Guy de Maupassant |
De retour à Paris au début de l'hiver, Maupassant décide brusquement de déménager. Il s'est du reste brouillé avec son cousin, Louis Le Poittevin, propriétaire de l'immeuble où il habite, 10 rue Montchanin. Sa longue affection pour ce compagnon de jeunesse ne résiste pas à une extravagante histoire de calorifère. Toujours irrité à l'idée qu'on puisse le gruger, il écrit à son parent une lettre très sèche : « Je trouve si surprenante la prétention de me faire payer le chauffage du calorifère pendant mes absences de Paris, en dépit de nos conventions bien arrêtées et de nos conversations, que je préfère ne pas la qualifier... Je ne puis donc accepter le procédé que tu emploies envers moi, et je dois me rappeler que sans mon intervention très vive mon père et ma mère auraient absolument rompu avec toi à l'occasion de ta manière d'agir dans une certaine question d'intérêt relative à l'héritage de mon grand-père. » Bien que le litige de la succession du grand-père Jules remonte à quatorze ans, Guy ne l'a pas oublié. Cette fois, il est décidé à attaquer. « Comme je ne veux pas d'explication pour cette affaire de chauffage et qu'il ne peut y en avoir, poursuit-il, je vais remettre les pièces entre les mains de mon avoué Me Jacob... A tous les points de vue, une décision judiciaire me conviendra... J'ajoute que tu n'as jamais donné à mon domestique la petite gratification annoncée par ta femme et par toi, alors que moi je donnais dix francs par mois à toutes tes bonnes, rien que pour ouvrir la porte en mon absence K » Ayant rompu avec son cousin, il cherche un nouvel appartement à Paris et en trouve un, tout à fait acceptable semble-t-il, au numéro 14 de l'avenue Victor-Hugo. Un entresol de cinq pièces. Mais à peine s'y est-il installé qu'il déchante. Le propriétaire lui a affirmé que la maison était calme et bourgeoisement habitée. Or, le boulanger du dessous travaille la nuit et fait un tel vacarme que Guy doit renoncer à dormir et même à écrire. De plus, la farine attire les cafards et Maupassant ne peut supporter la vue de ces insectes fourmillants et furtifs. A bout de patience, il loue un appartement meublé et alerte son avoué, le fidèle Me Jacob, toujours prêt à défendre les intérêts de son inflexible client. Puis, sur le conseil de l'officier ministériel, il invite un expert, architecte de la Ville de Paris, pour apprécier l'importance du bruit et certifier que le logis est inhabitable. Afin de ne pas éveiller les soupçons des concierges, il donne également, ce soir-là, un grand dîner. Tout en servant à table, François Tassart tend l'oreille aux propos des convives. L'un d'eux, médecin de son état, ayant déclaré que l'âme n'existait pas, chacun émet son avis sur la question avec véhémence. Soudain, dans le brouhaha général, Maupassant énonce d'une voix claire : « Si j'étais dangereusement malade, et si les personnes qui m'entouraient me présentaient un prêtre, je le recevrais ! » Tout le monde, autour de lui, se récrie. On le croyait agnostique, anticlérical... Il se mure dans le silence et effeuille une rose. L'expert, ayant fait ses constatations, s'éclipse sur la pointe des pieds. Le lendemain, Guy dit à son valet de chambre : « Après tout, s'il me plaisait de recevoir un prêtre à mon ht de mort, je serais bien libre, je suppose ! Ma manière de voir ne changera jamais sur ce sujet, mais je ne veux pas accepter ces mises en demeure qui tendent à me forcer de penser comme les autres. » Une fois de plus, sur un sujet aussi grave que la mort, il éprouve le besoin de proclamer son indépendance. Quelle que soit son aversion pour l'Eglise, il ne veut pas se laisser dicter sa conduite par les habituels donneurs de leçons. Peut-être aussi la folie et la disparition d'Hervé l'ont-elles rapproché du mystère de l'au-delà. Sans ajouter foi aux préceptes de la religion, il se demande incidemment, dans une errance de la pensée, si les illuminés n'auraient pas raison contre les savants. Tout en cherchant une improbable réponse à cette question, il s'obstine à vitupérer le responsable de ses ennuis et écrit à M. Normant qui lui a sous-loué les lieux : « Je crois qu'il me sera tout à fait impossible de continuer à habiter l'appartement que vous m'avez loué. En tout cas, je dois le quitter immédiatement par ordonnance de médecin que j'ai fait légaliser, et m'en aller me soigner et me remettre dans le Midi des accidents très graves causés par quinze nuits d'insomnie dues au travail nocturne du boulanger établi sous moi... On entend tous les bruits et mouvements du travail de mes deux chambres situées au-dessus comme si elles étaient attenantes au four même. J'ai donc été trompé... En revenant du Midi, je ferai un second essai pour m'habituer à ces mouvements nocturnes et ne pas perdre les six mille francs de tentures, rideaux et installation que je viens de dépenser. Si je n'y parviens pas, je vous demanderai la résiliation de mon bail en m'appuyant d'ailleurs sur une lettre de vous que j'ai entre les mains. Si le propriétaire refuse, je m'adresserai aux tribunaux en réclamant en outre des dommages et intérêts pour frais d'installation, perte de travail, et voyage de repos nécessité par votre déclaration erronée, car vous me devez, dans le logis que je vous ai loué, le silence nocturne que vous m'avez promis. » L'instance en résiliation de bail aboutira, à son avantage, dans le courant de l'année 1890. Sans attendre le résultat de l'affaire, il part pour Cannes et descend à la pension « Marie-Louise ». Le soleil, le grand air lui redonnent l'énergie d'écrire. Il s'échine à mettre au point son roman, Notre cour, et, en même temps, rédige une nouvelle, Le Champ d'oliviers. Par une étrange coïncidence, le héros de cette nouvelle est un prêtre, un de ces prêtres dont Guy disait qu'il ne dédaignerait peut-être pas le secours à l'instant suprême. Mais l'abbé Vilbois est confronté avec une telle révélation que sa foi en Dieu chancelle. Placé devant un vaurien qui lui affirme être son fils, il est saisi de haine et de remords. « Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes chuchotes dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et il n'appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux », écrit Maupassant. Menacé de chantage par l'ivrogne qui est venu le trouver dans sa bastide, l'abbé lui tient tête. Une