Jacques Prévert |
Encore une fois sur le fleuve le remorqueur de l'aube a poussé son cri Et encore une fois le soleil se lève le soleil libre et vagabond qui aime à dormir au bord des rivières sur la pierre sous les ponts Et comme la nuit au doux visage de lune tente de s'esquiver furtivement le prodigieux clochard au réveil triomphant le grand soleil paillard bon enfant et souriant plonge sa grande main chaude dans le décolleté de la nuit et d'un coup lui arrache sa belle robe du soir Alors les réverbères les misérables astres des pauvres chiens errants s'éteignent brusquement Et c'est encore une fois le viol de la nuit les étoiles filantes tombant sur le trottoir s'éteignent à leur tour et dans les lambeaux du satin sanglant et noir surgit le petit jour le petit jour mort-né fébrile et blême et qui promène éperdument son petit corps de revenant empêtré dans son linceul gris dans le placenta de la nuit Alors arrive son grand'frère le Grand jour qui le balance à la Seine Quelle famille Et avec ça le père dénaturé le père soleil indifférent qui sans se soucier le moins du monde des avatars de ses enfants se mire complaisamment dans les glaces du métro aérien qui traverse le pont d'Austerlitz comme chaque matin emportant approximativement le même nombre de créatures humaines de la rive droite à la rive gauche et de la rive gauche à la rive droite de la Seine Il a tant de choses à faire le soleil et certaines de ces choses tout de même lui font beaucoup de peine par exemple réveiller la lionne du Jardin des Plantes quelle sale besogne et comme il est désespéré et beau et déchirant inoubliable le regard qu'elle a en découvrant comme chaque matin à son réveil les épouvantables barreaux de l'épouvantable bêtise humaine les barreaux de sa cage oubliés dans son sommeil Et le soleil traverse à nouveau la Seine sur un pont dont il ne sera pas question ici à cause d'une invraisemblable statue de sainte Geneviève veillant sur Paris Et le soleil se promène dans l'île Saint-Louis et il a beaucoup de belles et tendres choses à dire sur elle mais ce sont des choses secrètes entre l'ile et lui Et le voilà dans le Quatrième ça c'est un coin qu'il aime un quartier qu'il a à la bonne et comme il était triste le soleil quand l'étoile jaune de la cruelle connerie humaine jetait son ombre paraît-il inhumaine sur la plus belle rose de la rue des Rosiers Elle s'appelait Sarah ou Rachel et son père était casquettier ou fourreur et il aimait beaucoup les harengs salés Et tout ce qu'on sait d'elle c'est que le roi de Sicile l'aimait Quand il sifflait dans ses doigts la fenêtre s'ouvrait là où elle habitait mais jamais plus elle n'ouvrira la fenêtre la porte d'un wagon plombé une fois pour toutes s'est refermée sur elle Et le soleil vainement essaye d'oublier ces choses et il poursuit sa route à nouveau attiré par la Seine Mais il s'arrête un instant rue de Jouy pour briller un peu tout près de la rue François-Miron là où il y a une très sordide boutique de vêtements d'occasion et puis un coiffeur et un restaurant algérien et puis en face des ruines des plâtras des démolitions Et le coiffeur sur le pas de sa porte contemple avec stupeur ce paysage ébréché et il jette un coup d'ceil désespéré vers la rue Geoffroy-l'Asnier qui apparaît maintenant dans le soleil intacte et neuve avec ses maisons des siècles passés parce que le soleil il y a de cela des siècles était au mieux avec Geoffroy-l'Asnier Tu es un ami lui disait-il et jamais je ne te laisserai tomber Et c'est pourquoi l'ombre heureuse et ensoleillée l'ombre de Geoffroy-l'Asnier qui aimait le soleil et que le soleil aimait s'en va chaque jour que ce soit l'hiver ou l'été par la rue du Grenier-sur-1'Eau et par la rue des Barres jusqu'à la Seine et là les ombres de ses tendres animaux broutent les doux chardons de l'au-delà et boivent l'eau paisible du souvenir heureux Cependant qu'au-dessus d'eux accoudé au parapet du pont Louis-Philippe le loqueteux absurde et magnifique qu'on appelle le Roi des Ponts crache dans l'eau pour faire des ronds Fasciné par la monotone splendeur de l'eau courante de l'eau vivante sans se soucier du qu'en-dira-t-on il ne cesse de cracher et jusqu'à ce que la salive lui manque offrant ainsi en hommage à sa vieille amie la Seine quelque chose de sa vie quelque chose de lui-même et il dit La Seine est ma sour et comme je suis sorti un jour des entrailles de ma mère elle elle jaillit chaque jour et sans arrêt des entrailles