Guy de Maupassant |
Avec l'arrivée de la mauvaise saison, le canotage et la baignade sont abandonnés. Confiné à Paris, Guy redouble d'activité intellectuelle. Sans avoir encore rien publié, il se frotte, timidement, au milieu littéraire. C'est Flaubert qui, lors de ses séjours dans la capitale, l'introduit auprès de ses amis écrivains. Il demeure persuadé que le « jeune homme » a du talent, mais qu'il doit travailler encore avant de se lancer dans la carrière. « Depuis un mois je voulais t'écrire pour te faire une déclaration de tendresse à l'endroit de ton fils, confie-t-il à Laure. Tu ne saurais croire comme je le trouve charmant, intelligent, bon enfant, sensé et spirituel, bref (pour employer un mot à la modE) sympathique! Malgré la différence de nos âges, je le regarde comme " un ami ", et puis il me rappelle tant mon pauvre Alfredl ! J'en suis même parfois effrayé, surtout lorsqu'il baisse la tête en récitant des vers... Il faut encourager ton fils dans le goût qu'il a pour les vers, parce que c'est une noble passion, parce que les lettres consolent de bien des infortunes et parce qu'il aura peut-être du talent... qui sait ? Il n'a pas jusqu'à présent assez produit pour que je me permette de tirer son horoscope poétique... Je voudrais lui voir entreprendre une ouvre de longue haleine, fût-elle détestable. Ce qu'il m'a montré vaut bien tout ce qu'on imprime chez les Parnassiens... Avec le temps, il gagnera de l'originalité, une manière individuelle de voir et de sentir (car tout est là). Pour ce qui est du résultat, du succès, qu'importe! Le principal en ce monde est de tenir son âme dans une région haute, loin des fanges bourgeoises et démocratiques. Le culte de l'art donne de l'orgueil ; on n'en a jamais trop. Telle est ma morale. » Ce que Flaubert ne dit pas dans sa lettre, c'est qu'il espère toujours voir son émule renoncer à la poésie pour se consacrer à la prose. Mais il ne le brusque pas et se contente, à son habitude, de lui indiquer ses maladresses de style. A Paris, leurs entrevues sont régulières. « Mon petit père, écrit Flaubert à Guy, il est bien convenu que vous déjeunez chez moi tous les dimanches de cet hiver. » Conscient de l'honneur qui lui est ainsi fait, Guy se précipite, le dimanche, chez le maître, rue Murillo. Là, il rencontre le sévère « monsieur Taine », Alphonse Daudet, souffreteux et souriant, Emile Zola qui ajuste son lorgnon et prône le naturalisme, le doux géant Ivan Tourgueniev, à la crinière d'argent et à la barbe blanche, Edmond de Goncourt, grisonnant, moustachu et grave, d'autres encore... Pour tous ces écrivains chevronnés, le protégé de Flaubert est un brave petit gars normand, au teint fleuri et à la forte encolure, qui a peut-être des prétentions littéraires mais n'a pas encore fait ses preuves. Il écoute leurs propos avec déférence et donne rarement son opinion. Or, voici que, le dimanche 28 février 1875, on loue dans le petit groupe les qualités de la poésie de l'Anglais Swinburne. Guy dresse l'oreille. Soudain, Alphonse Daudet s'écrie : « Mais à propos, on le dit pédéraste ! On raconte des choses extraordinaires de son séjour à Etretat, l'année dernière! » Du coup, Guy se hasarde dans la conversation : « Il y a plus longtemps que cela, il y a quelques années, j'ai un peu vécu avec lui dans le temps... » Saisissant la balle au bond, Flaubert s'exclame à son tour : « Mais en effet, est-ce que vous ne lui avez pas sauvé la vie? - Pas entièrement », répond Guy. Et il raconte en détail son aventure avec les deux Anglais d'Etretat. Les obscénités du récit ravissent l'auditoire. La cote du petit Maupassant monte d'un cran. Flaubert jubile. Le soir même, Edmond de Goncourt consigne l'événement dans son Journal. L'accueil chaleureux réservé à cette évocation de la rencontre avec Swinburne et Powel encourage Guy à persévérer dans la voie de la blague salace. En collaboration avec Robert Pinchon, il entreprend de rédiger une pièce pornographique qui, pense-t-il, fera éclater de rire les amis de Flaubert. Il l'annonce gaiement à sa mère : « Nous allons, quelques amis et moi, jouer dans l'atelier de Leloir ' une pièce absolument lubrique où assisteront Flaubert et Tourgueniev. Inutile de dire que cette ouvre est de nous...2. » Le titre de la farce : A la Feuille de Rose, maison turque, est une allusion à la maison de Zoraïde Turc, heu de perdition dont parle Frédéric Moreau à la fin de L'Education sentimentale. L'action se déroule dans un lupanar où deux jeunes mariés échouent par méprise, croyant entrer dans un hôtel. Il s'ensuit une série de quiproquos graveleux qu'animent les prostituées de l'établissement, un Anglais, un vidangeur, car les cabinets débordent, un valet de chambre, un bossu frénétique, etc. Flaubert et Tourgueniev règlent les répétitions qui ont