Jacques Prévert |
Une hirondelle vole dans le ciel vole vers son nid son nid où il y a des petits elle leur apporte une ombrelle des vers de vase des pissenlits un tas de choses pour amuser les enfants dans la maison où il y a le nid un jeune malade crève doucement dans son lit dans son lit sur le trottoir devant la porte il y a un type qui est noir et qui débloque derrière la porte un garçon embrasse une fille un peu plus loin au bout de la rue un pédéraste regarde un autre pédéraste et lui fait un adieu de la main l'un des deux pleure l'autre fait semblant il a une petite valise il tourne le coin de la rue et dès qu'il est seul il sourit l'hirondelle repasse dans le ciel et le pédéraste la voit Tiens une hirondelle... et il continue son chemin dans son lit le jeune malade meurt l'hirondelle passe devant la fenêtre regarde à travers le carreau Tiens un mort... elle vole un étage plus haut et voit à travers la vitre un assassin la tête dans les mains la victime est rangée dans un coin repliée sur elle-même Encore un mort dit l'hirondelle... l'assassin la tête dans les mains se demande comment il va sortir de là il se lève et prend une cigarette et se rassoit l'hirondelle le voit dans son bec elle tient une allumette elle frappe au carreau avec son bec l'assassin ouvre la fenêtre prend l'allumette Merci hirondelle... et il allume sa cigarette Il n'y a pas de quoi dit l'hirondelle c'est la moindre des choses et elle s'envole à tire-d'aile... l'assassin referme la fenêtre s'assied sur une chaise et fume la victime se lève et dit C'est embêtant d'être mort on est tout froid Fume ça te réchauffera l'assassin lui donne la cigarette et la victime dit Je vous en prie Cest la moindre des choses dit l'assassin je vous dois bien ça il prend son chapeau il le met sur la tête et il s'en va il marche dans la rue soudain il s'arrête il pense à une femme qu'il a beaucoup aimée c'est à cause d'elle qu'il a tué cette femme il ne l'aime plus mais jamais il n'a osé le lui dire il ne veut pas lui faire de la peine de temps en temps il tue quelqu'un pour elle ça lui fait tellement plaisir à cette femme lui il mourrait plutôt que de la faire souffrir il s'en fout de souffrir l'assassin mais quand c'est les autres qui souffrent il devient fou sonné cinglé hors de lui il fait n'importe quoi n'importe où n'importe quand et puis après il fout le camp chacun son métier y en a qui tuent d'autres qui sont tués il faut bien que tout le monde vive Si t'appelles ça vivre l'assassin a parlé tout haut et le type qui l'interpelle est assis sur le trottoir c'est un chômeur il reste là du matin au soir assis sur le trottoir il attend que ça change Tu sais d'où je viens lui dit l'assassin l'autre secoue la tête Je viens de tuer quelqu'un Il faut bien que tout le monde meure répond le chômeur et soudain à brûle-pourpoint Avez-vous des nouvelles ? Des nouvelles de quoi ? Des nouvelles du monde des nouvelles du monde... il paraît qu'il va changer la vie va devenir très belle tous les jours on pourra manger il y aura beaucoup de soleil tous les hommes seront grandeur naturelle et personne ne sera humilié mais voilà l'hirondelle qui revient l'assassin s'en va le chômeur reste là et il se tait il écoute les bruits il entend des pas et il les compte pour passer le temps machinalement 12 345 etc... etc... jusqu'à cent... plusieurs fois... c'est un homme qui fait les cent pas au rez-de-chaussée dans une chambre remplie de paperasses il a une grosse tête de penseur des lunettes en écaille une grosse tête de roseau bien pensant il fait les cent pas et il cherche il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu'un et quand on frappe à sa porte il dit Je n'y suis pour personne il cherche il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu'un le monde entier pourrait bien frapper à sa porte le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson et gémir et pleurer et supplier demander à boire à boire ou à manger qu'il n'ouvrirait pas... il cherche il cherche la fameuse machine à peser les balances lorsqu'il l'aura trouvée la fameuse machine à peser les balances il sera l'homme le plus célèbre de son pays le roi des poids et mesures des poids et mesures de la France et en lui-même il pousse de petits cris vive papa vive moi vive la France soudain il se cogne l'orteil contre le pied du lit c'est dur le pied d'un lit plus dur que le pied d'un génie et voilà le roseau pensant sur le tapis berçant son pauvre pied endolori dehors le chômeur hoche la tête sa pauvre tête bercée par l'insomnie près de lui un taxi s'arrête des êtres humains descendent ils sont en deuil en larmes et sur leur trente et un l'un d'eux paie le chauffeur le chauffeur s'en va avec son taxi un autre humain l'appelle donne une adresse et monte le taxi repart 25 rue de Châteaudun le chauffeur a l'adresse dans la mémoire il la garde juste le temps qu'il faut mais c'est tout de même un drôle de boulot... et quand il a la fièvre quand il est noir quand il est couché le soir