scène violente oppose les deux hommes. Peu après, on découvre le prêtre baignant dans son sang, la gorge tranchée. Aussitôt, le fils, qui cuve encore son vin, est arrêté. Mais le doute subsiste : l'abbé Vilbois ne s'est-il pas suicidé pour échapper à une responsabilité qui l'épouvante? En quelques pages, l'auteur a rassemblé ici les thèmes qui lui sont chers et qu'il a exploités, çà et là, dans le reste de son ouvre : la perfidie féminine, la soudaine apparition du bâtard, la fatalité, le suicide, la religion... Au cours d'une visite à Taine, il lui fait la lecture du Champ d'oliviers et le vieil écrivain, enthousiasmé, s'écrie : « C'est de l'Eschyle ! » Mais déjà Maupassant enchaîne sur une autre nouvelle, L'Inutile Beauté. Il les destine toutes deux à un recueil à paraître chez Havard. « Quant à votre volume, soyez sûr que L'Inutile Beauté a cent fois la valeur du Champ d'oliviers, écrit-il à l'éditeur. Celui-ci plaira davantage à la sensibilité bourgeoise ; mais la sensibilité bourgeoise a des nerfs au lieu de jugement. L'Inutile Beauté est la nouvelle la plus rare que j'aie jamais faite. Ce n'est qu'un symbole1. » Malgré son accent faussement lyrique et déclamatoire, L'Inutile Beauté frappe le lecteur par l'insistance avec laquelle Maupassant y développe son horreur de la maternité. Comme dans Mont-Oriol, dans L'Inutile Beauté éclate le dégoût de l'auteur pour la fécondation de la femme : « Qu'y a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acte ordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequel toutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées ? » dit un de ses personnages. Aimer la femme, pour Guy, c'est tenter d'oublier la bête qui est en elle. A la seule idée qu'elle est faite d'entrailles, de veines, d'humeurs sous une peau de satin, il a la nausée. Parlant de l'acte sexuel à une de ses maîtresses, Gisèle d'Estoc, il lui assènera cet aveu : « Je trouve décidément bien monotones les organes à plaisir, ces trous malpropres dont la véritable fonction consiste à remplir les fosses d'aisance et à suffoquer les fosses nasales. L'idée de me déshabiller pour faire ce mouvement ridicule me navre et me fait d'avance bâiller d'ennui. » Et il s'en prend à Dieu, unique responsable des malheurs et des laideurs de la stupide humanité qui déshonore la planète. C'est lui qui a ravalé l'acte d'amour à ce chevauchement grotesque. « On dirait, écrit Maupassant, que le Créateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l'homme de jamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme. » Et encore, avec plus de hargne : « Sais-tu comment je conçois Dieu? Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oufs dans la mer. Il crée parce que c'est sa fonction de Dieu ; mais il est ignorant de ce qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. » Inspiré par Schopenhauer, Guy croit régler son compte au monde tel qu'il est. Mais, en réalité, dans cet hymne à la femme stérile, jamais malade, toujours disponible, pur objet de jouissance, d'adoration et de caresses, rayonnante enfin d'une « inutile beauté », il y a comme un écho des révoltes de l'adolescent contre une société où il craint de ne pas trouver sa place. A quarante ans, le viveur impudique rêve encore parfois d'amours immatérielles. Il se vante de ses exploits erotiques et cultive la fleur bleue des illusions juvéniles. La seule femme dont il ait partagé l'existence, c'est sa mère. Elle est plus ou moins consciemment son excuse pour éviter les longues liaisons. Tout ce qu'il connaît de l'intimité quotidienne d'un couple, il l'a observé de l'extérieur. Malgré les années et les rencontres, il n'est pas parvenu à l'âge adulte. Il le sait et s'en glorifie. « Vous souvenez-vous de moi ? écrit-il à Geneviève Straus. Il y avait à Paris, l'année dernière, un homme... avec l'air un peu lourd, un peu dur, d'un capitaine d'infanterie, grognon parfois. Cet homme, qui était tout simplement un marchand de prose, a disparu vers l'automne et on ne sait trop ce qu'il fait. » Tout en préparant la publication d'un recueil de nouvelles, sous le titre général de L'Inutile Beauté, et de son nouveau roman, Notre cour, le « marchand de prose » s'apprête à déménager, une fois de plus. Il a loué un appartement au numéo 24 de la rue du Boccador et, aussitôt le contrat signé, écrit à sa mère : « Mon nouvel appartement sera fort joli, avec un seul inconvénient : le cabinet de toilette trop petit et mal disposé. Mais je dois donner comme chambre à François la jolie pièce qui m'aurait servi de cabinet de toilette, afin de l'avoir près de moi la nuit, car on m'ordonne des ventouses sèches le long de la colonne vertébrale dans toutes les insomnies accompagnées de cauchemar. Cela calme instantanément. Et c'est si léger qu'on peut recommencer le lendemain. En réalité, j'ai un rhumatisme normand augmenté et complet [sic] partout et qui paralyse toutes les fonctions. Le mécanisme de mon oil suit tous les états de mon estomac et de mon intestin. » Un seul remède à ces maux qui déconcertent les médecins : une cure à Plombières. Guy s'y résigne. Mais il veut être de retour à Paris pour la mise en vente de Notre cour. « Mon roman s'annonce comme un succès dans La Revue des Deux Mondes, affirme-t-il dans la même lettre. Il étonne par la nouveauté du genre et j'en augure bien... Les hommes dans ma situation perdent tout en ne vivant pas à Paris, car tout se fait par des habiletés incessantes que la moindre interruption annule2. » N'est-ce pas le même écrivain qui a fièrement déclaré à Jules Claretie : « Je ne me marierai jamais. Je ne serai jamais décoré. Je ne serai jamais candidat à l'Académie. Je n'écrirai jamais dans La Revue des Deux Mondes » ? Cette Revue des Deux Mondes, qu'il considérait naguère comme l'antichambre étouffante de l'Académie, lui paraît maintenant moins rébarbative. Figurer à son sommaire, c'est s'assurer les faveurs d'un public distingué. Peu à peu, le rude peintre de la paysannerie normande s'est mué en un psychologue de salons. Il dissèque les âmes d'une société oisive et déliquescente. Le héros de Notre cour, André Mariolle, un homme de trente-sept ans, célibataire et plutôt sauvage, est littéralement envoûté par le charme d'une belle veuve, Michèle de Burne, qui vit entourée d'une cour d'adorateurs. Le seul plaisir de cette créature exceptionnelle est de