Jacques Prévert |
Rassurez-vous braves gens ce n'est pas un appel à la révolte c'est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en l'air comme ça... en titubant... il est saoul il a sur la tête cette coiffure qu'on appelle mitre et tous ses vêtements sont brodés richement il est saoul il roule dans le ruisseau sa mitre tombe c'est le soir ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare sur le trottoir il y a un chien il est assis sur son cul il regarde l'évêque l'évêque regarde le chien ils se regardent en chiens de faïence mais voilà l'évêque fermant les yeux l'évêque secoué par le hoquet le chien reste immobile et seul mais l'évêque voit deux chiens dégueulis... dégueulis... dégueulis... voilà l'éveque qui vomit dans le ruisseau passent des cheveux... ... des vieux peignes... ... des tickets de métro... des morceaux d'ouate thermogène... des préservatifs... des bouchons de liège... des mégots l'éveque pense tristement Est-il possible que j'aie mangé tout ça le chien hausse les épaules et s'enfuit avec la mitre l'éveque reste seul devant la pharmacie ça se passe rue de Rome rue de Rome il y a une pharmacie l'éveque crie le pharmacien sort de sa pharmacie il voit l'éveque il fait le signe de la croix puis plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l'éveque il l'aide... ... il aide l'éveque à vomir... l'autre l'appelle son fils fait le signe de la croix puis recommence à vomir le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la croix aide encore l'éveque à vomir puis fait le signe de la croix et ainsi de suite alternativement signe de la croix et vomissement plus loin derrière une palissade dans une maison en construction ou en démolition enfin dans une maison pour les humains il y a une grande réception c'est la grande réception chez les chiens de cirque la grande rigolade il y en a qui ont apporté des os d'autres des escalopes beaucoup de choses ceux qui ont la queue en trompette font l'orchestre c'est le grand cirque des chiens celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois mais seuls les chiens savent ça devant tous les chiens assis les autres chiens font leur numéro le chien d'aveugle le chien de fusil le chien de garde le chien de berger mais voilà le grand délire et les spectateurs aboient du vrai grand rire le chien de la rue de Rome vient d'arriver il a sur la tête la mitre et il fait le pitre le pitre avec tous les gestes saints le clown chien aboie en latin il aboie au christ il aboie au vendredi saint il dit la messe avec sa queue et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux Notre père chien qui êtes aux cieux... mais le veilleur de nuit se réveille et le monde des chiens s'enfuit le veilleur de nuit se rendort le veilleur de nuit est pris par le rêve rêve de silence rêve de bruits rêve... rue de Rome le ruisseau coule doucement dans son rêve le veilleur de nuit l'entend rêve de ruisseau rêve d'eau rêve de rue rêve de Rome rêve d'homme rêve du pape... rêve de Rome... rêve du Vatican rêve de souvenir rêve d'enfant Rome l'unique objet de mon ressentiment le veilleur de nuit se réveille se réveille en répétant Parfaitement parfaitement Rome l'unique objet de mon ressentiment il se réveille il se lève il se lave les dents répétant répétant Rome l'unique objet de mon ressentiment et le voilà la lanterne à la main le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin son petit bonhomme de chemin le mène à Rome comme tous les autres chemins parfaitement parfaitement à Rome devant le Vatican parfaitement pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour au beau milieu d'une ville peuplée de gens qui ne parlent pas la même langue que lui triste voyage soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons alors il crie au feu mais un Italien lui explique en italien que toujours il y a une petite fumée qui monte dans le ciel quand un nouveau pape est élu le veilleur de nuit n'y comprend rien il hoche la tête et le soir tombe sur la campagne électorale à Rome le pape est élu aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux qui font la gueule en coin ils ne seront pas pape tout est foutu c'est alors qu'au balcon sérieux comme un pape paraît le pape entouré de ses sous-papes .il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare et il étend la main la foule se prosterne la foule cherche sa salive la foule trouve sa salive la foule crache par terre la foule se roule dans son crachat le pape fait avec sa main de pape un geste de pape on ferme la fenêtre et la foule s'en va s'en va par la ville en répétant Ça y est nous l'avons vu nous l'avons touché du regard un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand taulier du Vatican fait