lieu chez Maurice Leloir, au cinquième étage, quai Voltaire. Flaubert souffle en gravissant l'escalier, enlève son pardessus au premier palier, sa redingote au deuxième, son gilet au troisième. « Le bon géant des lettres arrivait chez moi en gilet de flanelle, portant ses vêtements sur ses gros bras nus, coiffé de son chapeau haut de forme », écrit Maurice Leloir. Tous les rôles féminins sont joués par des hommes travestis. Parmi les acteurs, en plus de Maupassant, figurent Robert Pinchon, Léon Fontaine, Maurice Leloir, Octave Mirbeau... On singe les dames de petite vertu, on se contorsionne et on crève de rire. Quand le spectacle paraît au point, Guy lance des invitations libellées sur papier à en-tête du ministère de la Marine et des Colonies. Ainsi Edmond Laporte, conseiller municipal de Rouen et ami intime de Flaubert, reçoit le billet suivant, daté du 13 avril 1875 : « Cher Monsieur et Ami, la solennité est enfin fixée au lundi 19 du présent mois. Ne seront admis que les hommes au-dessus de vingt ans et les femmes préalablement déflorées. La loge royale sera occupée par l'ombre du grand marquis. » Un petit public de connaisseurs, présidé par Flaubert, s'amuse bruyamment de ces facéties érotico-scatologiques. A la seconde représentation, qui a lieu le 31 mai 1877, au 26 rue de Fleurus, chez le peintre Becker, huit femmes élégantes viennent, masquées, avec l'espoir d'une émotion crapuleuse. Flaubert, qui a parlé imprudemment de la pièce à la princesse Mathilde, doit déployer des trésors de diplomatie pour empêcher l'impétueuse altesse impériale de prendre place dans la salle. Sur la scène improvisée, Guy apparaît déguisé en odalisque. Des blagues à tabac figurent les seins des femmes et les personnages masculins sont munis d'un énorme phallus fait de bourrelets de porte. Au premier rang, Flaubert exulte et crie : « Ah ! c'est rafraîchissant ! » Les femmes, offusquées, ne savent quelle contenance prendre. L'actrice Suzanne Lagier, n'en pouvant plus, s'éclipse avant la fin. Zola demeure grave, partagé entre son austérité naturelle et le souci de ne pas sembler puritain2. Quant à Edmond de Goncourt, il domine mal son aversion pour une aussi piètre pantalonnade. Rentré chez lui, il note dans son Journal : « Ce soir, dans un atelier de la rue de Fleurus, le jeune Maupassant fait représenter une pièce obscène de sa composition, intitulée Feuille de Rose et jouée par lui et ses amis. C'est lugubre, ces jeunes hommes travestis en femmes, avec la peinture, sur leurs maillots, d'un large sexe entrebâillé ; et je ne sais quelle répulsion vous vient involontairement pour ces comédiens s'attouchant et faisant entre eux le simulacre de la gymnastique d'amour. L'ouverture de la pièce, c'est un jeune séminariste qui lave des capotes. Il y a au milieu une danse d'aimées sous l'érection d'un phallus monumental et la pièce se termine par une branlade presque nature. Je me demandais de quelle belle absence de pudeur naturelle il fallait être doué pour mimer cela devant un public, tout en m'efforçant de dissimuler mon dégoût qui aurait pu paraître singulier de la part de l'auteur de La Fille Elisa. Le monstrueux, c'est que le père de l'auteur, le père de Maupassant, assistait à la représentation. » Et comme Flaubert, après le baisser du rideau, persiste à déclarer : « Oui, c'est très frais ! » Edmond de Goncourt ajoute : « Frais pour cette salauderie, c'est vraiment une trouvaille l ! » Cette séance de pornographie littéraire a tellement marqué le mémorialiste qu'il y reviendra, bien des années plus tard, dans son Journal. Il ne peut oublier, dit-il, le jeune Maupassant déguisé en femme, « avec un tricot représentant des grandes lèvres vert-de-grisées, de la plus affreuse chaude-pisse », et se roulant sur les genoux d'un camarade. Si Flaubert s'est tellement diverti dès la première représentation de ce spectacle burlesque, c'est qu'il éprouve plus que jamais le besoin d'oublier ses soucis dans une bruyante atmosphère d'amitié et de gauloiserie. Ernest Commanville, le mari de sa nièce Caroline, négociant en bois, est acculé à la faillite. Par affection pour la jeune femme, Flaubert s'est dépouillé de tout ce qu'il possède. Mais ce sacrifice ne suffit pas à éponger la dette. Lui faudra-t-il vendre sa maison de Croisset ? « L'idée de n'avoir plus de toit à moi, un home, m'est intolérable, écrit-il. Je regarde maintenant Croisset avec l'oil d'une mère qui regarde son enfant phtisique en se disant : " Combien de temps durera-t-il encore ? " Et je ne peux m'habituer à l'idée d'une séparation définitive3. » Il ne vendra pas Croisset mais renoncera à l'appartement de la rue Murillo et se transportera, le 16 mai 1875, dans un logis plus modeste, au 240 faubourg Saint-Honoré, à l'angle de l'avenue Hortense. En dépit de ses revers