Guy de Maupassant |
Après avoir perdu la guerre, les Français ne songent plus qu'à se débarrasser au plus vite de l'occupant prussien. Thiers a lancé un emprunt pour la libération anticipée du territoire. C'est un devoir national que d'y souscrire. Dans un formidable élan patriotique, riches et pauvres se ruent vers les guichets. Trois milliards sont réunis en quelques mois. Il est peu probable que Guy ait obéi au mouvement. Rendu à la vie civile, il se trouve, du jour au lendemain, sur le pavé, sans un sou en poche. Sa mère, qui a dépensé allègrement sa modeste fortune, dispose à peine de quoi subsister, à Etretat. Son père est, lui aussi, gêné aux entournures. Néanmoins, il accorde à son fils une petite pension : cent dix francs par mois ^ Guy juge cette contribution tout à fait insuffisante. Il voudrait poursuivre ses études de droit et peste contre l'avarice de Gustave. A son avis, ce géniteur égoïste manque à tous ses devoirs en n'aidant pas davantage un garçon aussi doué que lui. D'autant que cet argent, dont Guy aurait grand besoin, Gustave le gaspille avec des femmes de peu. Des disputes mesquines éclatent entre les deux hommes. Nullement embarrassé de vivre, à vingt-deux ans, aux crochets de sa famille, Guy se plaint à sa mère : « Je viens d'avoir une violente querelle avec mon père et je viens te mettre immédiatement au courant de la situation. Je lui ai présenté mon compte du mois en lui faisant observer qu'ayant eu un surcroît de dépenses occasionnées par l'éclairage et le chauffage, il me manquerait environ cinq francs ce mois-ci. Là-dessus, il refuse de voir mon compte, me dit qu'il ne peut pas faire plus, que c'est inutile, que si je ne puis pas arriver je n'ai qu'à aviser à vivre comme je voudrai, à m'en aller où je voudrai, qu'il s'en lave les mains. Je lui ai représenté fort doucement que c'était une simple affaire de chauffage, que j'avais accepté sans discussion aucune son compte de dépenses approximatif dans lequel il avait oublié la moitié des choses comme c'est son habitude, que je déjeunais avec un seul plat de viande et une tasse de chocolat quand chaque jour je mangerais fort bien deux plats de viande, surtout avec les parts microscopiques de mon modeste restaurant. Il me répond furieux qu'il dîne bien chez lui avec un plat de viande et un fromage... Ah ! tu le prends sur ce ton-là, ai-je répondu, eh bien, apprends une chose dont tu ne t'es jamais douté, c'est que la première des lois divines et humaines est l'amour de ses enfants... Il n'y a pas un malheureux homme du peuple, gagnant trente sous par jour, qui ne vende tout ce qu'il a pour établir ses enfants, et moi ai-je un avenir devant moi? Que j'aie envie de me marier, d'avoir des enfants à mon tour, le pourrais-je? Maintenant, cela devait finir ainsi... Adieu ! Et je suis parti comme une bombe. Rentrant chez moi, j'ai dit à mon concierge que je n'y étais pour personne. Dix minutes après, il est revenu, on lui a dit que j'étais sorti et que je ne rentrerais pas de la soirée. Il est parti fort étonné. » Et, pour se justifier aux yeux de sa mère, Guy lui adresse le compte de ses dépenses : « Reçu pour vivre un mois, 110 francs. Payé : - Mois au concierge..................... 10 - Raccommodage....................... 3,50 - Charbon............................. 4 - Petit bois ............................ 1,90 - Allume-feu........................... 0,50 - Coupe cheveux ....................... 0,60 - Deux bains sulfureux.................. 2 - Sucre................................ 0,40 - Café en poudre........................ 0,60 - Essence pour lampe.................... 5,50 - Blanchissage ......................... 7 - Lettres.............................. 0>40 - Trente déjeuners...................... 34 - Petits pains dans le jour................ 3 - Dîner, 1,60 .......................... 48 - Fumiste............................. 5 - Savon............................... 0,50 126,90 [Report] 126,90 Il m'a payé 8 dîners, soit................... 12,80 Reste.......................... 114,10 De plus le fumiste........................ 5 Reste.......................... 