des milliers et des milliers d'adresses arrivent à toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire il a la tête comme un bottin comme un plan alors il prend cette tête entre ses mains avec le même geste que l'assassin et il se plaint tout doucement 222 rue de Vaugirard 33 rue de Ménilmontant Grand Palais Gare Saint-Lazare rue des derniers des Mohicans c'est fou ce que l'homme invente pour abîmer l'homme et comme tout ça se passe tranquillement l'homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort et depuis très longtemps il va et il vient dans un triste décor couleur de vie de famille couleur de jour de l'an avec le portrait de la grand-mère du grand-père et de l'oncle Ferdinand celui qui puait tellement des oreilles et qui n'avait plus qu'une seule dent l'homme se balade dans un cimetière et promène en laisse son ennui il n'ose rien dire il n'ose rien faire il a hâte que ça soit fini aussi quand arrive la guerre il est fin prêt pour être crôni et celui qu'on assassine une fois sa terreur passée il fait ouf et dit Je vous remercie me voilà bien débarrassé ainsi l'assassiné roule sur soi-même et baignant dans son sang il est très calme et ça fait plaisir à voir ce cadavre bien rangé dans un coin dans ce coquet petit logement il y a un silence de mort On se croirait à l'église dit une mouche en entrant c'est émouvant et toutes les mouches réunies font entendre un pieux bourdonnement puis elles s'approchent de la flaque de la grande flaque de sang mais la doyenne des mouches leur dit Halte là mes enfants remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité l'hirondelle passe et fronce les sourcils elle a horreur de ces simagrées les mouches sont pieuses l'hirondelle est athée elle est vivante elle est belle elle vole vite il y a un bon Dieu pour les mouches un bon Dieu pour les mites pour les hirondelles il n'y a pas de bon Dieu elles n'en ont pas besoin... l'hirondelle continue son chemin et voit à travers les brise-bise d'une autre fenêtre autour du jeune mort toute la famille assise elle est arrivée en taxi en larmes en deuil et sur son trente et un elle veille le mort elle reste là si la famille ne restait pas là le mort s'enfuirait peut-être ou bien peut-être qu'une autre famille viendrait et le prendrait quand on a un mort on y tient et quand on n'en a pas on en voudrait bien un Les gens sont tellement mesquins n'est-ce pas oncle Gratien A qui le dites-vous les gens sont jaloux ils nous prendraient notre mort notre mort à nous ils pleureraient à notre place c'est ça qui serait déplacé et chacun dans l'armoire à glace chacun se regarde pleurer... un chômeur assis sur le trottoir un taxi sur un boulevard un mort un autre mort un assassin un arrosoir une hirondelle qui va et vient dans le ciel couleur de ciel un gros nuage éclate enfin la grêle... des grêlons gros comme le poing tout le monde respire Ouf il ne faut pas se laisser abattre il faut se soutenir manger les mouches lapent les petits de l'hirondelle mangent le pissenlit la famille la mortadelle l'assassin une botte de radis le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs rue de Tolbiac mange une escalope de cheval tout le monde mange sauf les morts tout le monde mange les pédérastes... les hirondelles... les girafes... les colonels... tout le monde mange sauf le chômeur le chômeur qui ne mange pas parce qu'il n'a rien à manger il est assis sur le trottoir il est très fatigué depuis le temps qu'il attend que ça change il commence à en avoir assez soudain il se lève soudain il s'en va à la recherche des autres des autres des autres qui ne mangent pas parce qu'ils n'ont rien à manger des autres tellement fatigués des autres assis sur les trottoirs et qui attendent qui attendent que ça change et qui en ont assez et qui s'en vont à la recherche des autres tous les autres tous les autres tellement fatigués fatigués d'attendre fatigués... Regardez dit l'hirondelle à ses petits ils sont des milliers et les petits passent la tète hors du nid et regardent les hommes marcher S'ils restent bien unis ensemble ils mangeront dit l'hirondelle mais s'ils se séparent ils crèveront Restez ensemble hommes pauvres restez unis crient les petits de l'hirondelle restez ensemble hommes pauvres restez unis crient les petits quelques hommes les entendent saluent du poing et sourient. |
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Jacques Prévert (1900 - 1977) |
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Portrait de Jacques Prévert | |||||||||
Biographie / chronologieJacques ne veut rien savoir de tout ce qui s'appelle PRISON, il n'aime guère les prêtres et serviteurs d' Église, car cela représente, à ses yeux, le pouvoir autoritaire, la passéisme le plus absolu et le conformisme le plus borné. La violence de l'anticléricalisme prévertien sera souvent rejetée avec dégoût et escamotée au profit de son intérêt pour les enfants, les fleurs ou les petits oiseaux. |
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