le tour de son quartier réservé et puis il rentre au Vatican où fier lui aussi comme un pape son vieux papa l'attend effusions familiales grandes eaux lacrymales le père a une tête de vieux paysan il fume la pipe il est simple hélas hélas la pipe au papa du pape Pie pue on ouvre les fenêtres... on brûle du sucre... on ferme les fenêtres... ce qu'il faut avant tout c'est de la tenue mais tous les ruisseaux mènent à Rome et voilà l'évêque qui surgit en agitant sa crosse son visage est défait comme un vieux lit il titube... l'indignation est générale... le Saint-Père écarte son vieux père qui veut faire à l'évêque un mauvais parti et s'approchant de l'évêque lui dit On dirait que vous avez bu et il le lui dit avec une tellement grandiose expression de mépris que tous les cardinaux en sont glacés jusqu'aux os silence grand silence mais de courte durée car l'évêque est plus ivre que le pape ne le pensait et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel de la rue de lTSchaudé il dit ce qu'il lui plaît de dire Dans tous les cas si je suis saoul c'est pas avec ce que tu m'as payé... tout pape que tu es... mais il éternue parce qu'il a froid à la tête depuis que le chien lui a fauché la mitre Fermez les fenêtres dit le pape un sous-pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont déjà fermées Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion soudain l'évêque Infaillible... tais-toi... tu me fais marrer... face de pet... les choses de la religion... infaillible... il y a de quoi se les mordre... vieil os sans viande j'en ai marre des choses de la religion et puis d'abord pourquoi que tu es pape et pas moi... hein peux-tu le dire... t'as profité de mon voyage pour te faire élire... combinard... cumu- lard... tout ce que tu veux c'est te remplir la tirelire... mais le pape le désigne dramatiquement du doigt Barnabe je vous mets à l'index... alors l'affreux vieillard éclate de rire il est tête nue il se secoue il secoue toute l'eau du ruisseau il éternue il est trempé comme un vieux tampon-buvard abandonné sous la pluie dans la cour d'une mairie triste trempé comme un vieux morceau de pain dans un verre d'eau sale et il hurle et il tonitrue... Ah ! il est bath le pape il est gratiné le pape... et il se vautre il plaisante salement L'index sacré sais-tu où on le met l'index dans la rue de l'Échaudé c'en est trop l'autre affreux vieillard c'est le pape il faut appeler les choses par leur nom un chien c'est un chien un tournesol c'est un tournesol une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg c'est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg le Luxembourg c'est un jardin une fleur c'est une fleur mais un pape qu'est-ce que c'est un affreux vieillard et c'est pour ça que le catholique pratiquant lorsqu'il se rend au cinématographe parlant pour voir documen-tairement le vrai visage du Vatican... c'est pour ça qu'il fait une drôle de tête le catholique pratiquant... ce qu'il imaginait ce n'était pas cet ecclésiastique blême-mais un pape... un homme de nuages... une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue... mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle la dignité l'onction l'extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries toutes ces vaticaneries... ces fétiches... ces gris-gris... ce luxe... ces tapis... ces wagons-salons... ces locomotives d'or... ces cure-dents d'argent... ces chiottes de platine... toute cette vaisselle de riche... toutes ces coûteuses ces ruineuses saloperies... tout cela met le catholique mal à l'aise sur le fauteuil qu'il a payé seize francs et il entend des rires de curieuses réflexions aux places les moins chères des spectateurs se tapent sur les cuisses Vise un peu le Saint-Père comment qu'il est fringue... avec un anneau dans le nez j'te jure qu'il serait complet... c'est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions Hélas... puisqu'il y a des cache-nez... des cache-tam-pons... des caches-cols... des cache-noisettes... des cache-pots pourquoi n'y a-t-il pas de cache-pape... point d'interrogation et plus d'autres questions à chaque question qu'il se pose malgré lui le catholique pratiquant a beau essayer de répondre que la question n'est plus là... la question est là... la question continue d'être en question et remet tout en question devinette chrétienne Aimez-vous les uns les autres Couci couça c'est la réponse il a répondu malgré lui le catholique pratiquant et il a honte quelle drôle de maladie la honte et comme ça rend laid il pleure... il voudrait aimer tout le monde (qu'il dit) il ne peut pas aimer... il ne peut que respecter ou haïr... il pleure mais sur l'écran le pape s'en va en retroussant ses jupons blancs... le