109,10 Or, il m'a compté 5 francs de menus plaisirs. Le seul plaisir que je me permette est ma pipe. J'ai dépensé donc 4 francs de tabac, triste plaisir et bien modeste, et je n'aurai pas de longtemps la possibilité d'autres distractions... Si je t'envoie tous ces détails, c'est parce qu'il va probablement t'écrire dès ce soir, et j'ai voulu que tu fusses au courant de l'affaire. Attendons, nous allons voir ce qu'il va dire et faire. Quant à moi, je suis fermement résolu à tenir ferme. Je n'irai pas au-devant d'un raccommodement1. » Cet aveu de détresse, Guy l'a tracé sur le superbe papier à lettres qui lui vient de son père, avec une couronne comtale et les initiales G.M. en relief au haut de la page. A la vérité, tout en dénonçant avec indignation l'impéritie et l'insensibilité de Gustave, il espère une prompte réconciliation. Quoi qu'il dise, il a besoin de son père pour l'aider à décrocher un gagne-pain honorable. Gustave ne manque pas de relations. Et il n'est pas rancunier. Pour apaiser l'angoisse de son fils, il met les pouces et fait le tour des administrations où il a des amis. En ce temps-là, le recrutement des fonctionnaires s'opère, dans la majorité des cas, sur simple recommandation. Alerté par Laure, Flaubert, lui aussi, intervient en haut heu. Le 7 janvier 1872, Guy sollicite son entrée au ministère de la Marine. On lui répond qu'il n'y a pas de place vacante. Il ne se tient pas pour battu : le 19 février, c'est Gustave qui écrit au ministre en invoquant l'appui de l'amiral Saisset. Demi-échec : la candidature de Guy est retenue, mais il n'y a toujours pas d'emploi disponible pour lui. Enfin, le 20 mars 1872, le contre-amiral Krantz, chef d'état-major, informe l'amiral Saisset, membre de l'Assemblée nationale, que son protégé pourra venir travailler bénévolement au ministère jusqu'à sa nomination définitive. Attaché d'abord à la bibliothèque, Guy besogne gratuitement pendant quelques mois, puis est nommé surnuméraire et passe à la direction des Colonies, qui, à cette époque, fait partie du ministère de la Marine. Encore un coup d'épaule de l'amiral Saisset et, le 1er février 1873, Guy apprend avec joie qu'il va être appointé : cent vingt-cinq francs par mois, plus une gratification annuelle de cent cinquante francs. Ce n'est pas la fortune, mais l'assurance d'un petit avenir honnête. Après quelques jours d'euphorie, le nouveau fonctionnaire prend conscience de la médiocrité asphyxiante où il baigne du matin au soir. Lui, l'homme de l'espace, du soleil, des flots déchaînés, le voici enfermé entre des murailles de cartons verts, parmi des compagnons misérables. Ne va-t-il pas finir par leur ressembler à force de gratter du papier, le dos rond, et de craindre les réprimandes d'un chef de bureau ? Il les observe sans indulgence et note leurs pauvres manies, leur poisseuse lâcheté, leurs intrigues sans envergure, leur servitude minable. Derrière la façade majestueuse du ministère, rue Royale, c'est tout un peuple de cloportes qui végète en attendant l'heure de la sortie. Ces ronds-de-cuir agglutinés, Guy devine déjà qu'ils lui serviront un jour de modèles. Parmi eux, il y a M. Torchebouf de L'Héritage, qui tire sur ses manchettes, et M. Oreille du Parapluie, dont la femme est si avare qu'il doit se contenter d'un parapluie troué, et M. de Caravan qui a les mains moites, et le père Boivin qui tremble devant sa dame, et le vieil expéditionnaire Grappe, et M. Perdrix, et tant d'autres... Le vivier est inépuisable. Parmi ces homoncules, Guy éprouve le sentiment de sa supériorité intellectuelle. Selon Caroline Commanville, la nièce de Flaubert, il est « un joli garçon, de taille moyenne, un peu carré d'épaules, mais sa tête est d'un modèle ferme, dont les lignes rappellent celles d'un jeune empereur romain ». Elle ajoute qu'il est « très ardent à tous les exercices physiques » et « quelque peu amoureux de lui-même ». Chaque matin, le jeune homme entre au ministère de la Marine « à la façon d'un coupable qui se constitue prisonnier », passe devant les sentinelles à col bleu, monte à son étage, serre la main de ses collègues, s'informe si le chef de bureau est là, s'il a l'air bien luné, s'assied à sa place et pousse un soupir de découragement devant les dossiers qui encombrent sa table. Pourtant, il ne brave pas ses supérieurs hiérarchiques. Comme jadis devant les prêtres de l'Institution ecclésiastique d'Yvetot, il s'efforce de paraître docile. Les notes de service du ministère attestent qu'il est « un jeune homme très