de fortune, il continue à veiller paternellement sur les débuts littéraires de Guy qui lui soumet tous ses manuscrits, vers ou prose. D'autre part, il l'associe à l'élaboration de son ouvre personnelle, le chargeant de faire des enquêtes sur le terrain pour le roman qu'il est en train d'écrire : Bouvard et Pécuchet. Flatté de cette mission de confiance, Guy court à droite et à gauche pour recueillir les informations qu'exige son mentor. Il le renseigne notamment, dans une longue lettre, sur la configuration de la côte normande aux alentours d'Etretat et de Fécamp, lieu de promenade des deux héros du livre. En prenant une part active aux travaux du solitaire de Croisset, il apprend la valeur d'une documentation stricte et d'un regard direct sur les êtres et les choses. A l'exemple de Flaubert, il observe, note, fignole son style, resserre le tissu de la narration. Et Flaubert approuve l'acharnement du néophyte, sa quête tâtonnante de la perfection. Peut-être le gaillard deviendra-t-il un véritable écrivain? Mais il a un fâcheux penchant pour les plaisirs de la chair et de la navigation. Flaubert lui reproche de perdre son temps en coucheries, en ripailles et en séances de canotage. « Il faut, entendez-vous jeune homme, il faut travailler plus que ça, lui écrit-il. J'arrive à vous soupçonner d'être légèrement caleux. Trop de putains, trop de canotage, trop d'exercice !... Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé : foutez-vous cela dans la boule. De cinq heures du soir à dix heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la Muse... Ce qui vous manque, ce sont " les principes ". On a beau dire, il en faut, reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n'y en a qu'un : tout sacrifier à l'art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doit se foutre, c'est de lui-même '. » Malgré l'insistance de son maître, Guy ne peut se satisfaire de cette hygiène monacale. Son tempérament sanguin s'y oppose. Il veut à la fois vivre intensément et écrire d'abondance. La fête des muscles n'exclut pas chez lui la fête de l'esprit. Pour l'instant, il est surtout attiré par le théâtre. Tournant le dos à la grosse farce de La Feuille de Rose, il compose un petit acte, L'Histoire du vieux temps, un autre, Une répétition, dont aucun théâtre ne veut, et se lance dans un grand drame historique en vers, La Trahison de la comtesse de Rhune. Robert Pinchon présente ledit drame à Ballande, directeur du Troisième Théâtre français (exthéâtre DéjazeT), et essuie un refus sous prétexte qu'avec tous ses décors et toute sa figuration l'affaire est trop coûteuse à monter. Flaubert, à son tour, ayant lu la pièce, se montre réticent, mais promet d'intervenir auprès de Perrin, Padministrateur du Théâtre-Français. Zola, de son côté, porte la brochure à Sarah Bernhardt. L'illustre comédienne consent à recevoir le débutant et déploie devant lui une séduction toute professionnelle. Il n'en est pas dupe et écrit à sa mère : « Je l'ai trouvée très aimable, trop même, car elle m'a annoncé, au moment où je panais, qu'elle présenterait mon drame à Perrin et qu'elle se faisait fort d'obtenir une lecture de lui. » Elle avoue par ailleurs n'avoir lu elle-même que le premier acte. « L'a-t-elle même lu ? » se demande Guy. En tout cas, il craint que Perrin ne soit irrité de recevoir une pièce qui lui est présentée à la fois par Sarah Bernhardt et par Flaubert. Avec une ingratitude toute juvénile, il regrette même maintenant de s'être adressé à son vieux maître pour une recommandation. « Est-ce un bonheur, est-ce un malheur que la pièce ait été présentée par Flaubert ? écrit-il dans la même lettre. Nous verrons bien. Le susnommé Flaubert a été bien maladroit pour moi... D a hésité et l'herbe nous a été coupée sous le pied. Aussitôt qu'il s'agit de choses pratiques, ce cher maître ne sait plus comment s'y prendre, il demande platoniquement et jamais effectivement, n'insiste pas assez et ne sait pas surtout saisir le moment. Enfin il est dupe quoiqu'il n'en convienne pas1.» Quelques mois plus tard, Guy apprend que La Trahison de la comtesse de Rhune a été refusée au Français. Il se console de cet échec en pensant que Flaubert et Zola n'ont pas eu plus de chance que lui au théâtre. Le voici qui, de nouveau, aligne des vers. Puis il s'attelle à des contes et en publie un, sous le pseudonyme de Guy de Valmont, dans Le Bulletin français. Là-dessus, Catulle Mendès, qui dirige La République des lettres, accepte d'insérer dans la revue son poème Au bord de l'eau. Il va même jusqu'à inviter l'auteur à ses jeudis, rue Saint-Georges. Attentif à ces marques de considération, Guy éprouve autour de lui comme un frémissement d'intérêt, une promesse, encore diffuse, de réussite. « Son aspect n'avait rien de romantique, note Henry