de la terre et la terre c'est la mère de ma mère et la mort c'est la mère de la terre Et il s'arrête de cracher un instant et il pense que la Seine va se jeter dans la mer et il trouve ça beau et il est content et son cour bat comme autrefois et il se retrouve comme autrefois tout jeune avec une chemise propre qu'il enlevait pour faire l'amour et il regarde la Seine et il pense à elle à la vie et à la mort et à l'amour et il crie et il pense à elle à la vie et à la mort et à l'amour et il crie Oh! Seine ne m'en veux pas si je me jette dans ton lit c'est pas des choses à faire puisque je suis ton frère mais pas d'histoires je t'aime alors tu m'emmènes Mais attention quand nous arriverons là-bas tous les deux là-bas à l'instant même qu'on ne connaît pas là où l'eau déjà n'est plus douce mais pas encore salée n'oublie pas le Roi des Ponts n'oublie pas ton vieil ami noyé n'oublie pas le pauvre enfant de l'amour avili et abîmé et dans les clameurs neuves de la mer garde un instant ta tendre et douce voix pour me dire que tu penses à moi Et il se jette à la flotte et les pompiers s'amènent enfin voilà pour lui comme on dit ai simplement dans les Mille et Une Nuits Et la Seine continue son chemin et passe sous le pont Saint-Michel d'où l'on peut voir de loin l'archange et le démon et le bassin avec qui passent devant eux une vieille faiseuse d'anges un boy-scout malheureux et un triste et gros vieux monsieur qui a fait une misérable fortune dans les beurres et dans les oufs Et celui-là s'avance d'un pas lent vers la Seine en regardant les tours de Notre-Dame Et cependant ni l'église ni le fleuve ne l'intéressent mais seulement la vieille boîte d'un bouquiniste Et il s'arrête figé et fasciné devant l'image d'une petite fille couverte de papier glacé Elle est en tablier noir et son tablier est relevé une religieuse aux yeux cernés la fouette Et la cornette de la sour est aussi blanche que les dessous de la fillette Mais comme le bouquiniste regarde le vieux monsieur congestionné celui-ci gêné détourne les yeux et laissant là le pauvre livre obscène jette un coup d'oeil innocent détaché vers l'autre rive de la Seine vers le quai des Orfèvres dorés là où la justice qui habite un Palais gardé par de terrifiants poulets gris juge et condamne la misère qui ose sortir de ses taudis Dérisoire et déplaisante parodie où le mensonge assermenté intime à la misère l'ordre de dire la vérité toute la vérité rien que la vérité Et avec ça dit la misère faut-il vous l'envelopper Et voilà qu'elle jette dans la balance truquée la vérité de la misère toute nue ensanglantée C'est ma fille dit la misère c'est ma petite dernière c'est mon enfant trouvée Elle est morte pendant les fêtes de Noël après avoir longtemps erré au pied des marronniers glacés sur le quai là à deux pas de Chez Vous Messieurs de la magistrature assise levez-vous et vous Messieurs de la magistrature debout approchez-vous Voyez cette enfant de quinze ans Voyez ces genoux maigres ces tristes petits seins ces pauvres cheveux roux ces engelures aux pieds et ces crevasses aux mains Voyez comme la douleur a ravagé ce visage enfantin Et vous Messieurs de la magistrature couchée et bien bordée réveillez-vous D ne s'agit pas d'une berceuse d'une romance Ne comptez pas sur moi pour chanter dans votre Cour D ne s'agit pas d'un feuilleton d'un mélodrame rien de sentimental aucune histoire d'amour D s'agit simplement de la terreur et de la stupeur qui se peint sur le visage de l'enfant et qui serre atrocement le cour de l'enfant à l'instant où l'enfant comprend qu'elle va avoir un petit enfant et qu'elle ne peut le dire à personne pas même à sa mère qui ne l'aime plus depuis longtemps et surtout pas à son père puisque malencontreusement c'est le père qui très précisément est le père de cet enfant d'enfant Sur un matelas elle rêvait et autour d'elle ses frères et sours remuaient en dormant et la mère contre le mur ronflait désespérément Enfin toute la lyre comme on dit en poésie Le père qui travaille aux Halles et qui s'en retourne chez lui après avoir poussé son diable dans tous les courants d'air de la nuit et qui s'arrête un instant en poussant un soupir navré devant la porte d'un bordel fermé pour cause de Haute Moralité Et qui s'éloigne avec dans ses yeux bleus et délavés la titubante petite lueur de l'Appellation Contrôlée Et le voilà soudain ancien colonial si ça vous intéresse et réformé pour débilité mentale le voilà plongé d'un