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Jacques Dupin

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Jacques Dupin - analyse


Poésie / Poémes d'Jacques Dupin





« Le rocher où finit la route et où commence le voyage devint ce dieu abrupt et fendu auquel se mesure le souffle» (p. 76') : un lieu où les chemins se perdent et où se dresse soudain devant le marcheur la sauvage nudité du «dieu», de l'être, voilà pour Jacques Dupin le site du départ. C'est ce «rocher» qui provoque en lui et qui qualifie le « souffle» - haleine d'alpiniste, parole de poète. La poésie se découvre ainsi à elle-même comme un effort tendu vers un obstacle, obstacle en lequel s'enracine l'élan premier de son effort. Son champ favori, c'est l'escarpement caillouteux, la pente de la colline méridionale sur laquelle on s'élève « par le versant le plus abrupt, la plus libre des routes», dans les dangers et le malaise, « malgré le timon de la foudre et [les] vomissements» (p. 29). L'abrupt : telle est bien, il me semble, pour Jacques Dupin la qualité la plus originelle du vécu. Tantôt découverte dans l'espace sous sa forme électrique - ce sont la fondre, l'orage, si souvent invoqués par lui -, tantôt exaltée sous son mode calorique - et c'est la passion du sec. des «torrents taris», des «lèvres éclatées», «la rauque jubilation de l'espace affamé» -. tantôt cultivée sous son aspect charnel, avec le rêve du corps-glacier et des «amours anfractueuses», tantôt enfin recherchée, à travers le langage, dans un certain tranchant assertif de l'expression - car «la parole..., condamnée aux détours, tente désespérément de retrouver l'accès abrupt dont la nostalgie la ronge» (G) -, cette vertu lui sert à définir un paysage de «brisants», de promontoires, d'abîmes, de falaises. Paysage ambigu : car si l'abrupt est aussi pour nous le brut, s'il constitue un certain dévoilement fondamental de l'être, s'il affiche la chose même dans l'immédiat surgissement déchiré de son essence, il signifie en même temps le hérissement de cette vérité dévoilée, la verticalité hostile de son face à face, bref, son caractère impénétrable, inaccessible. Son offre est un refus, son refus est une offre. Rien ne saurait dénouer ce paradoxe, car l'abrupt ne peut comporter le terme, aucune réalité concrète n'arrive à l'épuiser. A peine, par exemple, s'est-on hissé, à travers l'amoncellement des cailloux et des mots, jusqu'aux sommets de la montagne, du poème, que tout s'écroule et qu'il faut s'attaquer à la remontée d'une autre pente : «te gravir, dit Dupin à la montagne, et, t'ayant gravie - quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule, eet dévale - te gravir encore. Autre cime, autre gisement» (p. 70). Alternativement muée en gouffre et en hauteur, l'aspérité est ainsi vécue comme le but, la «cime», et comme l'origine, «le gisement» de notre effort vers l'être; comme la source, «la source murée», dit Dupin, de notre expression.



Croit-on échapper au piège de ce hérissement interminable? Ce sera pour découvrir, au-delà de l'abrupt rocheux, le défi d'une autre réalité plus «basaltique» encore, d'une autre cime-gisement : le ciel. Qu'il soit nocturne, le «roc bondé d'étoiles» (p. 54). ou diurne, celui-ci ne s'arrête point de nous tenter ni de nous torturer. Plus cruel peut-être encore que la montagne en raison de sa neutralité, de son inhumaine transparence, et d'une monolithisme en lequel l'abrupt ne semble s'étaler que pour mieux s'interdire. Devant l'azur méridional, Jacques Dupin retrouve alors l'accent d'une révolte quasi mallarméenne : dans ce ciel dont la limpidité s'aiguise en lui comme une lame, dont l'immobilité vainement fouillée par le regard se mue en « un voyage pur et tranchant», au point que le poète souhaite, tel un nouveau saint Jean, de se voir assailli et décapité par elle («Tu attends la décollation / Par la hache des ténèbres / De ce ciel monotone et fou», p. 99). il hait le mal d'une pureté qui se refuse, et qui pourtant au moment même l'envahit, l'ensorcelle, le torture de sa contiguïté :



C'est la proximité du ciel intact

Qui fait la maigreur des troupeaux.