Roujon, secrétaire de la rédaction de La République des lettres. Une figure ronde, congestionnée de marin d'eau douce, de franches allures et des manières simples. J'ai nom " Mauvais passant ", répétait-il, avec une bonhomie qui démentait la menace. Sa conversation se bornait aux souvenirs des leçons de théologie littéraire que lui avait inculquées Flaubert, aux quelques admirations plus vives que profondes qui constituaient sa religion artistique, à une inépuisable provision d'anecdotes grasses et à de sauvages invectives contre le personnel du ministère de la Marine. Sur ce dernier point, il ne tarissait pasl. » De son côté, Tourgueniev écrit à Flaubert : « Le pauvre Maupassant perd tous les poils de son corps... C'est une maladie d'estomac, à ce qu'il dit. Il est toujours très gentil, mais bien laid à cette heure2. » En vérité, l'écrivain russe se montre fort sceptique devant le protégé de Flaubert. Au premier regard, ce jeune homme ambitieux ne lui semble pas promis à un grand avenir. Au cours d'une réunion amicale, il prend Léon Hennique à part et lui glisse à l'oreille : « Ce pauvre Maupassant ! Quel dommage, il n'aura jamais de talent ! » Cependant, le « pauvre Maupassant » fréquente assidûment le cercle de Catulle Mendès et y rencontre Mallarmé, Léon Dierx, Villiers de L'Isle-Adam... Il participe aussi régulièrement à des dîners littéraires, où les convives le trouvent aimable, drôle, pas encombrant. Grâce à Flaubert, il place dans le quotidien La Nation un article sur « Balzac d'après ses lettres » et un autre sur « Les Poètes français du XVIe siècle ». Ces études lui coûtent un effort disproportionné au résultat. A vingt-six ans, il est lancé dans le milieu des écrivains sans l'être encore dans le public. Catulle Mendès, qui l'apprécie de plus en plus, lui propose de devenir franc-maçon. Malgré son désir de complaire à ce grand confrère qu'il compare à un « Méphisto ayant pris la figure du Christ », Guy se dérobe. « Voici, mon cher ami, les raisons qui me font renoncer à devenir franc-maçon, écrit-il à Catulle Mendès. 1° Du moment qu'on entre dans une société quelconque, surtout dans une de celles qui ont des prétentions, bien inoffensives du reste, à être sociétés secrètes, on est astreint à certaines règles, on promet certaines choses, on se met un joug sur le cou, et quelque léger qu'il soit, c'est désagréable. J'aime mieux payer mon bottier qu'être son égal. 2° Si la chose était sue - et elle le serait fatalement -..., je me trouverais d'un seul coup à peu près mis à l'index par la plus grande partie de ma famille, ce qui serait au moins fort inutile, si ce n'était en outre fort préjudiciable à mes intérêts. Par égoïsme, méchanceté ou éclectisme, je veux n'être jamais lié à aucun parti politique, quel qu'il soit, à aucune religion, à aucune secte, à aucune école ; ne jamais entrer dans aucune association professant certaines doctrines, ne m'incliner devant aucun dogme, devant aucune prime et aucun principe, et cela uniquement pour conserver le droit d'en dire du mal... J'ai peur de la plus petite chaîne, qu'elle vienne d'une idée ou d'une femme. » Cette fière réponse témoigne d'une volonté d'indépendance, d'un mépris des combines qui réjouissent Flaubert. Il multiplie les démarches pour introduire Guy dans les journaux où il compte des amis. Son but : décrocher pour « le petit » une chronique régulière. Mais toutes les places sont prises. Guy devra se contenter de travailler çà et là, par accident. Depuis quelque temps, lui, l'athlète des bords de la Seine, se plaint de maux de tête et de vertiges. En août 1877, il sollicite et obtient de l'administration un congé de deux mois pour se soigner, en Suisse, à Loèche-les-Bains, dans le Valais. C'est la première fois qu'il quitte la France. Il profite du voyage pour « crucifier un pharmacien » et visiter un bordel de Vesoul. « Quel drôle de pistolet ! » soupire Flaubert en apprenant les nouvelles frasques de son protégé. A Loèche, Guy suit scrupuleusement la cure et observe, avec son habituelle acuité, paysages et personnages. Il se souviendra de cette expérience dans un conte, Aux eaux, qui évoque une brève liaison amoureuse dans une station balnéaire suisse à l'atmosphère irréelle : « On descend directement de la chambre dans les piscines, où vingt baigneurs trempent déjà, vêtus de longues robes de laine, hommes et femmes ensemble. Les uns mangent, les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi de petites tables flottantes. Parfois on joue au furet, ce qui n'est pas toujours convenable. » De retour à Paris, Guy a meilleure mine, mais ne se juge pas guéri pour autant. La vie de bureau l'excède et le succès tarde à venir. Autour de lui, de jeunes confrères publient et sont applaudis. Lui seul, pense-t-il, reste en rade. Pourtant, il a