Jacques Darras |
il est assis il a les genoux plies il voit le monde il voit des fleurs de trèfle blanches il voit un toit de tuiles rouges il voit un carré de ciel gris il ne voit pas le monde il est le monde à lui tout seul il peut changer de place il peut se lever il pourrait s'éloigner de sa table il irait dans la cuisine parmi les couteaux métalliques parmi les fourchettes acérées parmi les casseroles bouillantes il se couperait une tranche de monde il mordrait dans le monde à belles dents ici il voit le monde avec les doigts il compte le monde sur un clavier il écrit une partition la partition s'appelle le monde c'est une partition en sol mineur en ciel majeur en tuiles diésées en trèfle blanc en genoux plies les touches du clavier sont noires ne touchez pas aux touches s'il vous plaît le poème est assis le poème est en train de s'écrire il est interdit de parler au poème do not disturb non ce n'est pas de l'anglais le poème est écrit en français le clavier est fabriqué en allemagne mode in germany c'est un clavier adler mais le poème est français cela se reconnaît à la façon dont le poème est assis le poème n'est pas assis sur le monde le poème est assis dans son fauteuil on voit le fauteuil on voit un coin de monde mais on voit aussi le fauteuil on voit surtout le fauteuil c'est un cadot picard c'est un cadot traditionnel en paille tressée c'est un cadot paysan il n'y a plus de paysan ceux qui restent préfèrent le formica les statistiques sont formelles les paysans d'aujourd'hui préfèrent le formica une statistique n'est pas un poème le poème est une fausse statistique les statistiques sont une salle d'attente les statistiques attendent qu'on les appelle si personne ne les appelait les statistiques ne bougeraient pas les statistiques ont besoin d'un docteur attention le poème va se lever les statistiques se soignent attention le poème se lève ne restez pas dans ses jambes le poème est sorti le poème laisse son fauteuil vide à la place du poème on voit ce qu'il voyait on voit des fleurs de trèfle blanches on voit un toit de tuiles rouges on voit un carré de ciel gris on voit le monde tout à coup on voit passer le poème on le voit passer de sa place de la place où il s'assied il ne nous voit pas il ne voit pas qu'on est assis à sa place il ne voit pas qu'on le voit le poème est dehors le poème est derrière la vitre on ne sait pas ce qu'il voit on le saura à son retour le poème revient le poème ne s'éloigne pas on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti définitivement pour toujours cela ferait un vide le poème est domestique le poème est sauvagement domestique il ne tient pas en place il tourne sur place il tourne sur lui-même attention le poème va rentrer le poème rentre il a l'air d'un poème qui a pris l'air il est inspiré il plie les genoux il se carre dans son cadot la paille crisse il pose les doigts sur le clavier on entend la musique des touches c'est un ravissement je ne connais rien de plus beau que la musique des touches écoutez |
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Jacques Darras (1939 - ?) |
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Portrait de Jacques Darras | |||||||||