film du Saint-Père est terminé voici d'autres actualités des militaires italiens bombardent un village abyssin le catholique pratiquant sent ses larmes se tarir brusquement sent son cour battre amoureusement sent ses poings qui se serrent convulsivement il aime tellement les militaires... les civières... les enterrements... les cimetières... les vieilles pierres... les calvaires... les ossements... à chaque torpille qui tue les « nègres » il pousse un petit gloussement blanc devant les images de la mort la joie de vivre le saisit il voit là-haut dans le ciel tous les frères en Jésus-Christ tous ses frères en Mussolini les archanges des saints abattoirs les éventreurs... les aviateurs... les mitrailleurs... toute la clique de notre seigneur... il est fou de joie... il est content... il grimpe sur son fauteuil à seize francs... il acclame l'escadrille des catholiques trafiquants... il sent monter en lui l'espoir un jour aussi peut-être il versera le sang le sang des pauvres... le sang des noirs... le sang de ceux qui sont vraiment vivants mais l'enthousiasme c'est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant... le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit très malheureux... très catholique... très catholique... très pratiquant se rassoit sur son fauteuil à seize francs le spectacle est permanent... il en aura pour son argent... et le spectacle recommence... voilà les gentils animaux des dessins animés mais ils ne restent pas là longtemps parce que voilà que revoilà le vrai visage du Vatican ça commence par des vues de Rome on montre les quartiers de la ville dans une rue il y a deux hommes personne ne les remarque l'un de ces deux hommes c'est le veilleur de nuit l'autre c'est un Italien qui n'a pas de travail un Romain un Romain avec des pièces au fond du pantalon un Romain qui crève la faim les deux hommes sortent du film personne ne s'aperçoit de leur disparition et là-bas ils continuent à se promener dans Rome le Romain fait des gestes avec la main ces gestes le veilleur de nuit les comprend il n'a pas besoin d'allumer sa lanterne ce sont des gestes pareils aux siens un pour serrer la ceinture un pour montrer les devantures un autre geste avec la main à plat au-dessus du pavé en penchant un peu l'épaule ça veut dire qu'on a des enfants avec les doigts on fait le compte c'est un Romain qui a trois enfants et pas de travail et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes et ils se comprennent très bien avec très peu de mots le Romain et le Parisien Gangster Mussolini Mussolini gangster ils éclatent de rire ils se sont parfaitement compris une grande joie les fait rire Gangster... Mussolini avanti... avanti... à voix basse le Romain chante au veilleur de nuit la chanson interdite Partant pour l'Ethiopie avanti... avanti... les fusils partiront tout seuls c'est moi qui vous le dis qu'ils partent donc tout seuls les fusils qu'ils s'en aillent nous resterons à la maison et quand ils reviendront nous irons les chercher à la gare avec une fanfare le veilleur de nuit ne comprend pas toutes les paroles de la chanson mais il en comprend le sens et il recommence à rire et les deux hommes trouvent d'autres copains un qui travaille chez Fiat à Turin Turin... Turin-cassis... le veilleur de nuit pense à l'apéritif et ça lui donne soif il s'arrête près d'une fontaine il entend le bruit de l'eau il s'assoit il boit il entend l'eau et son rêve le reprend Rome l'unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s'en va vers le Vatican... il ne sait pas d'où ça lui vient mais il a un tas de choses à dire et tout le temps il pensait à ces choses quand il était tout seul auprès du brasero l'hiver la nuit dans son chantier il a un théâtre dans la tête et dès qu'il est seul ça recommence à jouer et c'est des pièces terribles que ça joue pas des tragédies à guirlandes avec des bonzes d'autrefois qui débloquent comme à l'église des histoires de fesses qui riment mais des pièces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes avec du pain avec des chiffres des chiffres... des orages de chiffres... toujours des petites sommes et puis des hommes qui fabriquent... d'autres qui attendent tristement l'autobus sous la pluie des vieux souliers des petites filles qui demandent humblement à crédit chez le laitier des hommes... des femmes... des enfants des hommes... des femmes... des enfants qui se battent contre la misère qui pataugent dans leur propre sang dans le sang et dans la misère dans la misère et dans le sang et sur le sang de la misère des autres se gondcxlent à Venise avec des suspensoirs d'hermine et des dia. niants aux doigts de pied les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit il veut