des idées très arrêtées sur son avenir personnel et sur celui de la littérature. Il déclare à un autre auteur débutant, Paul Alexis, qui, lui, est féru de naturalisme : « Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme. Ces mots, à mon sens, ne signifient absolument rien et ne servent qu'à des querelles de tempéraments opposés... Si je tiens à ce que la vision d'un écrivain soit toujours juste, c'est parce que je crois cela nécessaire pour que son interprétation soit originale et vraiment belle... La chose vue passe par l'écrivain, elle y prendra sa couleur particulière, sa forme, son élargissement... Pourquoi se restreindre? Le naturalisme est aussi limité que le fantastique. Cette lettre ne doit point sortir de notre cercle et je serais désolé que vous la montrassiez à Zola, que j'aime de tout mon cour et que j'admire profondément, car il pourrait peut-être s'en froisser *. » Ce refus de s'associer à une école littéraire procède, chez Guy, de la même soif de liberté que le refus d'entrer dans une loge maçonnique. Il n'a encore rien publié sous son nom, et déjà il donne des leçons aux autres. La tendre confiance de Flaubert lui suffit pour estimer que Guy de Valmont, journaliste occasionnel, a de l'or dans la cervelle. Tout en dénigrant, dans les coulisses, le naturalisme de Zola, il se laisse enrôler dans la petite troupe qui encadre l'auteur de L'Assommoir. La publicité faite dans la presse autour de ce mouvement vaut bien une légère entorse aux principes d'indépendance littéraire. Le 16 avril 1877, Paul Alexis, Henry Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Octave Mirbeau et Guy de Maupassant invitent Flaubert, Zola et Goncourt au restaurant Trapp, près de la gare Saint-Lazare. Il a fallu toute l'insistance de Guy pour décider Flaubert à venir. Le sang aux joues, l'oil globuleux et la moustache tombante, le solitaire de Croisset grogne en riant contre les foutaises du naturalisme et du réalisme. Mais la sincère admiration des jeunes le réconforte. Dès le 13 avril, La République des lettres a annoncé le dîner, organisé par « six jeunes et enthousiastes naturalistes, qui eux aussi deviendront célèbres », pour fêter leurs trois maîtres, Flaubert, Zola et Goncourt. Le journaliste donne même le menu fantaisiste du repas : « Potage purée Bovary ; truite saumonée à la Fille Elisa; poularde truffée à la Saint-Antoine ; artichauts au Cour simple ; parfait " naturaliste " ; vin de Coupeau ; liqueur de l'Assommoir. » Et, pour corser la blague, il ajoute : « M. Gustave Flaubert, qui a d'autres disciples, remarque l'absence des anguilles à la Carthaginoise et des pigeons à la Salammbô. » Afin de mieux ébruiter l'événement, Paul Alexis, sous le pseudonyme de Tilsitt, feint de s'en indigner dans Les Cloches de Paris et condamne la prétention de cette demi-douzaine d'énergu-mènes « qui menacent de gâter tout » et qui seraient bien capables « de faire des petits ». Ce coup de réclame bénéficie surtout aux écrivains débutants qui ont eu l'idée d'une réunion symbolique avec leurs aînés au restaurant Trapp. Hier encore inconnus, ils se voient cités dans la presse comme les champions de l'art nouveau. Edmond de Gon-court écrit dans son Journal : « Ce soir, Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Octave Mirbeau, Guy de Maupas-sant, la jeunesse des lettres réaliste, naturaliste, nous a sacrés, Flaubert, Zola et moi, sacrés officiellement les trois maîtres de l'heure présente, dans un dîner des plus cordiaux et des plus gais. Voici l'armée nouvelle en train de se former. » Les échos de cette agitation intellectuelle parviennent jusqu'au ministère. Nul n'ignore plus dans les bureaux que Guy de Valmont et Guy de Maupassant ne font qu'un. Or, les naturalistes, parmi lesquels on le range désormais, sont censés être à gauche. Et rue Royale on est résolument à droite. En vérité, Guy ne se considère ni d'un bord ni de l'autre. Comme Flaubert, il est un individualiste révolté, un anarchiste bourgeois. Il a trop d'orgueil pour accepter de porter le surnom collectif de « Messieurs Zola », dont on affuble déjà les partisans de la nouvelle école. Et il méprise trop les hommes au pouvoir pour prendre leur discours au sérieux. Au printemps de 1877, un accès d'humeur secoue la France. Le maréchal de Mac-Mahon, président de la République, ayant dénoncé les tendances libérales de Jules Simon, président du Conseil, une crise est ouverte, l'Assemblée est dissoute, de nouvelles élections ont heu et la consultation populaire offre une majorité de cent vingt sièges à l'opposition. Malgré ce verdict qui lui donne tort, Mac-Mahon se cramponne à son poste. Guy fulmine dans une lettre à Flaubert : « La politique m'empêche de travailler, de sortir, de penser, d'écrire. Je suis comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j'ai