Et cet affleurement de la roche brûlante.

Et le regain d'odeurs de la montagne défleurie (p. 101)...



Belle rêverie à travers laquelle l'intégrité céleste semble gagner, comme par contagion, toute notre épaisseur vivante et matérielle, mais pour y devenir sécheresse, maigreur, aridité ztérile. parfum dernier d'une agonie1. L'intégrité de l'étendue provoque ainsi physiquement notre souffrance, une souffrance encore accrue par l'évidente beauté, par l'harmonie toute méditerranéenne de cet espace intact. Pour qui recherche en effet les brûlures de l'être, rien de pire sans doute que cet équilibre dans l'immuable (chanson des «colonnes», rythme des «tambours»), cette «immunité» qui «l'entrave de ses rayons» ; rien de plus exaspérant aussi que cette répétition des thèmes, que cette régulière scansion de l'existence («Motets insipides, fureur des retours»), que ce temps circulaire et éternel d'où sont exclus saccades, reflux ou déchirures. Ce que nous détestons dans l'absolu ainsi rêvé, c'est son autocontentement, sa suffisance, c'est en somme sa perfection. Celle-ci ne pourra être possédée qu'une fois défaite, souillée, réduite par un autre absolu égal à elle, celui de notre révolte : par «la perfection, dit Jacques Dupin. d'une levée de preuves opposables à la Perfection ■> (p. 38).

Mais ces preuves, où vais-je les chercher, cl si je ne les découvre nulle part, où puis-je les construire? Peut-être dans le mouvement spontané de ma saisie. L'élan qui me porte contre l'objet, ce «dieu abrupt et fendu», pourra en effet, tout en s'affrontant à sa qualité première, l'abrupt, utiliser à son profit sa caractéristique seconde, la fissure. Ma première chance, c'est que la paroi de l'être n'est pas lisse et que je puis donc faire jouer en elle l'effort d'une incision. A l'abrupt de l'objet j'opposerai la brutalité de mon attaque. Déchirer l'espace en avançant en lui. creuser « une brèche dans l'horizon » (p. 54), une «brèche dans le mur» des choses (p. 56), jeter «la parole mal équarrie mais assaillante» dans la paroi «trouée» de l'air (G), tels seront les premiers gestes de ma rébellion. Les thèmes de la faille ou de l'entame soutiennent ainsi, dans le paysage de Dupin, un rêve d'agressivité. Ils se lient à la pratique imaginaire de toute une série d'objets ou d'instruments tranchants - soc, fourche, bêche, lame, épée, épieu. aiguille, écharde même - destinés à violer le tissu hostile du réel. Il arrive parfois même que l'acte d'entailler s'aggrave d'un mouvement plus subtil de perversion : «Je marche interminablement. J marche pour altérer quelque chose de pur», écrit Jacques Dupin (p. 55). Il s'agit à la fois alors de pénétrer physiquement l'intégrité des choses et d'y introduire, venin ou conscience, une activité qui l'adultère. De la même façon, la «vipère vigilante», amie du poète, trace sa route « parmi les pierres éclatées » (on verra bientôt la valeur primordiale de ce thèmE) : pénétrante, incisive, venimeuse, sour imaginaire de « l'hirondelle volant bas pour que les labours soient profonds » (p. 35). elle est comme un soc vivant et douloureux de l'épaisseur.



Mais, ailleurs. Dupin renonce à l'agression : au lieu de l'attaque il choisit l'attente. Il espère que d'elle-même, et à la suite d'une sorte de miracle - bris interne, foude croule; il donne ce qu'il détruit, et détruit ce qu'il donne.