empêcher les cloches de sonner il veut parler il veut crier hurler gueuler gueuler... c'est pour ses camarades qu'il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive devant la porte du Vatican et il s'arrête _. devant la porte il y a des hommes la plume sur la tête la hallebarde à la main ces hommes lui barrent le chemin et lui demandent ce qu'il veut Je viens demander au pape s'il est sourdingue... comprenez je viens lui demander s'il est dur de la feuille et s'il sait lire s'il sait compter... lui demander ce qu'il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il doit être bon comme le bon pain ce qu'il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés... et la garde le laisse passer croyant qu'il s'agit d'un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée où parfois le Saint-Père vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds il passe il traverse les salons tu parles d'un bobinard mon vieil Edmond quel bordel madame Adèle quel boxon monsieur Léon il glisse sur le parquet ciré sa lanterne à la main il glisse si vite qu'on dirait un train et le voilà qui écrase quelqu'un un affreux c'est un affreux vêtu de noir une mèche de pétrole à la place des cheveux la cravate blanche les pieds douteux le veilleur de nuit s'enfuit Laval se relève et s'époussette un valet s'empresse Monsieur le comte et monsieur le comte Laval demande au valet si la mule du pape est visible et comment il faut s'y prendre pour la baiser selon le protocole on amène une mule d'essai et l'homme d'État et la bête restent seuls en tête à tête le veilleur de nuit continuant son exploration arrive dans la grande antichambre près du grand salon de la grande réception... c'est fou ce qu'il peut y avoir de monde qui rampe sur le paillasson un tas de gens connus des gens qui sont quelqu'un des journalistes des hommes de main des valets de pied des écrivains des banquiers des académiciens le veilleur de nuit les écoute ils parlent... ils parlent du nez... de la pluie et du beau temps mais ils parlent surtout argent il y en a qui sont avec leur femme monsieur Déchet avec madame Déchet monsieur Gésier avec madame Chaisière monsieur Pierre Benoit madame Antinéa madame Léon Bailby monsieur Antinous monsieur Salmigondis madame Cora Laparcerie monsieur Deibler et sa veuve grand-papa Doumergue et ses petits-enfants et le petit monsieur tout seul Quenelle de Jouvenel Bertrand monsieur Claude Fûhrer le grand pétopiomane et puis des Léon Vautel... des Clément Daudet... des Brioche la Rochelle des Jab de la Bretelle... des Maur- ras et des Vorace de Carbuceia des Gallus des Henribérot des Gugusses des compères Doriot des de mes deux Kérilis des Pol Morand des Chiappe des Henri Lavedan et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux et les Schneider les de Wendel tous les vieux débris du Creusot tous les édentés carnivores tous les vieux marcheurs de la mort et ces dames leurs dames comme elles sont belles à voir quand on pense à autre chose et qu'on ferme les yeux les propos qu'elles tiennent sont tout à fait savoureux elles parlent du pape et quand elles parlent elles font avec la bouche le même bruit désagréable que lorsqu'elles remuent leur prie-Dieu le jour de la grand-messe des morts à Saint-Laurent pied de porc... Et le pape m'a dit ceci et le pape m'a dit cela et papati et papata... et ces messieurs s'en mêlent Comme je le disais au Saint-Père dit Pol Morand à la douairière Debout les morts et à la douche nous voulons des cadavres propres... oh monsieur Morand vous êtes le roi des cormorans et toujours tellement garnement et la douairière se chatouille le fessier elle voudrait bien se le faire dédicacer soudain elle arrête de se chatouiller et tout le monde arrête de faire ce qu'il faisait tout le monde claque des talons tout le monde rectifie la position Mussolini traverse le salon le voilà l'ennemi du Négus le voilà l'authentique gugusse le voilà le nouveau Poléon il a la drôle de tête de l'homme qui croit que c'est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer. .. il salue tout ce beau monde à la romaine et tout ce beau monde à la romaine le salue. soudain Mussolini aperçoit le veilleur de nuit et s'approche de lui en fronçant les sourcils Alors on ne salue plus Je n'ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit et le Duce est très embêté cet homme seul... ce sans-gêne... cette lanterne peut-être que c'est Diogène on ne sait jamais et le Duce qui ne tient pas à avoir d'ennuis avec l'antiquité entraîne le veilleur de nuit dans un salon plus discret les voilà assis sur une banquette Moi ce que je souhaite dit Mussolini c'est le bonheur de mon peuple Tu l'as dit bouffi... répond le veilleur de nuit et il