cette fièvre : tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement, j'ai fini de rire et suis en colère pour de bon... Comment! ce général qui, jadis, a gagné une bataille grâce à sa bêtise personnelle combinée avec les fantaisies du hasard ; qui, depuis, en a perdu deux qui resteront historiques, en essayant de refaire à lui tout seul la manouvre que le susdit hasard avait si bien exécutée la première fois ; qui a droit à s'appeler, aussi bien que duc de Magenta, grand-duc de Reichshoffen et archiduc de Sedan, ou, sous prétexte du danger que les imbéciles courraient à être gouvernés par de plus intelligents qu'eux, a ruiné les pauvres (les seuls qu'on ruinE), a arrêté tout le travail intellectuel d'un pays, a exaspéré les pacifiques et a aiguillonné la guerre civile comme les misérables taureaux qu'on rend furieux dans les cirques d'Espagne!... Je demande la suppression des classes dirigeantes; de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu'on appelle bonne société. Ils fourrent le doigt dans son vieux... en murmurant que la société est en péril, que la liberté de pensée les menacel. » Au ministère de la Marine, on regarde avec de plus en plus de méfiance ce fonctionnaire amateur qui bâille sur ses dossiers et n'attend que le moment de s'évader du bureau pour redevenir Guy de Valmont. Les notes de ses supérieurs, pour l'année 1877, sont sévères : « Employé intelligent et qui pourra un jour être très utile. Mais il est mou, sans énergie, et je crains que ses goûts et ses aptitudes ne l'éloignent des travaux administratifs. » Devant l'animosité croissante de son entourage, Guy ne songe pas à démissionner (la sécurité avant tout !) mais à changer de service. Il se plaint à sa mère : « Mon chef... me traite comme un chien... Il n'admet pas qu'on soit malade... Ce n'est qu'après avoir eu une violente querelle avec lui que j'ai pu obtenir d'aller te voir au jour de l'An, et je risque bien de n'avoir pas de congé à Pâques... L'autre jour, ayant eu une terrible migraine, j'ai demandé au sous-chef l'autorisation, qui m'a été accordée, d'aller me coucher. Le lendemain, le chef m'a fait appeler, m'a dit que je me fichais de lui, que je n'étais pas malade, que je n'avais rien du tout, qu'on ne quittait pas son bureau pour une migrainel. » Justement, il se trouve qu'à la suite d'un changement de gouvernement un ami personnel de Flaubert, Agénor Bar-doux, s'est vu confier le portefeuille de l'Instruction publique. Guy saute sur l'occasion et demande à son maître d'intervenir en haut lieu pour qu'on le fasse passer du ministère de la Marine à celui de l'Instruction publique où il sera davantage dans son élément. Pour décider Flaubert à agir au plus vite, il supplie sa mère d'envoyer au Vieux « une lettre pathétique ». « Ma situation ici est loin d'être douce, noircis-la encore, plains-moi, etc., écrit-il à Laure. Sans rien demander d'immédiat, mais en remerciant de ce qu'il m'a promis de faire, en disant ma joie profonde de cette espérance2. » Laure s'exécute instantanément. « Puisque tu appelles Guy ton fils adoptif, écrit-elle à Flaubert, tu me pardonneras, mon cher Gustave, si je viens tout naturellement te parler de ce garçon. La déclaration de tendresse que tu lui as faite devant moi m'a été si douce que je l'ai prise au pied de la lettre et que je m'imagine à présent qu'elle t'impose des devoirs quasi paternels. Je sais d'ailleurs que tu es au courant des choses et que le pauvre employé de ministère t'a déjà fait toutes ses doléances. Tu t'es montré excellent comme toujours, tu l'as consolé, et il espère aujourd'hui, grâce à tes bonnes paroles, que l'heure est proche où il pourra quitter sa prison et dire adieu à l'aimable chef qui en garde la porte. » Toujours prêt à rendre service quand l'avenir du « petit » est en jeu, Flaubert alerte Agénor Bar doux en lui représentant les qualités exceptionnelles de l'intéressé. Aimable et négligent, le nouveau ministre promet d'agir, mais tarde à le faire. Exaspéré par ces lenteurs, Guy se désespère, enrage et talonne Flaubert. D'autant que, rue Royale, ses supérieurs hiérarchiques, ayant eu vent de la conspiration, le punissent de son audace en le changeant de bureau. Affecté au service de la préparation du budget et de la liquidation des comptes des ports, il étouffe sous l'avalanche des chiffres. Son chef le martyrise et ne lui laisse pas une minute de loisir pour travailler à ses articles. Il en est indigné comme si ses fonctions comportaient le droit imprescriptible d'écrire pour lui-même sur le papier de l'administration. Ses lettres à Flaubert sont, de semaine en semaine, plus tragiques : « Mon ministère m'énerve... Je ne puis travailler... J'ai l'esprit fatigué par des additions que je fais du matin au soir... Encore un