collectionner les hommages masculins et de retenir ses soupirants par un mélange de tendresse et de cruauté, de promesses et de refus. Femme fatale jusqu'au bout des ongles, elle est la Circé des temps modernes. Comprenant qu'elle finira par le détruire, André Mariolle la fuit et tente de l'oublier dans les bras de sa très appétissante domestique, la jeune Elisabeth : « C'est une femme, se dit-il. Toutes les femmes sont égales quand elles nous plaisent. J'ai fait de ma bonne ma maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante. Elle est, en tout cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaines et que les cocottes. » Mais Michèle de Burne est trop coquette pour accepter la désertion d'un de ses chevaliers servants. Elle l'invite à revenir auprès d'elle, à Paris. Et il obéit, emmenant avec lui la petite Elisabeth qui se doute bien qu'elle l'a perdu, mais veut se cramponner encore à cette faible illusion de bonheur. Maupassant n'a pas voulu de conclusion plus précise. Celle-ci n'est-elle pas l'illustration romanesque de ce qu'il disait dans une de ses dernières lettres à Geneviève Straus sur l'impossibilité pour un homme d'esprit de se contenter d'une maîtresse de condition subalterne ? Roman mondain, guindé, ampoulé, Notre cour excite, dès sa publication dans La Revue des Deux Mondes, la curiosité pâmée du Tout-Paris. On cherche passionnément l'inspiratrice de Michèle de Burne, cette insatiable croqueuse de messieurs. Les uns, tel Jacques-Emile Blanche, voient en elle un portrait d'Emmanuela Potocka, l'idole glacée, la « patronne », la reine absurde du dîner des Macchabées. D'autres jurent que c'est à Marie Kann que Maupassant a pensé en décrivant son héroïne. On raconte qu'elle vient de rompre avec Paul Bourget pour se donner à Guy et que ses exigences amoureuses mettent l'écrivain sur les genoux malgré son extraordinaire faculté de récupération. De son côté, Hermine Lecomte du Notty affirme s'être reconnue dans Michèle de Burne. Son livre, Amitié amoureuse, sera un élégant écho à Notre cour. D'ailleurs, son apparence physique se rapproche de celle que l'auteur a donnée à son personnage, « svelte, fine et blonde, gracieuse et fluette ». Quant à Edmond de Goncourt, il croit, lui aussi, tenir la solution du mystère et note dans son Journal : « Maupassant a fait dans Mme de Burne de Notre cour le portrait de la mondaine parisienne; la maquette lui a été fournie par Mme Straus qu'il a tenté d'avoir avant son second mariage et avec laquelle il a continué à flirter après... L'amusant, c'est l'éloge que la femme portraiturée prodigue au livre : " Non, Maupassant n'a jamais si bien fait ", se tue-t-elle à répéter à tout le monde. » Et Edmond de Goncourt rapporte une conversation qu'il a entendue entre Geneviève Straus et Mme Sichel. Comme Mme Sichel accuse l'héroïne de Notre cour de n'être qu'une froide intrigante, Geneviève Straus soupire : « Il y a tant de femmes comme ça ! » Et elle ajoute, avec une radieuse dureté : « C'est bien ce que les hommes méritent ! » Dans son entourage cependant, on la critique pour la vanité qu'elle éprouve à être peinte dans un livre. Mme Halévy s'écrie même, en plein salon : « A la place de Geneviève, je serais révoltée, indignée contre Maupassant ! » « Oui, Geneviève est bien l'allumeuse sans cour, sans tendresse, sans sens qu'est Mme de Burne, et dans le petit cercle d'amis gravitant autour d'elle, c'a été tout le temps son rôle ' », conclut Edmond de Concourt. Maupassant s'amuse de toutes ces supputations et refuse d'apporter une réponse claire aux questions qu'on lui pose sur l'identité de la dangereuse Michèle de Burne. Sans nul doute, il a réuni dans ce personnage les charmes et les venins des multiples femmes qui ont marqué sa vie. D'Emmanuela Potocka à Geneviève Straus en passant par Marie Kann, par Hermine Lecomte du Noûy et par quelques autres, toutes les proches amies de Guy, toutes celles qui l'ont aguiché pour mieux reconduire se retrouvent dans cette figure symbolique. A ses yeux, elle incarne le piège éternel de la féminité. Elle attire comme le gouffre et comme le gouffre elle engloutit ceux qui cèdent au vertige. Nombre de lectrices sont flattées du pouvoir quasi surnaturel que l'auteur attribue au sexe faible. Maupassant a bien calculé son coup. Grâce au sujet qu'il traite et à La Revue des Deux Mondes qui le patronne, il est en passe de conquérir le marché enviable de la haute société parisienne. Après une fulgurante carrière d'écrivain sauvage, massif et trapu, il chasse sur les terres exquises de Paul Bourget. Mais n'a-t-il pas commis une erreur commerciale en autorisant la publication de son roman en revue ? Il confie ses inquiétudes à sa mère : « La publication dans La Revue fait tout de même du tort à la vente. Les gros libraires de Paris me disent que parmi mes acheteurs fidèles six sur dix l'ont lu dans la revue et ne prennent pas le volume. Un autre inconvénient est celui-ci. Tout le bruit - et il a été énorme - se fait au moment de l'apparition dans La Revue des Deux Mondes; et on a fini d'en parler quand le volume arrive. Malgré tout cela, la vente marche, quoique ralentie, et elle passera, je crois, celle de Fort comme la mort, qui est à trente-deux mille. C'a été cependant une excellente chose, en principe, pour moi, que Notre cour dans La Revue. Le public spécial de ce périodique me connaît et m'achètera plus tard. J'y ai gagné des lecteursl. » Au bout de quelques jours, il revient sur ces questions matérielles qui l'obsèdent. « La vente ne marche presque pas malgré le gros succès de ce livre, écrit-il encore à sa mère. Cela tient à ce que La Revue des Deux Mondes m'a enlevé comme acheteurs tous les gens du monde de Paris, et en province, dans toutes les villes, le monde officiel, le monde des professeurs et des magistrats. Soit, de l'avis d'Ollendorff et des commissionnaires en librairie, vingt-cinq à trente mille acheteurs au moins. Ça a eu d'autres résultats avantageux comme pénétration en des publics différents. Mais c'est une perte1. » Ce manque à gagner sur la vente est compensé par les droits substantiels versés à l'auteur par La Revue des Deux Mondes. Donc, tout compte fait, il a réussi, pense-t-il, une bonne opération tant artistique que financière. En outre, la presse n'a jamais été aussi chaleureuse. Les journalistes voient dans ce roman une