Ici foudroyant et instantané, son paradoxe peut s'inscrire aussi en une durée : il y entraîne alors quelques dangereuses conséquences. Lentement éboulée, la hauteur céleste succombe à l'attirance du ravin, à l'attrait de ce gouffre qui, dit Jacques Dupin, est comme son «sosie» (p. 54). Si bien que la «tentation du ciel nu» (p. 45), si nous la vivons jusqu'à son terme, nous amène à viser le plus vertigineux, le plus louche de notre profondeur. Pis encore, l'écroulement signifie une rupture de l'unité cosmique : monolithisme du ciel nu, harmonie du corps intact, traditionnel équilibre du langage, tout cela s'y trouve culbuté sous la poussée d'une même anarchie. Et certes ce désordre est bon, et nous l'avons cherché, mais sa venue entraîne un mal nouveau, celui de l'écartèlement et du fragment, de «l'inintelligible fragment que ne trahit que sa couleur imprécatoire » (p. 58)... Or, cette douleur ne peut être guérie par la pensée ; la discontinuité des choses résiste aux efforts de l'esprit, peut-être lui aussi d'ailleurs discontinu. «Les gerbes, avoue Dupin, refusent mes liens. Dans cette infinie dissonance unanime, chaque épi, chaque goutte de sang parle sa langue et va son chemin. La torche qui éclaire et ferme le gouffre, est elle-même un gouffre» (p. 66). Que faire alors? Puisque nous ne pouvons pas regrouper en gerbe ce désordre, et puisque le gouffre est aussi bien en nous que dans les choses, pourquoi résister à la double tentation de l'éboulis? En une sorte de résolution qui lui fait décider et assumer sa perte, le moi poétique choisit de s'égarer dans l'infinie fragmentation des apparences : «innombrable et ressemblant», tel qu'il sera plus tard, après sa mort, mais tel que «déjà les étoiles,' déjà les cailloux, le torrent» lui permettent de rêver sa dispersion (£, 9). Du même élan, il cède à l'appel de la profondeur pierreuse. Volontairement dépouillé de son avoir, de son savoir, il se laisse glisser au cour le plus sournois du gouffre :



Jette tes vêtements et tes vivres.

Sourcier de l'ordinaire éclat.

Le glissement de la colline

Comblera la profondeur fourbe.

L'excavation secrète sous le pas.



Au moment même alors, à la seconde où, par-delà l'épaisseur démantibulée des choses, nous parviennent les premiers souffles d'un lointain, d'un être, le pas s'enfonce dans la pente, notre acuité pensante disparaît, perdue dans l'éboulis, bue par lui :



Le calme s'insinue avec l'air de la nuit

Par les pierres disjointes et le cour criblé.

A la seconde, tu as disparu

Comme une écharde dans la mer (p. 102).



Corrélatif à l'écroulement du paysage, se produit ainsi dans le poème un effacement de la pensée qui vit le paysage. Le cour existe « par défaut » ; quiconque le regarde ne voit en lui que le lieu déchirant d'une absence, d'un vide en train de s'épancher, que « le luisant d'un soc / Et la nuit grandissante» (p. 54). Une nuit qui cherche à se perdre hors d'elle en d'autres nuits : celle de l'océan (ainsi à la fin du dernier poème des Brisants. l'Oubli de soI), ou celle de la terre. Jacques Dupin ne croit donc pas aux pouvoirs de la conscience claire. Pas plus que le ciel nu, la pensée ne saurait exister en nous à l'état pur, dans un absolu de transparence. Pleinement limpide à elle-même, « inerte bûcher lucide que ne tempère aucune production de cendres» (p. 53), elle ne pourrait rien sur le réel. Pour adhérer vraiment au monde, il lui faut accepter de produire des cendres, c'est-à-dire de brûler quelque chose, de se brûler peut-être à quelque chose, de pactiser en somme avec une matière et de s'obscurcir en elle. Quand l'esprit s'est bien torturé lui-même au feu de son éternel et vain ressassement.



... la bouche à la fin, la bouche pleine de terre

Et de fureur

Se souvient que c'est elle qui brûle

Et guide les berceaux sur le fleuve (p. 53).



