques plantes grasses s'épanouissent dans une serre avec verrière. Des rideaux en perles et joncs séparent les pièces et cliquettent à chaque passage. Georges de Porto-Riche trouve ce logis « encombré de bibelots de mauvais goût, très chaud, très clos, très parfumé ». Quant à Edmond de Goncourt, ayant rendu visite à son opulent confrère, il est horrifié : « L'invraisemblable et l'étrange mobilier ! écrit-il dans son Journal. Cré matin, le bon mobilier de putain. C'est celui de Guy de Maupassant dont je parle. Non, non, je n'en ai point encore vu de ce calibre. Figurez-vous, chez un homme, des boiseries bleu de ciel avec des bandes marron, une glace de cheminée à demi voilée par un rideau de peluche, une garniture en porcelaine bleu turquoise de Sèvres, de ce Sèvres monté en cuivre, particulier aux magasins où l'on achète des mobiliers d'occasion, et des dessus de porte composés de têtes d'anges en bois colorié, d'une ancienne église d'Etretat, des têtes ailées s'envolant sur des flots d'étoffes algériennes! Vraiment ce n'est pas juste à Dieu d'avoir donné à un homme de talent un si exécrable goût1. » Dans cet intérieur surchargé et embaumé, qui respire une sensualité de cocotte, Maupassant a l'impression d'avoir concrétisé sa réussite. Il ne s'attarde pas longtemps d'ailleurs dans ses meubles, filant tantôt à Etretat, tantôt à Cannes, pour visiter sa mère, encore malade et geignante. Au début d'avril 1885, il entreprend même un plus long voyage et se rend à Rome avec le peintre Gervex et le journaliste Georges Legrand. Le romancier et dramaturge Henri Amie doit les rejoindre à Naples. Guy considère le dépaysement comme une médecine idéale après un dur labeur. Il est prêt à tout admirer en Italie. Mais Venise le déçoit et il déteste Rome. Ses goûts en peinture vont plutôt à Meissonier. « Le Jugement dernier, de Michel-Ange, a l'air d'une toile de foire, peinte pour une baraque de lutteurs par un charbonnier ignorant, écrit-il à sa mère. C'est l'avis de Gervex et celui des élèves de l'Ecole de Rome avec qui j'ai dîné hier. Ils ne comprennent pas la légende d'admiration qui entoure cette croûte. Les Loges de Raphaël sont fort belles, mais peu émouvantes. Saint-Pierre est assurément le plus grand monument de mauvais goût qu'on ait jamais construit. Dans les musées, rien qu'un admirable Vélasquez2. » De Rome, il gagne Naples et, là, il tombe amoureux de ces rues tortueuses, de ces mendiants pouilleux, de ces prostituées à l'oil de braise, de ces églises baroques qui sentent l'encens et la crasse, de ces pizzerias d'où s'échappe une haleine de pâte chaude et d'ail. Il visite Herculanum, monte au Vésuve par le funiculaire, puis s'embarque pour Capri et pour Ischia. Le 15 mai 1885, il est à Raguse et écrit à Hermine Lecomte du Noûy : « Je me lève à quatre ou cinq heures du matin et puis je roule en voiture et je marche sur mes jambes. Je vois des monuments, des montagnes, des villes, des ruines, des temples grecs étonnants en des paysages bizarres, et puis des volcans, de petits volcans qui crachent de la boue et de grands volcans qui crachent du feu. Je vais partir dans une heure pour faire l'ascension de l'Etna... Mon estomac ne va guère et mes yeux ne vont pas du tout. Quant à mon cour, il marche avec une régularité d'horloge et je grimpe les montagnes sans le sentir une seconde. » Au milieu de toutes ces excursions et de toutes ces découvertes, il trouve le temps de lire, ou plutôt de se faire lire (car il a toujours mal aux yeuX), Germinal de Zola et de féliciter l'auteur pour son dernier roman : « Vous avez remué là-dedans une telle masse d'humanité attendrissante et bestiale, fouillé tant de misères et de bêtise pitoyable, fait grouiller une telle foule terrible et désolante au milieu d'un décor admirable, que jamais livre assurément n'a contenu tant de vie et de mouvement, une pareille somme de peuple1. » Lui-même maintenant a hâte de rentrer à Paris pour assister au lancement de Bel-Ami. Il repasse par Rome, où il est l'hôte, avec Paul Bourget, du comte Primoli. A la demande de Maupassant, le comte conduit les deux écrivains dans un bordel à soldats. Paul Bourget reste assis dans le salon, mais Guy, pour qui toute chair est bonne à prendre, monte à l'étage avec une fille aux formes croulantes. Ayant satisfait aux exigences de sa rude nature, il redescend, tout fier de lui, se plante devant Paul Bourget qui affecte une mine compassée et déclare avec ironie : « A présent, mon cher, je comprends votre psychologie2! » Quelques jours plus tard, visitant Palerme, il demande à voir l'appartement où Richard Wagner a écrit les dernières mesures de Parsifal. Il y respire des effluves d'essence de roses et admire le raffinement du compositeur allemand qui a tellement parfumé les lieux où il a vécu qu'aujourd'hui encore on les croit habités par le maître. Mais, ce