intelligent et très capable, qui a reçu une excellente éducation et dont on est très satisfait ». Personne, rue Royale, ne se doute que, sous des dehors discrets et polis, se cache un rebelle ricanant. Par inadvertance, on a introduit le loup dans la bergerie. Il hait l'administration, la paperasse, les manches de lustrine. S'il consent à rédiger des rapports insipides, c'est uniquement parce qu'il a besoin d'argent. La vie coûte cher à Paris. Et il ne peut plus compter sur son père. Certes, ils se sont rapprochés après quelques éclats. Mais Gustave a autant besoin de Guy que Guy a besoin de Gustave. Gustave est un enfant attardé et plus d'une fois Guy lui fait la leçon avec bonhomie. Les affaires de la famille sont très embrouillées. Depuis quelque temps, Jules de Maupassant, le grand-père de Guy, a renoncé à aider financièrement son fils, le quinquagénaire Gustave. Celui-ci en est outré. Il prétend que Jules l'a volé, qu'il a dilapidé l'héritage sur lequel ses enfants étaient en droit de tabler. Or, le vieillard est à l'agonie. La plus élémentaire décence voudrait que Gustave se précipitât à son chevet. Guy le lui conseille mais se heurte à un mur : « Je n'irai pas. Je ne veux pas aller à Rouen », répète Gustave qui flaire un piège. Selon lui, en se rendant sur place, il serait amené à régler les dettes du défunt. Il parle de « foutre le camp en Orient » pour échapper à toutes ces tracasseries. « J'ai ri de bon cour à cette idée, écrit Guy à sa mère. Il en est resté tout interloquél. » Finalement, Gustave acceptera l'héritage sous bénéfice d'inventaire et chargera Guy de le représenter aux obsèques. Guy n'a aucune tendresse pour ce grand-père qu'il connaît mal et il juge son père avec une méprisante indulgence. Seule sa mère éveille en lui un sentiment profond. Elle vit modestement de sa pension alimentaire, mille six cents francs par an, et de quelques loyers aux rentrées irrégulières. Rassurée sur le sort de Guy depuis qu'il a été casé dans un ministère, elle est déçue par son cadet, Hervé, qu'elle trouve turbulent, ombrageux, brouillon et un peu court d'esprit. Il ne s'intéresse qu'aux armes et aux plantes. A quoi va-t-on bien pouvoir l'employer? Or, voici que Guy lui-même recommence à se plaindre. « Je me trouve si perdu, si isolé et si démoralisé, écrit-il à sa mère, que je suis obligé de venir te demander quelques bonnes pages. J'ai peur de l'hiver qui vient, je me sens seul et mes longues soirées de solitude sont quelquefois terribles. J'éprouve souvent, quand je me trouve seul devant ma table, avec ma triste lampe qui brûle devant moi, des moments de détresse si complets que je ne sais plus à qui me jeter. » Il ajoute néanmoins : « J'ai écrit tout à l'heure, pour me distraire un peu, quelque chose dans le genre des Contes du lundi. Je te l'envoie, cela n'a naturellement aucune prétention, puisque je l'ai écrit en un quart d'heure. Je te prierai cependant de me le renvoyer, parce que je pourrai en faire quelque chose2. » Plus tard, Guy insistera auprès de Laure : « Essaie donc de me trouver des sujets de nouvelles. Dans le jour, au ministère, je pourrais y travailler un peul. » A la longue, en effet, il a pris goût à la prose. Selon le conseil de Flaubert, il tente d'écrire avec force, justesse et sobriété. Mais il est attiré par le fantastique. Son premier conte, La Main d'écorché, lui est inspiré par le souvenir de sa visite à Powel et à Swinburne. Rédigé sous l'influence évidente de Gérard de Nerval, d'Hoffmann, d'Edgar Poe, ce petit texte macabre enchante les deux meilleurs amis de l'auteur, Robert Pinchon, surnommé La Toque, et Léon Fontaine, surnommé Petit-Bleu. Un cousin de Léon Fontaine est directeur de YAlmanach lorrain de Pont-à-Mousson. Il n'en faut pas plus pour que La Main d'écorché soit publiée dans cette obscure brochure provinciale. Le conte est signé d'un pseudonyme : Joseph Prunier. En se voyant imprimé pour la première fois, Guy exulte. Est-ce le début d'une carrière littéraire à l'instar de son oncle Alfred ? Qu'en pense Flaubert? Ayant lu La Main d'écorché, celui-ci fait la grimace : du romantisme de pacotille. Anxieuse, Laure l'interroge : « Crois-tu que Guy puisse quitter le ministère et se consacrer aux lettres ? » Malgré son désir de ne pas décevoir la mère du « petit », Flaubert bougonne : « Pas