étude des mours amoureuses de l'époque, conduite avec une surprenante acuité psychologique. Paul Ginisty, dans GilBlas, loue la subtilité de l'ouvre, André Hallays, dans Le Journal des Débats, s'extasie devant la vérité humaine des deux héros, et la Revue bleue estime que « Maupassant ne s'est jamais montré plus grand écrivain que dans Notre cour ». Tous ceux qui, dans la haute bourgeoisie, faisaient la fine bouche quand l'auteur évoquait, avec truculence, des milieux « infréquentables » lui tressent des couronnes parce qu'il leur tient enfin un langage de bon aloi. Il devient leur homme. On peut le recevoir sans honte dans sa bibliothèque. Même Anatole France acquiesce à cette conversion honnête et écrit dans Le Temps : « M. de Maupassant est perspicace avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une femme en 1890, nous peindre l'amour, l'antique amour, le premier-né des dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose... Il a un talent si ferme, une telle sûreté de main, une si belle franchise qu'il faut bien le laisser dire et le laisser faire. » Ce succès pétillant grise Maupassant, qui l'attribue en premier lieu à sa connaissance profonde des femmes. Quand il se retourne sur son passé, il est fier de son palmarès. Sa préférence est toujours allée aux blondes. La plupart de ses héroïnes ont des chevelures aux reflets dorés. Pourtant il se souvient d'une rousse qu'il a ramenée chez lui, pour la nuit, après un bal, et qui a prétendu s'incruster quelques jours dans sa chambre, jusqu'à ce qu'il dise à François Tassart : « Je n'en veux plus, foutez-la dehors !» Il y a eu aussi la jeune dame dédaignée qui, ne l'ayant pas trouvé à son domicile, a laissé sur sa table une lettre portant ce seul mot : « Cochon ! » Et cette autre qui l'a traqué, revolver au poing ; et la Flamande qu'il a levée dans le Hampshire et qui avait une si belle gorge; et les filles de ferme, les servantes de restaurant, les veuves hésitantes, les épouses insatisfaites, les Arabes, les Négresses, les pensionnaires de bordel, les bourgeoises mûres... Couronnant cette multitude de créatures aux cuisses ouvertes, se dressent maintenant les femmes du monde, avec leur auréole de clinquant. Il a conscience d'avoir conquis leur âme à défaut de leur corps. Son hommage à leur suprématie, c'est Notre cour. Plus on parle de ce roman, plus on en cherche les clefs et plus il se persuade qu'il a évolué dans le bon sens en se rapprochant des belles hôtesses de la plaine Monceau et du faubourg Saint-Germain. Pourtant, alors qu'il a mis tant de lui-même et de ses amies dans ce livre, il ne peut tolérer la moindre indiscrétion relative à sa vie privée. La seule idée qu'un libraire s'apprête à exposer son portrait photographique le jette dans une colère démente. En apprenant qu'à la demande de Charpentier le graveur Dumoulin a exécuté, sans le prévenir, un portrait de lui pour une réédition des Soirées de Médan, il ne fait ni une ni deux et écrit à son avoué Me Jacob : « Ayant interdit la vente de mes photographies comme de tout portrait de moi, M. Dumoulin n'a pu que se procurer une épreuve en l'empruntant à l'album de quelque ami. Je me rendis immédiatement chez M. Charpentier, éditeur... Je protestai avec violence et je déclarai que je m'adresserais à la justice si mon image n'était pas supprimée du volume dont on était en train de faire les expéditions... A-t-on le droit de faire, d'exposer et de vendre le portrait d'un homme, fait à son insu et malgré lui ? Toute la question est làl. » En même temps, il menace de ses foudres l'infortuné Charpentier : « J'ai refusé cette autorisation à MM. Nadar, Havard, Paul Marsan, venu pour Le Monde illustré. Je l'ai refusée à plus de dix journaux, à L'Illustration, etc. Vous allez me fournir le chiffre exact du nouveau tirage des Soirées de Médan afin que je puisse comparer le nombre des portraits existants avec celui des portraits détruits. Ces eaux-fortes seront enlevées de tous les exemplaires en magasin chez vous. Après cette opération, ces exemplaires seront échangés avec ceux déposés par vous dans les librairies. Vous traiterez ensuite ces volumes de la même façon. Toutes les eaux-fortes enlevées ainsi seront livrées soit à moi, soit à M. Jacob, 4 faubourg Montmartre, afin que ce contrôle soit fait. Si vous n'acceptez pas cette combinaison, je m'adresse, aujourd'hui même, à la justice. » Le graveur Dumoulin se voit reprocher, lui aussi, son procédé « inexplicable et inqualifiable » et est averti qu'on emploiera contre lui « les moyens légaux ». Mais il semble que tous les artistes se soient donné le mot : voici maintenant qu'un peintre, Henri Toussaint, écrit à Maupassant pour solliciter l'honneur d'exécuter son portrait. Guy lui répond, dans la foulée : « Je ne puis, à mon grand regret, vous donner l'autorisation que vous me demandez et que j'ai refusée plusieurs fois. Je me suis décidé, depuis longtemps déjà, à ne laisser publier ni mon portrait ni renseignements biographiques, estimant que la vie privée d'un homme et sa figure n'appartiennent pas au public1. » Cette répugnance à voir son effigie livrée à la curiosité de la foule, n'est-ce pas encore la crainte sourde d'un dédoublement de la personnalité, d'une dispersion de son apparence physique, d'un triomphe du Horla qui aurait pris ses traits et se pavanerait hors de lui dans le monde? Peu après d'ailleurs, il change d'avis et, saisi de lassitude, se rend aux arguments de son avocat, Emile Straus, qui lui conseille la modération : « Faites ce que vous voudrez, lui écrit-il dans une lettre confidentielle. Si vous jugez que cette affaire est douteuse, laissez-la, car elle deviendra vite embêtante. » Encore quelques mois et, avec une parfaite inconséquence, il ira jusqu'à permettre à Félix Nadar ce qu'il a refusé aux autres photographes : « Je vous autorise, en effet, à vendre aux marchands et au public des photographies de moi, lui annonce-t-il. Je reçois tant de lettres de gens qui me la demandent, ne l'ayant pas trouvée dans le commerce, que cela devient un cauchemar. Si, plus tard, je fais faire des photographies de moi par d'autres que vous, je ne vous promets pas que vous aurez l'exclusivité de la vente, mais je ne favoriserai non plus personne à votre détriment1. » Se souvient-il seulement d'avoir voulu intenter un procès à Charpentier? Ses variations