seul coup dans la bienfaisante chaleur animale et tropicale de la misérable promiscuité familiale Et le lampion rouge de l'inceste en un instant prend feu dans la tête du géniteur il s'avance à tâtons vers sa fille et sa fille prend peur... Vous imaginez hommes honnêtes ce qu'on appelle le Reste et pourquoi un soir deux amoureux enlacés sur un banc dans les jardins du Vert-Galant ont entendu un cri d'enfant si déchirant J'étais là quand la chose s'est passée à côté du Pont-Neuf non loin du monument qu'on appelle la Monnaie J'étais là quand elle s'est penchée et c'est moi qui l'ai poussée Il n'y avait rien d'autre à faire Je suis la Misère j'ai fait mon métier et la Seine a fait de même quand elle a refermé sur elle son bras fraternel Fraternel parfaitement Fraternité Égalité Liberté c'est parfait Oh bienveillante Misère si tu n'existais pas il faudrait t'inventer Et le Ministère public qui vient de se lever la main sur le cour l'autre bras aux cieux le cornet acoustique à l'oreille et toutes les larmes de son corps aux yeux réclame avec une émotion non dissimulée l'Élargissement de la Misère c'est-à-dire en langage clair et vu le cas d'urgente urgence et de nécessaire nécessité sa mise en liberté provisoire pour une durée illimitée Et ainsi messieurs Justioe sera Fête attendu que... A ces mots l'enthousiasme est unanime et la tenue de soirée est de rigueur et le grand édifice judiciaire s'embrase d'un magnanime feu d'artifice et il y a beaucoup de monde aux drapeaux et les balcons volent dans le vent et le grand orchestre f rancophilharmonique des gardiens de la paix rivalise d'ardeur et de virtuosité avec le gros bourdon de Notre-Dame des Lavabos de la Buvette du Palais Et la Misère ahurie affamée abrutie résignée entourée de tous ses avocats d'office et de tous ses indicateurs de police est acquittée à l'unanimité plus une voix celle de la conscience tranquille et de l'opinion publique réunies Et solennellement triomphalement reconnue d'Utilité publique elle est immédiatement libéralement légalement et fraternellement rejetée sur le pavé avec de grands coups de pied dans le ventre et de bons coups de poing sur le nez Alors elle se relève péniblement excitant la douce hilarité de la foule qui la prend pour une vieille femme saoule et se dirige en titubant aveuglément vers le calme vers la paix vers le lieu d'asile vers la Seine vers les quais Tiens te voilà qu'es belle et qui m' plais Et la Misère tressaille dans sa vieille robe couverte d'ordures ménagères en entendant cette voix de porcelaine brisée et elle reconnaît Chariot le Téméraire dit la Fuite dit Perd son Temps un de ses plus vieux amis un de ses plus fidèles amants et elle se laisse tomber sur la pierre près de lui en sanglotant Si tu savais dit-elle Je sais dit le raccommodeur de faïences Je sais dit le laveur de chiens Et ce que je ne sais pas je le devine et ce que je ne devine pas je l'invente Et ce que j'invente je l'oublie Alors fais comme moi ma jolie regarde couler la Seine et raconte pas ta vie Ou bien alors parle seulement des choses heureuses des choses merveilleuses rêvées et arrivées Enfin je veux dire des choses qui valent la peine mais pour la peine pas la peine d'en parler Tout en parlant il trempe dans la rivière un vieux mouchoir aux carreaux déchirés et il efface sur le visage de la Misère les pauvres traces de sang coagulé et elle oublie un instant sa détresse en écoutant sa voix éraillée et usée qui tendrement lui parle de sa jeunesse et de sa beauté Rappelle-toi je t'appelais Miraculeuse parce que tu habitais au sixième sur la Cour des Miracles près du Ut il y avait des jacinthes bleues et jamais je n'ai oublié une seule boucle de tes cheveux Rappelle-toi je t'appelais Frileuse quand tu avais froid et je t'appelais Fragile en me couchant sur toi Rappelle-toi la première nuit la première fois les nuages noirs de Billancourt rodaient au-dessus des usines et derrière eux les derniers feux du Point-du-jour jetaient sur le fleuve de pauvres lueurs tremblantes et rouges C'était l'hiver et tu tremblais comme ces pauvres lueurs mais dans le velours vert de tes yeux flambaient les dix-sept printemps de l'amour Et je n'osais pas encore te toucher simplement je regardais le souffle de ton joli corps qui dansait devant ta bouche Rappelle-toi comme nous avons marché doucement sur le pont de Grenelle sans rien dire Et n'oublie pas non plus l'île des Cygnes ma belle avec ses inquiétants clapotis ni la