L'issue, qui se traduit ici en d'étonnantes images de naissance et de liquidité heureuse, contrôlée, a été découverte parce que la pensée s'est «souvenue» qu'elle était aussi parole, donc corps, un corps lié à une terre et agité par l'impulsion créatrice d'une humeur, d'une « fureur». La conscience humaine n'atteint ainsi le monde qu'à condition de se voiler, de se substantifier à demi en lui, d'y devenir ce « souffle », plus vital que spirituel, mais capable d'«ameublir» un «océan de terre» (p. 78) et d'y résoudre en son épaisseur aveugle l'abstraite « équation » qui nous torturait. Voilà pourquoi le moi poétique succombe si aisément au lyrisme de l'enfoncement et du chaos : il y trouve le champ d'une opacification, les gestes annulants d'un paroxysme, l'occasion d'une perte qui prélude peut-être à une renaissance, au rejaillissement d'une « ingénuité».

Entraînés par le mouvement descendant de l'éboulis. nous voici donc jetés aux filons les plus souterrains de l'être. Bonheur, individualité, figure s'y trouvent étouffés, comme obturés de terre. « Piéger le seul sourire / Éteindre le visage et sa suffocation / Sous un crépi de terre calcinée», écrit Dupin en un geste de négation sauvage qui rappelle un peu. chez Yves Bonnefoy. la décomposition du visage de Douve. Le corps s'y dépouille, s'y paralyse dans la crispation du roc qu'il a fini par devenir : «Ta nuque plus bas que la pierre. Ton corps plus nu que cette table de granit» (p. 94)... Tout entière l'existence se bouche, s'enfonce, s'enterre, ou plutôt se terre. Car si je me convertis ainsi au souterrain c'est encore pour m'y réfugier, pour y fuir la double catastrophe extérieure de l'espace : écroulement des choses et assaut sadique de l'Histoire. Sur terre, en effet, c'est le désastre, guerre, sécheresse, ciel éclaté et chu : « Dehors les charniers occupent le lit des fleuves perdus sous la terre. La roche qui se délite est la sour du ciel qui se fend » (p. 64). C'est bien la « terreur » qui conduit alors « sous terre ma semence, l'éclairé et la refroidit» (p. 57). «J'écris, dit encore Dupin. pour enfouir mon or» (p. 55). Au pire du désastre, le sous-sol recueille donc cet «or», cette «semence», ce germe d'être dont nous attendrons au cour de l'ombre le mûrissement et la «déflagration». L'univers souterrain figure ainsi pour nous le site conjugué de l'abolition, de l'abri cherché contre cette abolition, et d'une possible renaissance. Cette dernière valeur s'y affirme d'autant mieux que nous touchons aussi en lui à quelque chose de fondamental, à une vérité première du concret, à cette «énergie» tellurique «de l'informe», ce «creuset de la matière en fusion, des désirs à l'état sauvage » (M. 477) dont Jacques Dupin a merveilleusement montré à propos de Mirô toute la puissance vitale d'expresion'. Dans ses poèmes tout comme dans les tableaux du peintre catalan, la profondeur, formant abri, fomente aussi la transe. Ce souterrain où nous sommes tombés, et où nous côtoyons affectueusement les morts - n'y sommes-nous pas nous-mêmes à demi morts ? -, nous en assumons alors le «chaos initial», en absorbons «l'énergie naturelle», en épousons la qualité volcanique et déferlante, tout en le travaillant de nos mains (« Dedans, sous terre, mes mains broient des couleurs à peine commencées », p. 64), et en l'incisant de nos outils, pour en extraire les moyens humains de notre délivrance. C'est ainsi qu'il faut lire, me semble-t-il. les trois vers suivants qui se placent, dans le très beau poème A l'angle du mur. immédiatement après l'évocation de la chair mordue, de la tour ruinée et de la semence ensevelie :



Et je tutoie les morts, les nouveaux venus.

Celle que j'aime est dans leur camp.

Fourche, flamme et minerai (p. 57).