d'humeur frappent tous ses amis. Cependant, il y a un principe dont il ne démord pas : l'inviolabilité de la vie intime d'un écrivain. Bien que friand de publicité et amateur de réunions mondaines, U prétend demeurer secret. Cette contradiction entre rexhibitionnisme de sa conduite et la discrétion qu'il exige de son entourage ne le gêne pas. Il s'en explique, aussitôt après l'affaire du portrait, dans une lettre à une inconnue : « J'ignore la pudeur physique de la façon la plus absolue, mais j'ai une excessive pudeur de sentiment, une telle pudeur qu'un soupçon deviné chez quelqu'un m'exaspère. Or, si je devais jamais avoir assez de notoriété pour qu'une postérité curieuse s'intéressât au secret de ma vie, la pensée de l'ombre où je tiens mon cour éclairée par des publications, des révélations, des citations, des explications me donnerait une inexprimable angoisse et une irrésistible colère. L'idée qu'on parlerait d'Elle et de Moi, que des hommes la jugeraient, que des femmes commenteraient, que des journalistes discuteraient, qu'on contesterait, qu'on analyserait mes émotions, qu'on déculotterait ma respectueuse tendresse (pardonnez cet affreux mot qui me semble justE) me jetterait dans une fureur violente et dans une tristesse profonde2. » A une autre correspondante anonyme, il précise : « Je suis de la famille des écorchés. Mais cela je ne le dis pas, je ne le montre pas, je le dissimule même très bien, je crois. On me pense sans aucun doute un des hommes les plus indifférents du monde. Je suis sceptique, ce n'est pas la même chose, sceptique parce que j'ai les yeux clairs. Et mes yeux disent à mon cour : Cache-toi, vieux, tu es grotesque, et il se cache... '. » Dans la même lettre, il détaille ses souffrances physiques qui redoublent de violence : « Penser devient un tourment abominable quand la cervelle n'est qu'une plaie. J'ai tant de meurtrissures dans la tête que mes idées ne peuvent remuer sans me donner envie de crier. » Or, au milieu de cette torture et de ce désarroi, Alexandre Dumas fils l'invite à déjeuner chez Durand, place de la Madeleine, et croit habile de faire miroiter à ses yeux la possibilité d'une élection à l'Académie française. Avec indignation, Maupassant réplique : « Je ne consentirai jamais à faire partie d'une compagnie dont mon maître et grand ami, Gustave Flaubert, ne fut pas membre. » Excédé par les potins de Paris et par ses migraines, il va chercher le repos à Aix-les-Bains, puis à Plombières, enfin à Gérardmer, où il retrouve Marie Kann. Le paysage des Vosges, éclairé par la présence de Marie, le séduit et le calme. Il aime ces pentes vertes, spongieuses, ces montagnes embrumées, le mystère plat des lacs où se reflètent les pins et les hêtres. « En somme, de l'eau, de l'eau, encore de l'eau qui court, qui tombe, qui glisse, qui rampe ; des cascades, des rivières sous l'herbe, sous les mousses les plus belles que j'ai vues, de l'eau, partout de l'eau, une humidité froide, pénétrante, légère, car l'air est vif, le pays étant fort élevé », écrit-il à sa mère. Pourtant bientôt il grelotte, se plaint de rhumatismes et les sourires de Marie Kann ne suffisent plus à le réchauffer. Peut-on faire la cour à une femme quand tout votre corps n'est qu'une blessure vibrante ? Il espère guérir à Etretat, mais « La Guillette » est une glacière. Assis devant la cheminée, il rumine son désespoir. « Je suis repris de migraine, de faiblesse et d'impatience nerveuse, confie-t-il encore à sa mère. Dès que j'ai écrit dix lignes, je ne sais plus du tout ce que je fais, ma pensée fuit comme l'eau d'une écumoire. Le vent ici ne cesse pas et je ne laisse jamais éteindre mon feu. » Frissonnant, agacé, il songe même à vendre cette maison qu'il a construite jadis avec tant d'amour. Après l'avoir séduit, dans sa jeunesse, elle pèse comme un fardeau inutile sur ses épaules. Peut-être se sentira-t-il plus léger, plus libre quand il aura rompu ses derniers liens avec le passé ? En tout cas, il a besoin d'une cure de soleil. Il prévient ses marins, Raymond et Bernard, descend à Cannes et y retrouve son bateau. La seule vue du Bel-Ami II le réconforte. Ce petit yacht banal lui paraît le plus beau de toute la flotte cannoise. Il parle avec lyrisme, dans La Vie errante, de ce navire « tout blanc avec un imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne... Ses trois focs s'envolent au vent, triangles légers qu'arrondit l'haleine, et la grande misaine est molle sous la flèche aiguë qui lance, à dix-huit mètres au-dessus du pont, sa pointe éclatante. Tout à l'arrière, la dernière voile, l'artimon, semble dormir ». Il passe ses journées à bord, navigue prudemment, se rend à Saint-Raphaël où séjourne son père, à Nice où sa mère s'est installée, avec sa bru et sa petite-fille, dans une villa qui domine la Baie des Anges. Malgré l'animosité feutrée qui règne entre Laure, de plus en plus despotique, et Marie-Thérèse, la veuve d'Hervé, qui refuse d'être traitée en quantité négligeable, Guy savoure le plaisir, si nouveau pour lui, d'assister aux jeux d'une enfant, la douce et rieuse Simone. Pense-t-il, en la voyant, aux trois petits bâtards dont Joséphine Litzelmann assure, à elle seule, l'éducation? Il n'a pas de remords, puisqu'il aide financièrement cette femme qui n'est plus rien pour lui. Au mois de septembre, les jours déclinent vite, le soleil pâlit, il faut aller au sud si l'on veut réchauffer sa carcasse. Maupassant, flanqué de François Tassart, s'embarque à Marseille sur le transatlantique Duc-de-Bragance (avec douze malles, huit valises, six sacs et dix-huit colis diverS) et retourne en Afrique. Mais - est-ce un effet de l'âge ? - il ne supporte plus la crasse des auberges, la puanteur des cuisines, le tumulte des foules. Ni la fantasia organisée en son honneur, ni la danse du ventre exécutée devant lui par des Ouled-Naïl, ni le spectacle d'une noce juive, ni le défilé des chameaux pensifs ne le réconcilient avec ce pays dont il a naguère célébré la splendeur primitive. N'est-ce pas le sable du désert qui lui donne ces démangeaisons dans les yeux ? On dirait qu'il y a des grains de poivre qui roulent sous ses paupières. Il passe quelques jours à Alger, à Constantine, à Oran, à Tlemcen et, exténué, dégoûté, ne songe plus qu'à regagner la France. A peine revenu, il doit s'occuper de l'inauguration du monument Flaubert, à