statue de la Liberté surgissant des brouillards du fleuve qui drapaient autour d'elle un triste voile de veuve Rappelle-toi les clameurs du Vel'dTDv* n'oublie pas la grande voix de la foule dispersée par le vent et le pont Alexandre avec ses femmes nues et leurs grands chevaux d'or immobiles cabrés et aveuglés par les phares du Salon de l'Automobile les feux tournants du Grand Palais Et de l'autre côté les Invalides gelés braquant leurs canons morts sur l'esplanade déserte Et comme nous sommes restés longtemps serrés l'un contre l'autre tout près du Pont de la Concorde Rappelle-toi nous écoutions ensemble résonner dans la nuit le doux souvenir des marteaux de l'été quand l'été matinal se hâte d'assembler les charpentes flottantes du décor oriental des Grands Bains Deligny Rappelle-toi nous évoquions ensemble le fou rire des filles franchissant la passerelle leur maillot à la main et les ogres obèses sortant des ministères à midi et qui tentent désespérément d'apercevoir entre les toiles flottantes verticalement tendues un peu de chair fraîche et nue Nue Et ma main a serré davantage ton bras Rappelle-toi Je me rappelle dit la Misère Deux heures sonnaient à la grande horloge de la gare d'Orsay et quand tu m'as entraînée vers la berge il n'y avait pas d'autre lumière que celle d'un bec de gaz abandonné devant le Palais de la Légion d'Honneur Mais le sang pâle et ruisselant du dernier quartier de la lune blessée par un trop rude hiver éclaboussait le paysage désert où se dressaient ensoleillées dans la clarté lunaire d'immenses pyramides de sable et de pierres Tu te rappelles Comme si c'était hier dit le vieux réfractaire et même que tu as dit en souriant Comme c'est beau on se croirait en Egypte maintenant Et c'est vrai que c'était beau ma belle beaucoup trop beau pour ne pas être vrai Et c'était vraiment l'Egypte et c'était aussi vraiment les eaux chaudes et calmes du Nil qui roulaient silencieusement entre les rives de la Seine Et le sang ardent de l'amour coulait dans nos veines Rappelle-toi Tu étais couchée sur un sac de ciment dans un coin à l'abri du vent et quand j'ai posé ma main glacée sur la douce chaleur de ton cour ton jeune sein soudain s'est dressé comme une éclatante fleur au milieu des jardins secrets de ton jeune corps couché caché Et n'oublie pas la belle étoile ma belle celle que tu sais N'oublie pas l'astre de ceux qui s'aiment l'astre de l'instant même de l'éternité l'étourdissante étoile du plaisir partagé Qui pourrait jamais l'oublier Et la Misère souriante et presque consolée regarde la lumière qui baigne la Cité Près d'elle un vieux chien mouillé tressaille en entendant le cri d'un remorqueur saluant encore une fois la fin d'un nouveau jour Et là-haut dans le doux fracas de la vie coutumière la Samar et la Belle Jardinière descendent en grinçant des dents leurs lourds rideaux de fer Sur le quai de la Mégisserie les petits patrons des oiselleries parquent déjà dans leur arrière-boutique les perruches les rats blancs les poissons exotique mais avant de rentrer dans l'ombre horrible un pauvre singe bleu jette un dernier et douloureux regard sur le Pont des Arts où se promène un grand lion rouge furieux Ce grand lion rouge c'est le Soleil qui traîne encore un peu avant de s'en aller Tout à l'heure les flics de la Nuit à grands coups de pèlerine vont venir le chasser Et c'est pour cela qu'il fait la gueule et qu'il n'est pas content et qu'il secoue en rugissant sa grande crinière crépusculaire sur les passants Et les passants se fâchent tout rouge et clignent des yeux Alors le grand lion rouge se marre et il se fout d'eux et il caresse en s'en allant de sa grande patte rousse nonchalamment les reins et les fesses d'une femme qui s'arrête brusquement songeant à son amant et regarde la Seine en frissonnant. |
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Jacques Prévert (1900 - 1977) |
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Portrait de Jacques Prévert | |||||||||
Biographie / chronologieJacques ne veut rien savoir de tout ce qui s'appelle PRISON, il n'aime guère les prêtres et serviteurs d' Église, car cela représente, à ses yeux, le pouvoir autoritaire, la passéisme le plus absolu et le conformisme le plus borné. La violence de l'anticléricalisme prévertien sera souvent rejetée avec dégoût et escamotée au profit de son intérêt pour les enfants, les fleurs ou les petits oiseaux. |
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