Tout ce travail ne s'accompagne d'aucun savoir, d'aucun regard. Il se poursuit dans l'absolu de l'ombre, peut-être du sommeil. Être aveugle : ce vou aura pour Jacques Dupin la même importance, la même fonction spirituelle que le désir d'effacement chez un Philippe Jaccottet ou le souhait de brutalité sensible chez un Yves Bonnefoy. Çà et là, par des moyens oniriques différents, se traduit la même utopie d'une sorte de connaissance immédiate, d'un savoir concret et négatif, négatif pour toucher le concret, pour se situer au plus près, au plus ras d'une humilité de l'être. Voyance ou clairvoyance sont ainsi condamnées par Dupin comme sources d'erreur, presque de ruine («Chaque pas visible / Est un monde perdu, / Un arbre brûlé», p. 9); l'aveuglement, lié à la douleur, est au contraire célébré par lui pour sa qualité pénétrante et créatrice («Chaque pas aveugle / Reconstruit la ville, / A travers nos larmes. / Dans l'air déchiré», ibid.). De cette passion du non-voir, normalement associée à la vie souterraine, naissent quelques grands symboles, ainsi celui de l'épervier, oiseau de proie encapuchonné, mais par là même plus lucide que maint chasseur à l'oil ouvert1 - et quelques obsessions centrales, par exemple le refus du regard d'autrui, le besoin d'éteindre devant soi la clarté des sourires, la flamme des visages :



Je marche pour altérer quelque chose de pur.

Cet oiseau aveugle à mon poing

Ou ce trop clair visage entrevu

A distance d'un jet de pierres.

J'écris pour enfouir mon or.

Pour fermer tes yeux (p. 55).



Ces beaux vers, à la fois brutaux et tendres, réunissent dans la logique d'un seul mouvement imaginaire le vou d'adultération, les gestes de l'enfoncement et de la marche, l'appel enfin à une cécité qui frapperait, en moi et hors de moi (en « toi »). toute faculté trop facile d'évidence. L'évidence authentique réside, elle, dans le sourire «piégé», la figure abolie, dans la brèche anonyme, «Son absence de visage et sa seule nudité», dans l'espace nocturne que ne doit éclairer aucune présence amie : « Si par mégarde cette nuit je heurte votre porte, n'ouvrez pas. N'ouvrez pas encore. Votre absence de visage est ma seule obscurité» (p. 69). Et comme, d'autre part, l'obscurité est ma seule richesse, vous ne me servirez qu'en vous effaçant, en vous détournant de moi.

Cet aveuglement, nous pourrons le vivre encore comme une certaine expérience féconde du silence. Pour un poète, qu'est-ce en effet que l'écriture, sinon un tâtonnement cherchant sa voie à travers le champ obscur des mots ? Qu'est-ce que l'expression, sinon une ignorance lancée à la poursuite d'elle-même, et qui se dénouerait en éblouis-sement sans jamais cesser d'être ignorante? Jacques Dupin. qui a vu le langage traditionnel, «la bibliothèque de cailloux», se disloquer puis s'effondrer au fond du «ravin» sous l'effort de son labourage révolté - un labourage qui visait à réveiller l'être à la fois dans les mots et dans les choses (« Langue de pain noir et d'eau pure. / Lorsqu'une bêche te retourne / Le ciel entre en activité», p. 93) - se retrouve aux prises avec un vocabulaire éclaté, foudroyé, presque pétrifié :



Parole déchiquetée.

Pour une seule gorgée d'eau

Retenue par le roc.

Parole déchiquetée.

Fiente du feu perpétuel.

Éclats de la pierre des tables (p. 104) !