qui frappe surtout son imagination, c'est, au musée de la ville, un superbe bélier de bronze, provenant des fouilles de Syracuse. Il est fasciné par la bestialité primitive de cette statue et se reconnaît frère, par l'instinct, et presque par la fonction, de l'animal puissamment membre qu'elle représente. Le sens de sa vie lui apparaît dans une illumination : jouir et écrire. Rien d'autre ne compte. Néanmoins, ayant entendu parler d'un souterrain plein de momies que les touristes visitent avec un tremblement d'horreur, il décide de s'y rendre. Un moine, le capuchon sur les yeux, le pilote à travers les sinistres galeries des catacombes. Ecouré et amusé à la fois, Guy passe en revue ces centaines de cadavres décharnés, dont les vêtements tombent en poussière. Des visages de parchemin, aux orbites creuses, à la denture saillante, semblent ricaner devant le troupeau des curieux. Les squelettes de femmes portent des bonnets de dentelle, des robes flottantes aux rubans coquets, des bas qui pendent sur l'os. A les voir, Maupassant mesure mieux encore l'importance du plaisir immédiat. La vie est si courte qu'il faut se dépêcher de céder à tous les appétits qui sollicitent notre chair périssable. Crever, oui, mais après avoir épuisé la coupe des délectations. Il sort des catacombes ivre de vigueur et d'impatience. Plus tard, à Syracuse, contemplant une statue antique de Vénus, il s'extasiera devant le geste de la déesse de marbre qui, la main délicatement posée sur son sexe, « cache et montre, voile et révèle, attire et dérobe ». Cela, dit-il, « semble définir toute l'attitude de la femme sur terre1 ». Au vrai, tout ce qu'il a vu en Italie le renforce dans sa conception ironique et sombre de la condition humaine. Il n'a pas beaucoup lu, n'estime pas nécessaire de se cultiver davantage, veut être un écrivain d'instinct, non de réflexion, et se contente, pour la philosophie, des noires théories de Schopenhauer. Il déclare volontiers que l'illustre Allemand est devenu son maître à penser et que Voltaire, auprès de ce génie, n'est qu'un nain aux sarcasmes puérils. « Schopenhauer, dit-il, a marqué l'humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement. » Cependant, il a aussi une profonde admiration pour Herbert Spencer, lequel professe que toute connaissance a ses limites et que la science n'est que duperie. Ce double parrainage intellectuel se retrouve dans la plupart des ouvres de Maupassant. Mais il y a un autre point qui le séduit dans la pensée de Schopenhauer : c'est l'opinion du philosophe d'outre-Rhin sur la femme, créature inférieure, futile, fourbe, dissimulée, qui se sert de sa faiblesse et de sa grâce pour tenter d'asservir les mâles. Pour Maupassant comme pour Schopenhauer, elle est l'ennemie inévitable et indispensable. Il faut l'utiliser et la dominer. Surtout ne pas se laisser aller à la tendresse qui conduit infailliblement à la fidélité, donc à l'esclavage. Tout homme, dans ses rapports avec une maîtresse ou une épouse, doit choisir entre la muflerie qui le sauvera et la compréhension qui le perdra. Telle est bien l'opinion de Bel-Ami. A mesure que la date de la publication approche, Guy sent croître son angoisse à l'idée de l'accueil qui attend son peu sympathique héros. Quand son roman sort en librairie, il se trouve encore à Rome. C'est là qu'il prend connaissance des premiers échos suscités par son ouvre. Tous les journalistes sont indignés par cette peinture au vitriol de leur milieu. Conscient d'avoir dangereusement augmenté le nombre de ses ennemis, Guy écrit aussitôt pour se justifier au rédacteur en chef de Gil Blas, où Bel-Ami a paru d'abord en feuilleton : « On semble croire que j'ai voulu, dans le journal que j'ai inventé, La Vie française, faire la critique, ou plutôt le procès de toute la presse parisienne. Si j'avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi ; mais j'ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d'agence d'une bande de tripoteurs politiques et d'écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-uns, malheureusement... Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle, afin de donner plus de relief à ce personnage... Or, comment a-t-on pu supposer une seconde que j'aie eu la pensée de synthétiser tous les journaux de Paris en un seul ?» Et, pour mieux désarmer ses détracteurs, il ajoute : « Devenu journaliste par hasard, Bel-Ami s'est servi de la presse comme un voleur se sert d'une échelle... On semble croire que j'ai voulu faire le procès de toute la presse parisienne... Cela est tellement ridicule que je ne comprends vraiment pas quelle mouche a piqué mes confrères, » Malgré ces protestations d'innocence, publiées par Gil Blas le 7 juin 1885, les lecteurs cherchent des clefs au roman. Certaines ressemblances s'imposent d'emblée. Ainsi Walter, le directeur du journal La Vie