Rouen. Il est secrétaire du comité. La cérémonie est prévue pour le dimanche 23 novembre 1890. Pour la mémoire du Vieux, il faut que cette réunion soit un succès éclatant. Maupassant a battu le rappel de tous les amis du géant disparu. Après de diplomatiques hésitations, Edmond de Goncourt accepte de prendre la parole à cette occasion. De son côté, Zola promet de venir, mais, ignorant les usages, il demande à Maupassant quelle tenue vestimentaire il sied d'adopter. « Quant à la question d'habit, elle est très nette, lui répond Guy avec toute l'autorité d'un arbitre des élégances. Il y aura certainement des gens en habit ; mais en principe mondain on ne doit jamais mettre un habit pour déjeuner n'importe où, ni pour une cérémonie intime et en plein air comme celle-cil. » Au jour dit, il prend le train, dès l'aube, pour Rouen, avec Edmond de Goncourt et Emile Zola. Il se sent las, brisé, désenchanté à l'idée de cette glorification funèbre de Flaubert. Lui-même n'attend plus rien de la vie. Ni l'argent ni la célébrité ne peuvent le satisfaire. Il ne comprend pas que certains confrères envient sa réussite. Dans un moment d'abandon, il s'est confié à José Maria de Heredia : « Il me dit longuement sa mélancolie, raconte le poète des Trophées, l'ennui de sa vie, la maladie grandissante, les défaillances de sa vision et de sa mémoire, ses yeux cessant tout à coup de voir, la nuit totale, l'aveuglement persistant un quart d'heure, une demi-heure, une heure... Puis, la vision revenue, dans la hâte, la fièvre du travail repris, un arrêt subit de la mémoire, et - quel supplice pour un tel écrivain ! - l'impuissance à trouver le mot juste, sa recherche acharnée, la rage, le désespoir. » Dans le train, Edmond de Goncourt observe Guy et, comme José Maria de Heredia, note son aspect délabré et absent : « Je suis frappé, ce matin, de la mauvaise mine de Maupassant, écrira-t-il, du décharnement de sa figure, de son teint briqueté, du caractère marqué, ainsi qu'on dit au théâtre, qu'a pris sa personne, et même de la fixité maladive de son regard. Il ne me semble pas destiné à faire de vieux os. » Alors que le convoi longe la Seine avant d'arriver à Rouen, Maupassant désigne d'un geste de la main le fleuve enveloppé de brouillard et grogne : « C'est mon canotage là-dedans, le matin, auquel je dois ce que j'ai aujourd'hui. » Après un déjeuner succulent chez le maire, la compagnie se rend dans le jardin du Musée où se dresse le monument à la mémoire de Flaubert, par le sculpteur Chapu. « C'est, dira Edmond de Goncourt, sarcastique, un joli bas-relief cl sucre, où la Vérité a l'air de faire ses besoins dans un puits. » Les autorités locales se sont dérangées, ainsi que de nombreux journalistes. Des rafales de vent fouettent l'assistance. La pluie tombe dru. Bravant la tempête, Edmond de Goncourt lit son discours, qui est un hommage à l'homme dont il a si souvent médit dans son Journal. « Maintenant qu'il est mort, mon pauvre grand Flaubert, s'écrie-t-il d'une voix qui s'enroue, on est en train de lui accorder du génie, autant que sa mémoire peut en vouloir. Mais sait-on, à l'heure présente, que, de son vivant, la critique mettait une certaine résistance à lui accorder même du talent ?» Et il conclut : « N'est-ce pas, Zola ? N'est-ce pas, Daudet ? N'est-ce pas, Maupassant ? qu'il était bien ainsi, notre ami ? - et que vous ne lui avez guère connu de mauvais sentiments que contre la trop grosse bêtise *. » En entendant prononcer son nom, Guy tressaille. Il était parti dans une rêverie où Flaubert l'appelait. Le Vieux aurait bien ri de cette célébration comique, de ce monument banal qui semble taillé dans le saindoux et du discours ronflant de Goncourt. La pluie redouble de violence. A trois heures et demie, la cérémonie prend fin dans une débandade de parapluies. Maupassant, qui avait promis d'organiser un « lunch » pantagruélique pour les membres du comité, file à l'anglaise. Furieux de ce lâchage, Edmond de Goncourt se contente d'un dîner « ni bon ni mauvais », dont le plat de résistance est l'inévitable canard rouennais. Quant à Maupassant, il regagne Paris en solitaire. Il habite maintenant 24, rue du Boccador, mais ce nouveau logis lui semble encore plus froid que les précédents. A tout hasard, il a d'ailleurs loué également une garçonnière, avenue Mac-Manon. Blotti au coin du feu, il claque des dents et regarde tomber la pluie. La perspective d'une sortie en ville l'inquiète. Au cours d'un dîner chez la princesse Mathilde, il a soudain l'impression que son cerveau se vide et il se retrouve, dit-il au docteur Cazalis, « cherchant [ses] mots, ne pouvant plus parler, perdant la mémoire de tout ». « Mon médecin sort d'ici, écrit-il à son cousin Louis Le Poittevin, avec qui il s'est rabiboché entre-temps. Il me défend toute sortie, et d'ici à longtemps il ne veut pas que je m'aventure le soir dans les rues. C'est toujours mon même mal, une névrose qui nécessite beaucoup de précautions. Il veut que je me défasse à tout prix de mon poêle à combustion lente... Il dit que c'est la mon des gens... Tout cela est bien embêtant1. » Néanmoins, il essaie de travailler à la rédaction d'un nouveau roman, L'Angélus, et à la mise au point d'une pièce, Musotte, que l'auteur dramatique Jacques Normand a adaptée de sa nouvelle L'Enfant. Cette besogne de rapetassage l'agace, mais Koning, le directeur du Gymnase, est formel : le spectacle ne sera monté que si le texte a été revu et approuvé par Maupassant. Or, Guy est, depuis longtemps, attiré par les feux de la rampe. Il voit dans cette nouvelle expérience une possibilité de réaliser, sur le tard, l'ambition de sa jeunesse. Seule sa mauvaise santé l'empêche de mettre les bouchées doubles. « Mes yeux demeurent dans le même état, mais je suis certain que cela vient d'une fatigue de cerveau ou mieux d'une fatigue nerveuse du cerveau, car aussitôt que j'ai travaillé une demi-heure, les idées s'embrouillent et se troublent en même temps que la vue, et l'action même d'écrire m'est très difficile, les mouvements de la main obéissant mal à la pensée, confie-t-il à sa mère. Mon médecin, l'Académicien et professeur Robin, n'est pas inquiétant. Il dit : " Ce sont de gros désordres dont il faut trouver le remède, mais je ne vois rien d'atteint gravement l. " » Et il charge Laure de lui trouver, à Nice, « un petit logement au soleil », où