Ce produit quasi résiduel de la combustion mentale, ces signes rompus et asséchés, comment les pénétrer à nouveau de vie ? En les faisant participer à la grande alchimie souterraine. Le poète les enfonce donc dans son sous-sol. il les plonge dans l'ombre intérieure où, regonflé de suc. le mot se régénérera. Au contact de la pâte nocturne retrouvée, dans « l'épaississement limoneux du sommeil» où se «ramifient» nos «racines» les plus originelles, le langage se réimbibe d'être ; il y retrouve la saveur, l'ardeur d'un nouveau sens. Le poème s'y construit de lui-même, et le livre également s'y forme, il s'y meut d'une existence étrange qui semble emprunter sa force à la vitalité ignorée des inframondes : « incompulsé, le livre intermittent tourne sans hâte sur ses gonds dans la terre, et chaque page à ton attouchement prend feu, et sa substance se confond avec le surcroît de ta sève, avec le progrès de son sang» (p. 78). Écrire, c'est rompre ainsi le mot pour le recharger - et dans la suite logique de l'acte qui le brise - de mutisme, de nuit, d'incandescence, de hasard, c'est-à-dire de nécessité profonde. « Le tirant d'obscurité du poème / Redresse » alors « la route effacée » (p. 98). Opération aveugle, mais qui reste conduite au cour de son aveuglement par une intuition quasi charnelle des équilibres, des échos, des magnétismes internes du langage : «sorcellerie», dit Jacques Dupin, mariée à une « ingénuité».

Point cependant d'ingénuité plus souveraine que celle qui situe son alchimie dans l'obscurité biologique d'une chair, d'une chair amoureuse. La femme est en effet dans l'univers imaginaire de Dupin une valeur centrale, fascinante, dont la méditation émerveillée occupe maint poème. Son thème se lie à la plupart des images dominantes dont nous avons tenté de déchiffrer l'intention. Nous la savons par exemple associée, de par sa nudité soudain éclatée, à l'écroulement des pierres. Mais du bouleversement elle peut figurer aussi la source orageuse, le foyer :



Sans le tonnerre d'un seul de tes cils

Serais-tu devenue la même

Lisse et insaisissable ennemie

Dans la poussière de la route

Et la mémoire du glacier (p. 94) ?



Futilité fulgurante, qui provoque ici l'apparition dans le corps féminin des deux qualités bénéfiques d'abrupt (le gel, le blanC) et d'évanescence (effacement de la poussière1, volupté lisse de l'insaisissablE). Ce mixte imaginaire se retrouve, sous une forme légèrement différente, en d'autres invocations amoureuses : la femme y résume son essence sous les espèces heureusement conjuguées du mince, de l'aigu, du tranchant, du glissant, et d'un emportement qui évoque 'la disparition ou le naufrage. Ainsi la Herse (p. 81) : «Mon amour, le vent n'était pas plus rapide au milieu de la mer qu'à la surface de ton ongle » ; dans la Superstition (p. 82) : « Plus droite était sa flamme dans leurs yeux, plus acérée, plus blanche était la famine... Et sa voix court parmi ma voix comme une aiguillée de temps pur. » Ou bien la femme supporte plus directement encore l'appel que nous lançons au déchirement et à l'opaque : «Amours anfractueuses, revenez, / Déchirez le corps clairvoyant» (p. 94).

Comprenons bien l'unité de tous ces rôles : fulgurante, déchirante, déchirée, éparse, catastrophique, capricieuse, naufragée, la femme possède toujours ici une vocation bouleversante et négatrice. Entendons qu'elle s'avère capable de nier sa réalité immédiate, et la nôtre, pour nous entraîner avec elle en une sorte d'ouverture annulante où s'égarent toutes nos assurances, mais où se fonde aussi la possibilité d'un contact vrai. Ainsi dans le beau poème intitulé Obsidienne, l'aimée, d'abord définie comme un autre côté, comme une falaise de lumière («en elle l'autre rive est une barre de clarté»), ne se laisse approcher qu'en une suite d'élisions. Sa présence s'accorde sous le mode du pas même, du il ne reste que. Nous la possédons comme une transcendance enfuie ; l'offre la plus brûlante devient ainsi progressive extinction, retrait, autorature :



Notre idylle? L'étonnement, et la fraîcheur, et l'au-delà d'une forêt d'oiseaux dont il ne reste qu'un tison. Pas même un tison, sa brûlure. Aux lieux qu'elle a quittés la lumière s'engouffre. Pas même la lumière (p. 80)...