se met à rire doucement Mussolini est inquiet... soudain il entend du bruit Bon inquiétude grandit te bruit qui inquiète Mussolini vient de dessous la banquette sur laquelle il est assis Ce n'est rien... dit le veilleur de nuit c'est le roi d'Italie il fait les cent pas il s'ennuie Ah bon dit Mussolini Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit Moi aussi dit Mussolini Moi aussi dit venant de dessous la banquette la petite voix du roi d'Italie j'ai rendez-vous avec lui Moi je n'ai pas rendez-vous dit le veilleur je viens comme ça... en touriste Très intéressant le tourisme... extrêmement intéressant reprend Mussolini... le tourisme... mais la grande porte s'ouvre un camerlingue apparaît Au premier de ces messieurs C'est moi dit le roi et il sort mais Mussolini donne au monarque un discret petit coup de pied et le monarque rentre sous sa banquette en hochant tristement la tête Le premier c'est moi dit Mussolini en faisant la grosse voix Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit j'étais là avant vous avanti avanti et il passe la grande porte se referme derrière lui et le voilà en présence de celui qu'on appelle le vicaire de Jésus-Christ il est assis sur son saint siège le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis le Saint-Père leur parle en latin et il les appelle ses brebis Drôle de harem pense le veilleur de nuit... mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent... ... qui se lèvent en poussant des cris... Pesetas Bandera Pesetas Pesetas Pesetas Franco Légère erreur pense le veilleur il comprend qu'il a confondu hommes d'Église avec femmes à barbe et qu'il se trouve en présence des évêques cardinaux archevêques et bedeaux... des révérends pères gras à lard brûlés vifs par le Frente Popuiar dans les souterrains d'Oviedo... et le Saint-Père écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés Ah si tu savais Saint-Père ce que ces barbares nous ont fait ils nous ont coupé les jambes et puis ils nous ont pendus par les pieds ils nous ont plongé la tête dans l'huile d'olive bouillante ils nous ont saignés comme des porcs ah si tu savais Saint-Père combien horrible fut notre mort ils nous ont crucifiés sur des planches avec de sales clous rouilles mais Dieu qui fait bien ce qu'il fait Dieu nous a tous ressuscites et sur son nuage d'acier trempé sainte Tenaille est arrivée sainte Tenaille nous a décloués et nous avons erré dans la montagne emportant les vases sacrés il y avait des fruits sauvages nous les avons apprivoisés... baptisés et puis nous les avons mangés et nous avons marché marché jusqu'à un tout petit village où dans sa grande automobile saint Christophe nous attendait ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait tout nu dans le spider saint Sébastien pleurait ils l'avaient planté de banderilles il ne pouvait pas les enlever sainte Tenaille s'était endormie... pas moyen de la réveiller... saint Sébastien s'impatientait... on est allé chez un médecin... mais la porte était défoncée... toute la maison saccagée et là Saint-Père horreur nous vîmes comme nous vous voyons Saint-Père comme nous vous voyons nous vîmes le médecin et sa dame suspendus à la suspension horreur Saint-Père horreur nous vîmes sur le carreau de la cuisine les trente-deux filles du médecin éventrées par les miliciens horreur Saint-Père horreur nous vîmes un homme étrange qui grelottait on aurait dit un grand poulet un grand poulet qui sanglotait c'était l'ange gardien des jeunes filles plumé vif par les miliciens horreur Saint-Père horreur nous vîmes la bienheureuse sainte Albumine dans une bouteille emprisonnée et tout en haut du haut de l'église la bienheureuse sainte Camomille empalée sur le clocher horreur Saint-Père horreur nous vîmes aussi ... ... mais soudain midi sonne on entend un grand bourdonnement c'est le ventre des prélats espagnols qui grogne qui grogne parce qu'il n'est pas content Bon appétit mes agneaux bon appétit mes brebis vous me direz la suite au dessert dit le Saint-Père et la délégation des malheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle où est préparé le banquet |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Jacques Prévert (1900 - 1977) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Jacques Prévert | |||||||||
Biographie / chronologieJacques ne veut rien savoir de tout ce qui s'appelle PRISON, il n'aime guère les prêtres et serviteurs d' Église, car cela représente, à ses yeux, le pouvoir autoritaire, la passéisme le plus absolu et le conformisme le plus borné. La violence de l'anticléricalisme prévertien sera souvent rejetée avec dégoût et escamotée au profit de son intérêt pour les enfants, les fleurs ou les petits oiseaux. |
|||||||||