il s'installerait, dès le printemps, avec François Tassart. Enfin la pièce est acceptée, avec Mmes Pasca et Sisos dans les principaux rôles. Maupassant, ravi, assiste aux répétitions. Assis dans la salle vide, le corps frileusement ratatiné dans son pardessus, il goûte le plaisir d'entendre ses répliques, dites avec sentiment par des comédiens professionnels. « Je crois que cela marchera bien, sans être une pièce remarquable, écrit-il à Laure. Les acteurs sont bons et jouent bien 2. » Parfois des douleurs de tête le retiennent à la chambre. Ou bien, ce sont ses sinus qui coulent, la gorge qui lui gratte. Sera-t-il d'attaque pour la première de Musotte ? Le sujet de cette pièce, c'est encore la bâtardise, qui décidément, avec l'eau, le soleil et l'amour, constitue une des obsessions majeures de Maupassant. Le soir de ses noces avec Gilberte de Petitpré, Jean Martinel reçoit l'appel désespéré d'une grisette, Musotte, son ancienne maîtresse, mourante. Elle vient d'accoucher d'un enfant de lui. Le jeune homme se précipite au chevet de la malheureuse. Bien entendu, elle expire dans un délire pathétique. Mais l'enfant orphelin ne sera pas abandonné, car Gilberte, subitement attendrie, décide de recueillir le rejeton illégitime de son mari. Tout cela est mélodramatique et amphigourique à souhait. Les répliques à l'emporte-pièce sonnent faux. Les acteurs chargent. Mais le public mondain est sous le charme. Les femmes ont la larme à l'oil. La presse porte Maupassant aux nues. « Me voici auteur dramatique à succès et rudement étonné de l'être, écrit Guy à Robert Pinchon, car je ne crois pas avoir découvert ce fameux secret dramatique impénétrable pour les romanciers 3. » Est-ce pour lui, à quarante et un ans, le début d'une nouvelle carrière ? Il l'espère et projette déjà d'adapter pour le théâtre une autre de ses nouvelles, Yvette. Dès la fin du mois de mars, des propositions lui sont faites pour la représentation de Musotte en province et à l'étranger. Immédiatement, il se gonfle de vanité, monte sur ses ergots et reproche au directeur du Gymnase, Victor Koning, de ne pas donner assez de réclame à sa pièce. Les échos de cette dispute amusent tous les confrères. « Daudet me raconte que Koning est complètement fâché avec Maupassant et que, malgré toutes les avances de Maupassant pour se réconcilier, il persiste dans sa fâcherie, écrit Edmond de Goncourt. A cette heure, Maupassant, paraît-il, serait devenu fou d'orgueil et le ton de ses lettres a un ton [sic] si autoritaire qu'il aurait blessé à fond le directeur du Gymnase. Et voici ce qui a amené la brouille : Maupassant voulait que la reproduction des articles sur la pièce, payée par Koning, comprît la partie qui célébrait son génie, se souciant peu de l'éloge de la pièce, qui est un peu l'éloge de son collaborateur [Jacques Normand]; et Koning, lui, se souciait peu de la célébration du génie de Maupassant, préoccupé seulement du succès de la pièce. Or donc, Koning déclare que dans cette pièce il y a bien du Normand qui passe pour du Maupassant et qu'il l'attend à la seconde, à celle qu'il fera tout seul et où il s'annonce d'avance comme le créateur du nouveau théâtre. » Cette seconde pièce, à laquelle Maupassant travaille, il souhaiterait la présenter au Théâtre-Français. L'administra-teur, Jules Claretie, à qui il en parle, se montre très intéressé. Mais, dès le début de l'entretien, Maupassant lui annonce qu'il refusera, étant donné sa notoriété, de passer par le comité de lecture de la maison. Décontenancé, Jules Claretie essaie de le raisonner en lui rappelant que les plus grands écrivains français, Hugo, Dumas, Balzac, Sand, Musset, se sont soumis de bonne grâce à cette formalité. Il se heurte à un mur. Devant lui, Maupassant, l'oil étincelant, la moustache frémissante, déclare d'un ton sec : « Je tiens à vous donner ma pièce. Vous la jugerez tout seul, vous la recevrez tout seul, et vous la jouerez ! » Et, laissant Jules Claretie éberlué, il quitte le bureau d'un pas de conquistador. A quelques jours de là, Edmond de Goncourt note que le même Maupassant dénigre publiquement la dernière pièce de Daudet, L'Obstacle1, et que nul ne peut compter sur l'indulgence ou la simple compréhension de ce fanfaron des lettres : « Les amis de Maupassant cherchent, à ce qu'il paraît dans ce moment, à excuser Maupassant de ses éreintements forcenés, les mettant sur le dos de sa maladie, écrit-il. Mais il y a longtemps qu'elle dure, cette maladie! Autrefois, elle était plus normande, plus hypocrite, plus renfermée; aujourd'hui, c'est de la méchanceté à laquelle il faudra prochainement mettre la camisole de force2. » La tête encore pleine des applaudissements du public qui se presse aux représentations de Musotte, Maupassant songe à quitter Paris. Un nouveau médecin, le docteur Dejerine, « très supérieur à Charcot », lui a dit textuellement : « Vous avez eu tous les accidents de ce qu'on appelle la neurasthénie. C'est du surmenage intellectuel. La moitié des hommes de lettres et de Bourse est comme vous. En somme, des nerfs, fatigués par le canotage, puis par vos travaux intellectuels, rien que des nerfs qui troublent tout chez vous ; mais la constitution physique est excellente, et vous mènera très loin, avec des embêtements. » Voici Guy momentanément rassuré. Le docteur Dejerine lui conseille « de l'hygiène, des douches, un climat calmant et chaud en été, de longs repos bien profonds, bien solitaires3». Par conséquent, le Midi s'impose. Mais Guy a mal à une dent. Et, dit-il à sa mère, « l'état actuel de l'oil gauche se trouve lié à celui de la racine de la dent qui est au-dessous ». Un peu plus tard, il se plaint au docteur Cazalis : « Mon état de détresse, cette impossibilité de me servir de mes yeux et un malaise physique de cause inconnue font de moi un martyr... Ma mère m'écrit qu'il fait un temps abominable à Nice. Je vais rester jusqu'à jeudi, mais je crois que j'ai tort. » Affolé, il consulte un autre médecin, membre de l'Académie de médecine, le docteur Magitot, lequel lui défend de se faire arracher la dent malade et le morigène avec une paternelle bienveillance : « Vous avez mené une vie de travail qui aurait tué dix hommes ordinaires... Vous avez publié vingt-sept volumes en dix ans, ce labeur fou a mangé votre corps. Le corps se venge aujourd'hui et vous immobilise dans votre activité