française dans lequel travaille Bel-Ami, est-il une copie exacte d'Arthur Meyer, le directeur du Gaulois. Et les journalistes qui l'entourent sont, eux aussi, croqués sur le vif. Collaborateurs de Gil Blas, du Charivari ou du Grelot, Maupassant les a rencontrés cent fois dans les salles de rédaction et dans les cafés. Il y a parmi eux de vrais écrivains et des fripouilles à l'affût du moindre ragot. Tous tirent à la ligne pour gagner leur croûte. C'est une foire d'empoigne dominée par la jalousie professionnelle et le culte de l'argent. Mais malheur à qui dénonce ces zélés serviteurs de l'actualité ! Il est grand temps, pense Maupassant, de rentrer à Paris pour surveiller la vente du livre. Heureusement, les critiques, dans l'ensemble, sont bonnes. On loue la vérité cruelle du récit et le caractère puissant du héros, type achevé de la canaillerie au service d'un froid arrivisme. En revanche, certains aristarques persistent à trouver que l'auteur a inutilement caricaturé le monde de la presse. Ces réserves ne troublent plus Maupassant. Il a voulu frapper fort. Et, cette fois encore, il a fait mouche. Une seule chose le chiffonne : Victor Hugo vient de mourir, et cette disparition a plongé le pays dans la stupeur. Les funérailles nationales qui doivent honorer le gigantesque vieillard détournent le public des autres événements littéraires. Dans les salons et dans la rue, il n'y a plus d'intérêt que pour ce défunt admirable, qui a voulu être porté au cimetière dans le corbillard des pauvres. « Rien de nouveau pour Bel-Ami, écrit Maupassant à sa mère. Je me remue beaucoup pour activer la vente, mais sans grand succès. La mort de Victor Hugo lui a porté un coup terrible. Nous sommes à la vingt-septième édition, soit treize mille vendus. Comme je te le disais, nous irons à vingt mille ou vingt-deux mille. C'est fort honorable, et voilà toutl. » Pourtant, peu à peu, la vente s'accélère et Maupassant retrouve le sourire. Sa satisfaction serait complète s'il n'avait des douleurs fulgurantes dans l'oil droit et dans la tête. En outre, il est sujet, de plus en plus souvent, à un étrange dédoublement qui le jette hors de lui-même. « Je l'ai vu plus d'une fois s'arrêter au milieu d'une phrase, les yeux fixés dans le vide, le front plissé, comme s'il écoutait quelque bruit mystérieux, écrira François Tassart. Cet état ne durait que quelques secondes, mais, en reprenant la parole, il parlait d'une voix plus faible et soigneusement espaçait ses mots. » Parfois aussi, en se regardant dans une glace, Maupassant perd soudain la notion de son identité et se demande, stupéfait, quel est cet étranger qui le dévisage avec une attention malveillante. Inquiet devant la recrudescence de ses troubles, il décide de faire une cure à Châtel-guyon. Mais il est incapable de se reposer. A peine installé à l'hôtel, il songe à un nouveau roman, Mont-Oriol, dont l'action se situerait précisément dans une station thermale. Là, tout en observant les curistes, tout en prenant des notes, tout en se promenant dans la campagne environnante, il réfléchit gravement à son art et à sa carrière. A un correspondant qui l'interroge sur sa conception du roman, il répond avec une docte assurance : « Je crois que, pour produire, il ne faut pas trop raisonner. Mais il faut regarder beaucoup et songer à ce qu'on a vu. Voir : tout est là, et voir juste. J'entends par voir juste, voir avec ses propres yeux et non avec ceux des maîtres. L'originalité d'un artiste s'indique d'abord dans les petites choses et non dans les grandes. Des chefs-d'ouvre ont été faits sur d'insignifiants détails, sur des objets vulgaires. Il faut trouver aux choses une signification qui n'a pas encore été découverte et tâcher de l'exprimer d'une façon personnelle. Celui qui m'étonnera en me parlant d'un caillou, d'un tronc d'arbre, d'un rat, d'une vieille chaise, sera, certes, sur la voie de l'an et apte, plus tard, aux grands sujets... Et puis, je crois qu'il faut éviter les inspirations vagues. L'art est mathématique, les grands effets sont obtenus par des moyens simples et bien combinés. Je crois que le talent n'est qu'une longue réflexion, étant donné qu'on a l'intelligence... Mais surtout, surtout n'imitez pas, ne vous rappelez rien de ce que vous avez lu ; oubliez tout, et (je vais vous dire une monstruosité que je crois absolument vraiE), pour devenir bien personnel, n'admirez personne1. » Ayant expédié cette lettre, Guy pense avec mélancolie à ses propres débuts d'écrivain. Son tour serait-il venu de pontifier devant les jeunes ? Quel chemin parcouru depuis le temps où, incertain de son avenir, il sollicitait les conseils du cher grand Flaubert ! |
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Guy de Maupassant (1850 - 1893) |
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Portrait de Guy de Maupassant | |||||||||