encore. N'en faisons pas un raté. » En apprenant le verdict, Guy est certes accablé, mais il réagit vite. Mordu par la fièvre de l'écriture, il décide de persévérer et se lance dans un récit plus long, plus touffu, où la farce côtoie le mystère : Le Docteur Héraclius Gloss. Cette histoire folle dénonce la vanité des connaissances mal acquises, des philosophies mal digérées. Un thème cher à Flaubert. Mais voici qu'au chapitre XVIII le docteur, entrant dans son cabinet de travail, se trouve devant son double : « Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait, que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction. » Cette obsession du double, l'oncle de Guy, Alfred Le Poittevin, l'a connue avant lui. Et Flaubert aussi. Avec ce parrainage bicéphale, Guy est sûr d'être dans la bonne ligne. Pourtant, Le Docteur Héraclius Gloss ne sera pas publié. Suivant la recommandation du maître de Croisset, le jeune auteur est décidé à attendre d'avoir atteint la maîtrise du style et de la pensée pour faire dans le monde des lettres une entrée fracassante. Soutenu par cet espoir, il cherche obstinément d'autres sujets de contes. Laure lui en donne quelques-uns qu'il note à tout hasard. Après deux semaines de rêve à Etretat, auprès de sa mère, Guy retombe dans la grisaille poussiéreuse et l'odeur fade du ministère. « Est-il bien possible que je sois allé à Etretat et que j'y aie passé quinze jours ? écrit-il à Laure. Il me semble que je n'ai point quitté le ministère et que j'attends toujours ce congé qui s'est terminé ce matin... Bien souvent certainement, pendant les interminables soirs d'hiver, quand je serai seul à travailler dans ma chambre, il me semblera t'aperce-voir, assise sur une chaise basse et regardant fixement ton feu comme font les gens qui pensent ailleurs... Le ciel est tout bleu, et cependant je n'avais jamais remarqué autant qu'aujourd'hui la différence de lumière entre Etretat et Paris ; il me semble que je n'y vois pas, c'est comme si j'avais un voile sur les yeux... Qu'il ferait donc bon prendre un bain de mer! On pue horriblement partout; je trouve que le fumier de ton boucher sent bon à côté des rues de Paris. Mon chef est plus grincheux que jamais. C'est un vrai chardon... Il est quatre heures et demie, je ne suis venu au bureau qu'à midi et il me semble qu'il y a au moins dix heures que je suis enfermé là-dedans » Pour oublier le bureau, rien de tel que de longues excursions dans la campagne. Le 18 septembre 1875, accompagné d'un camarade, le peintre Mas, « marcheur intrépide », il se rend à Chevreuse et y passe la nuit. Le lendemain, les deux hommes, levés dès cinq heures, visitent les ruines du château, puis se rendent à pied dans la vallée de Cernay, admirent l'étang planté de roseaux, longent la rive pendant trois lieues, attentifs aux serpents qui fuient à leur approche, cassent la croûte avec du saucisson, du jambon, deux livres de pain, du fromage et poursuivent leur randonnée, par Auffargis et Trappes, jusqu'à un autre étang, celui de Saint-Quentin, refuge des poules d'eau et des chasseurs. Guy est si heureux de cette échappée en pleine nature qu'il ne sent pas sa fatigue. La sueur ruisselle sur son visage poussiéreux et dans sa barbe qu'il a laissée pousser par amusement. Ses poumons se dilatent de joie dans l'effort. Il entend le chant victorieux du sang dans ses tempes. En cet instant, il peut se croire libre comme un vagabond. Est-il possible que, demain, il lui faille retrouver ses tristes collègues du ministère ? « Nous avons gagné Versailles, puis Port-Marly, enfin Chatou à neuf heures et demie, écrit-il fièrement à sa mère. Nous marchions depuis cinq heures du matin et nous avions fait quinze lieues, ou si tu aimes mieux soixante kilomètres, environ soixante-dix mille pas. Nos pieds étaient en marmelade. » Pourtant, ces prouesses de marcheur ne peuvent remplacer pour Guy l'ivresse que lui procurent la navigation, la baignade. Obsédé par la pensée de l'eau, il conclut sa lettre par cette lamentation venue du fond de son enfance : « Comme un bain de mer me serait agréable!... Y a-t-il encore beaucoup de monde à Etretat? » |
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Guy de Maupassant (1850 - 1893) |
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Portrait de Guy de Maupassant | |||||||||