cérébrale. Il vous faut un très long repos et complet, Monsieur... » Comme Guy lui parle de son amour de la navigation, le médecin l'interrompt. « Le bateau, dit-il, est un charmant joujou pour un garçon bien portant qui se promène en promenant des amis, mais ce n'est pas une habitation de repos pour un homme fatigué de corps et d'esprit comme vous. Par les beaux jours, c'est l'immobilité sous le soleil éclatant, sur un pont brûlant, à côté d'une voile éblouissante. Par les autres jours, c'est une inhabitable demeure sous la pluie, dans les petits ports... Je vous voudrais très isolé, dans un pays très sain, ne pensant à rien, ne faisant rien et surtout ne prenant aucun médicament d'aucune sorte. Rien que de l'eau froide. » En rapportant ces propos à sa mère, Guy s'avoue hésitant sur le lieu de ses prochaines vacances. « En tout cas, conclut-il, je vais faire faire pour mon bateau une tente très épaisse, couvrant tout le pont, qui m'assurera dedans un asile, petit mais frais, quel que soit le soleil dans les ports . » L'attirance qu'exerce sur lui le Midi est telle que, malgré la mise en garde du docteur Magitot, il décide de tenter l'aventure. « Mes dents ne sont pas guéries tout à fait, mais elles le seront, annonce-t-il, le 9 mai 1891, à sa mère. L'abcès est sec et fermé. Je peux partir. » Cependant, il ne résiste pas au désir pervers de détailler, à l'intention de Laure, ses autres misères physiques : « Je suis repris encore par l'influenza. Elle m'a attaqué d'abord par la poitrine; puis je me suis cru guéri. Elle m'a repris par les fosses nasales et la gorge. Enfin j'ai pensé que j'en étais quitte quand elle m'a saisi par la tête, par la migraine, par les yeux et la mémoire. Le changement d'air me remettra tout de suite sans doute, car je ne suis ni maigri (au contrairE) ni affaibli, mais abruti. Sais-tu que, dans certaines villes du nord de l'Italie, il meurt cinquante à soixante personnes de ce mal, en ce moment ? » A Nice, puis à Cannes, il partage son temps entre le travail et la navigation. Il rêve toujours d'une croisière de six mois, à bord du Bel-Ami II, vers les côtes d'Afrique. Mais aura-t-il la force de supporter une si longue épreuve? Il faudrait d'abord finir les manuscrits en cours. Son inspiration fléchit. Sa plume traîne. Il préfère maintenant dicter ses chroniques pour Gil Blas. Et il déclare : « Je me suis absolument décidé à ne plus faire de contes ni de nouvelles. C'est usé, fini, ridicule. J'en ai trop fait d'ailleurs. Je ne veux travailler qu'à mes romans. » Ces romans, L'Ame étrangère et L'Angélus, n'avancent guère. De nouveau, il souffre des yeux. « Aussitôt que je fixe, que je porte mon attention sur quelque chose, que j'essaie de lire ou d'écrire, mes pupilles se déforment, se dilatent, prennent des apparences invraisemblables, confie-t-il à Hermine Lecomte du Noùy. Aussi depuis trois semaines m'est-il défendu de faire quoi que ce soit, d'écrire même un court billet *. » Une autre correspondante, restée anonyme, reçoit de lui ce cri de détresse : « Il fait si chaud en ce moment sous le soleil qui emplit mes fenêtres ! Pourquoi ne suis-je pas tout entier au bonheur de ce bien-être? Certains chiens qui hurlent expriment très bien cet état. C'est une plainte lamentable qui ne s'adresse à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et qui jette dans les nuits le cri d'angoisse enchaînée que je voudrais pouvoir pousser. Si je pouvais gémir comme eux, je m'en irais quelquefois, souvent, dans une grande plaine ou au fond d'un bois, et je hurlerais ainsi durant des heures entières dans les ténèbres. Il me semble que cela me soulagerait... J'ai peur que la lassitude ne me décide plus tard à ne pas continuer cette route inutile. » C'est un homme exténué et découragé qui fuit tout à coup la mer bleue, les palmiers, le soleil du Midi pour rentrer à Paris avec François Tassart. Aussitôt la tournée des médecins recommence. Il court de l'un à l'autre, interprète à sa façon leurs diagnostics contradictoires, confond les douleurs vraies et les maux qu'il invente, ne parle plus que de sa santé, de ses hallucinations, et, l'esprit perdu, les nerfs à vif, imagine l'intérieur de son corps comme un assemblage de tuyaux, de poches et de soupapes. Au bout de quelques jours cependant, il lui semble qu'un mieux se dessine dans son état. Le docteur Grancher lui affirme que le climat de Nice est seul responsable de ses malaises. « Vous avez à Paris un appartement grand et sain, à dix minutes du bois de Boulogne, dit-il, et vous allez, juste en été, dans une ville de poussière, de rues aveuglantes et sans campagne autour de vous. Je vous veux dans la verdure ou sur la mer. Essayez de votre bateau, vous y pourrez faire une excellente cure ; mais si vous séjournez à Nice, vous retomberez certainement, car je ne vois rien de plus excitant que l'air de cette ville en été. » Selon les conseils du docteur Grancher, Maupassant se promène dans le bois de Boulogne, dont, dit-il, « certains bouts sont absolument solitaires et jolis ». Déjà il songe à refaire du bateau puisque, contrairement au docteur Magi-tot, le docteur Grancher l'y engage. Mais l'embellie est de courte durée. A peine a-t-il écrit à sa mère pour la rassurer qu'il replonge dans l'enfer de ses douleurs oculaires, de ses cauchemars éveillés et de sa neurasthénie. François Tassart, qui ne le quitte pas d'une semelle, est si inquiet qu'il envisage, dès à présent, une fin tragique. Que deviendra-t-il si son maître disparaît subitement? Prudent, il lui demande par avance un certificat. D'abord surpris, Maupassant devine le véritable motif de la requête, sourit tristement à ce factotum aux favoris bien peignés et au regard humble, et écrit d'une main dont il contrôle mal le tremblement : « Mon bon François, vous me demandez un mot certifiant la façon dont je juge votre service depuis tant d'années déjà que vous êtes chez moi. Je vous ai toujours trouvé un excellent serviteur, dévoué, actif, intelligent, adroit, prêt à tout voyage ou à toute combinaison de vie nouvelle, exact, d'une vie très régulière, et bon cuisinier. J'espère que ce mot vous paraîtra suffisant comme recommandation1. » |
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Guy de Maupassant (1850 - 1893) |
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Portrait de Guy de Maupassant | |||||||||