Mais cette défaillance amoureuse de l'ici se retourne bientôt en un mouvement de retrouvailles. Le recul même de l'aimée permet en effet à l'amant de la rejoindre, parmi l'univers ruiné, mais aussi de l'élan le plus solide, le plus durement voluptueux :



Mais déjà nous ne sommes plus seuls, il ne fait pas tout à fait nuit, dans la forêt, quand je me jette à sa rencontre, parmi les arbres morts, avec un cour noueux et lisse comme le manche des cognées...



Ici complice lumineuse et pourtant quasi évanouie d'un au-delà, c'est-à-dire d'une profondeur d'espace - de «ce tison la distance » -, la femme se lie ailleurs à la rêverie plus obscure d'une substance souterraine, d'un en-deçà, disons d'une transdescendance. Elle s'accorde à la familiarité d'une épaisseur cosmique dont elle provoque le spasme ou recueille la pulsation. La voici devenue porteuse de cet «abîme inférieur que l'on sent gronder sous le sol. sous la peau, derrière l'apparence des choses» (M, 474). Nous reconnaissons et vénérons alors en elle un parfait médium de l'inframonde. Quand elle est totale, déchaînée, quand elle ruine les fausses coquetteries du sentiment, « l'hérésie des grâces et les légendes accrochées aux boucles de la valse», pour jeter la femme, telle «une toute blanche idole», aux «bras» catastrophiques de la «mort» (C. 19), la volupté parvient en effet à réveiller dans les glauques régions de l'en-dessous le sens élémentaire de la crise. D'une crise d'ailleurs encore contenue, à demi sommeillante, plus frissonnante qu'éruptive :



... son étreinte révèle à qui s'abandonne le message à bouche fermée d'un monde en veilleuse. Le cristal artériel... m'apporte l'écho étouffé des remuements, des girations. des heurts, qui ébranlent des fondations sans déraciner les secrets des dessous de la vie... Je sens trembler en elle le grand chaos primitif (C. 17)...



Dynamisme du primordial, de la brutalité informe, qui apporte à la quête masculine son nécessaire contrepoint de nuit et de délire : mais d'une nuit devenue, à travers I amour, humaine et presque lumineuse. Car le noir féminin. Dupin le précise bien, est un «noir exorcisé» : démentie par l'auto-expression, par l'offre personnelle auxquelles elle aboutit, la négation y prend valeur affirmative. La crise sensuelle nous délivre ainsi de ce désordre même qu'elle trahit au jour et qui la soutient, la nourrit de toute son anarchie profonde. Mieux : l'abandon féminin au grand chaos de l'en-dessous constitue peut-être le seul moyen d'accéder au calme étoile de l'altitude, à une paix de l'être. C'est du moins à un tel passage, véritable court-circuit ontologique, que nous permet de rêver le beau tableau suivant :



Une femme en amour devant une fenêtre vide. Des yeux bleu ardent, bleu lanière. Un corps arqué sur le désespoir de son nom. Dehors le grand tumulte harassé des étoiles contre le ciel semble ne plus s'ouvrir, ne plus suspendre l'issue de leur perfection qu'à cette véhémence brouillée de larmes puériles, qu'à ce gémissement, qu'à ce silence (p. 37).



A travers le paradoxe de la plus violente imperfection se rouvrent donc les voies de la Perfection ancienne. « L'aspiration des abîmes supérieurs et de leur mécanique exacte» (M. 474) se recrée à partir d'une incohérente poussée venue du bas. Pas d'échelle symbolique dans ce paysage, comme dans tel tableau de Miré, pour marquer une ascension vers «l'ordre pur des constellations» à partir de notre impureté charnelle ou matérielle. C'est directement, à travers le seul cadre ouvert d'une fenêtre, que s'opèrent pour nous les noces des deux gouffres. Voici donc réofferte la hauteur par l'acceptation passionnée de nos naufrages. Ou comme le dit mieux, et décisivement, Jacques Dupin :

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Jacques Dupin
(1927 - ?)
 
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