jour, un jour de passé... Ils me semblent longs, longs et tristes, entre un collègue imbécile et un chef qui m'engueule. Je ne dis plus rien au premier; je ne réponds plus au second. Tous deux me méprisent un peu et me trouvent inintelligent, ce qui me console... Rien de nouveau pour M. Bardoux1. » Ou bien : « Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m'accablent l'esprit. J'ai même essayé d'écrire quelques chroniques pour Le Gaulois afin de me procurer quelques sous. Je n'ai pas pu, je ne trouve pas une ligne et j'ai envie de pleurer sur mon papier2. » Il est inquiet également au sujet de sa mère, qui a une maladie de cour et des troubles de la vision. Quant à sa propre santé, elle est, dit-il, désastreuse. Toutefois, selon lui, la syphilis n'y est pour rien : « La Faculté croit maintenant qu'il n'y a rien de syphilitique dans mon affaire, mais que j'ai un rhumatisme constitutionnel qui a d'abord attaqué l'estomac et le cour, puis, en dernier lieu, la peau. On me fait prendre des bains de vapeur en boîte, ce qui jusqu'ici ne m'a rien fait3. » Tout en avalant force « tisanes amères, sirops et eaux minérales de table », il continue, le dimanche, à canoter sur la Seine. Chacune de ses sorties en yole se termine par une coucherie. Il est si fier de son tableau de chasse qu'il s'en vante devant Flaubert. Et celui-ci, émerveillé, en avertit aussitôt Tourgueniev : « Aucune nouvelle des amis, sauf le jeune Guy. Il m'a écrit récemment qu'en trois jours il avait tiré dix-neuf coups ! C'est beau ! mais j'ai peur qu'il ne finisse par s'en aller en sperme '. » En septembre 1878, Flaubert arrive à Paris pour visiter l'Exposition et intervient, une fois encore, auprès du ministre. De plus en plus cordial, Agénor Bardoux l'invite à déjeuner et lui renouvelle sa promesse. Mais ce ne sont que des paroles artificieuses. Le mois suivant, après un passage à Etretat pour voir sa mère malade, Guy se rend à Croisset et bavarde passionnément, tard dans la nuit, avec Flaubert qui - suprême honneur ! - le tutoie maintenant. Le maître est, dit-il, « vêtu d'un large pantalon noué par une cordelière de soie à la ceinture et d'une immense robe de chambre, tombant jusqu'à terre ». Le lendemain, Guy visite, à Petit-Couronne, la maison de Corneille. Puis, le cour lourd de regrets, il réintègre « l'enfer » de la rue Royale. Ses finances sont complètement désorganisées après ce voyage et les nombreux médicaments qu'il achète pour se maintenir en forme coûtent cher. « C'est à peine si je peux vivre, écrit-il à Flaubert, et, après avoir payé mon terme, mon tailleur, mon bottier, la femme de ménage, la blanchisseuse et la nourriture, sur mes 216 francs par mois, il ne me reste pas plus de 12 à 15 francs pour faire le jeune homme2. » Soudain une lueur d'espoir. Le 7 novembre 1878, Flaubert annonce à son disciple : « Caroline m'a écrit ces lignes que je vous transmets : " M. Bardoux m'a formellement dit qu'il attacherait Guy à sa personne dans un avenir très rapproché. " » Il conseille à Guy d'aller toucher un mot de l'affaire au sous-chef de cabinet d'Agénor Bardoux, un nommé Xavier Charmes. Guy se précipite et est reçu avec courtoisie. Mais Xavier Charmes se contente de lui dire : « Monsieur le Ministre veut agir avec douceur... Ne vous dérangez pas davantage. Je vous préviendrai quand ce sera fait3. » « Tout cela me paraît louche », écrit Guy à Flaubert. Et, trois jours plus tard : « Ma situation ici devient intolérable. Mon chef, qui sait que je dois m'en aller, a prévenu le directeur, et mon successeur est désigné. Aussi me demande-t-on chaque matin : Quand partirez-vous enfin? Qu'attendez-vous ? » Mais voici qu'on parle d'une chute probable du ministère. Si Agénor Bardoux doit rendre son portefeuille, les dernières chances de Guy s'évanouiront. Il se retrouvera assis entre deux chaises, n'ayant gagné que l'animosité de ses chefs. « Je suis dans la merde jusqu'au cou, plongé dans des embarras et des tristesses inexprimables, confie-t-il encore à Flaubert. J'ai passé mes jours dans l'antichambre de M. Bardoux sans arriver à le voir une minute, sans obtenir une réponse quelconque. M. Charmes me disait chaque jour : " Attendez, je vais lui parler de vous, revenez demain, vous aurez une réponse définitive. " Et chaque lendemain je revenais sans obtenir autre chose que des paroles vagues. A la Marine, j'ai perdu ma gratification de fin d'année et tout espoir d'avancement d'ici à bien longtemps, dix ans peut-être, et à l'Instruction publique on s'est moqué de moi... Je n'ai pas un sou, et à moins de me jeter à la Seine ou aux pieds de mon chef, ce qui se vaut, je n'ai plus d'autre ressource1. » Enfin la décision éclate comme une bombe : le commis Guy de Maupassant est nommé au ministère de l'Instruction publique. Rue Royale, son chef, vexé, s'étrangle de colère : « Vous quittez cette maison sans faire passer votre demande par la voie hiérarchique ! s'écrie-t-il. Je ne permettrai pas!... - Oh ! monsieur, vous n'avez rien à permettre, réplique Guy avec aplomb. Cette affaire se passe au-dessus de nous : entre ministres ! » Une note confidentielle du chef de bureau au directeur clôt le dossier . « M. de Maupassant ayant donné sa démission d'employé de la Marine pour être attaché au ministère de l'Instruction publique, je ne pense pas qu'il soit utile de faire connaître mon appréciation sur sa manière de servir1. » Aussitôt qu'il a appris sa mutation, Guy court au ministère de l'Instruction publique, rue de Grenelle, où il compte un ami chaleureux, l'écrivain Henry Roujon. « J'ai lâché la Marine ! clame-t-il en pénétrant dans le bureau. Je deviens votre camarade ! Bardoux m'a attaché à son cabinet ! C'est assez farce, hein ? » Et Henry Roujon raconte : « Nous commençâmes par danser un pas désordonné autour d'un pupitre élevé à la dignité d'autel de l'amitié. Après quoi, nous louâmes comme il convenait Bardoux, protecteur des lettres. Il me semble bien que Maupassant crut devoir terminer par une bordée d'injures, envoyées, en manière d'adieu, à ses anciens chefs de la Marine. » Voici Guy installé rue de Grenelle, dans un superbe bureau, « avec vue sur les jardins ». Mais déjà il s'inquiète : « Tant que M. Bardoux sera là, la situation pécuniaire sera belle, écrit-il à Flaubert. J'aurai 1800 francs de traitement, 1000 francs d'indemnité de Cabinet et 500 francs au moins de gratification par an. Mais s'il tombe tout de suite, rien2. » Et plus tard, toujours à Flaubert : « Quand j'étais à la Marine, j'avais une feuille de route et je ne payais par conséquent que quart de place sur les chemins de fer. Le voyage de Rouen me revenait à 9 francs aller et retour. Aujourd'hui, en 2e classe, il me coûtera à peu près 36 francs et, pour un homme qui dépense en moyenne 4 francs par jour, c'est considérable... Enfin, je verrai l'état de mes finances à la fin du mois et j'espère que je pourrai aller passer un jour avec vous3. » Ainsi, malgré la satisfaction d'avoir réussi son coup, Guy ne se sent pas encore solidement accroché à sa nouvelle place. Il craint d'être à la merci d'une fluctuation politique. En outre, il estime être trop mal payé. Tout juste nommé à ce poste si longtemps convoité, il écrit à « Petit-Bleu » (Léon FontainE) pour le taper de soixante francs. Cette supplique amicale est signée Guy de Maupassant et suivie de son titre qui s'étale fièrement sur toute la largeur de la page : « Attaché au Cabinet du ministre de l'Instruction publique, des Cultes, des Beaux-Arts, chargé spécialement de la correspondance du ministre et de l'administration des Cultes, de l'Enseignement supérieur et de la comptabilité1. » La contrepartie de cette appellation triomphale, c'est l'obligation de travailler au bureau jusqu'à six heures et demie du soir et même le dimanche matin jusqu'à midi. Mais, à cette époque, Guy est déjà un peu moins attiré par le canotage. Son temps libre, il le consacre à l'écriture. Sous divers pseudonymes (Guy de Valmont, Maufrigneuse, Joseph PrunieR), il a publié des chroniques et des poèmes dans nombre de journaux et de revues, où il est entré grâce à la recommandation de Flaubert. En remerciement, il a donné, le 22 octobre 1876, à La République des lettres une étude sur son maître. Celui-ci en a été sincèrement touché. « Vous m'avez traité avec une tendresse filiale, lui a-t-il écrit aussitôt. Ma nièce est enthousiasmée de votre ouvre. Elle trouve que c'est ce qu'on a écrit de mieux sur son oncle. Moi, je le pense, mais je n'ose pas le dire2. » A présent, tout en se félicitant d'avoir casé « le petit » à l'Instruction publique, Flaubert déplore qu'il soit détourné, par des tâches ingrates, de sa noble vocation de poète : « Comme si un bon vers n'était pas cent mille fois plus utile à l'instruction du public que toutes les sérieuses balivernes qui vous occupent ! » lui écrira-t-il encore. Guy est bien de cet avis. Mais il a les pieds sur terre. En authentique Normand, il calcule, il suppute, il refuse d'abandonner la proie pour l'ombre. Tant qu'il n'aura pas acquis une notoriété suffisante en littérature, il ne renoncera pas à son poste au ministère. Les errements du génie famélique et angoissé ne sont pas dans sa nature. Il ambitionne à la fois la gloire, l'argent et les femmes. Et il est décidé à prendre son temps pour conquérir le monde. Si Flaubert a su se contenter de peu dans sa retraite de Croisset, lui a un appétit d ogre devant la vie. |
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Guy de Maupassant (1850 - 1893) |
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Portrait de Guy de Maupassant | |||||||||