Jacques Réda |
Il est tard maintenant. Me voici comme chaque soir Claquemuré dans la cuisine où bourdonne une mouche. Sous l'abat-jour d'émail dont la clarté pauvre amalgame Les ustensiles en désordre, un reflet dur écrase Ma page confondue aux carreaux passés de la toile, Et la fenêtre penche au travers de la nuit où tous Les oiseaux se sont tus, et les mulots sinon les branches Que le vent froisse et ploie, et les plis des rideaux, Et les remous de l'eau contre les berges invisibles. Mais qu'est-ce qui s'agite et crisse en moi, plume d'espoir Qui s'émousse comme autrefois quand j'écrivais des lettres Et que toujours plus flous des visages venaient sourire En filigrane, exténués comme le sens des mots Ordinaires : tu sais la vie est plutôt difficile Depuis qu'Irène - ou bien ne me laissez pas sans nouvelles. Et pour finir ces formules sans poids qui me navraient. Ton père affectionné, ma grande, et tous ces bons baisers Au goût de colle, de buvard et d'encre violette. Non, soudain c'est ma propre image qui remonte et flotte À la surface du papier, sous les fines réglures, Comme le jour où chancelant sur le bord du ponton Parmi les frissons du courant j'ai vu glisser en paix Ma figure sans nom. - L'identité du malheureux N'est pas avec certitude établie - oh laissez-le Dériver ; que son âme avec l'écume du barrage Mousse encore, s'envole et vienne se tapir ici Dans les fentes du plâtre et le grincement de la porte. Alors comprendra-t-on pourquoi les jours se sont noyés L'un après l'autre, jours divers, mais c'est toujours le même, Hier, demain, jamais, qui réapparaît aujourd'hui Et qui me voit rôder de la cuisine aux chambres vides Locataire d'une mémoire où tout est démeublé, Où jusque sous l'évier s'affaiblit l'odeur familière Et, par les dimanches passés au rideau poussiéreux. L'illusion que tout aurait pu de quelque autre manière Conduire à d'autres seuils - mais la même ombre m'attendait. Que reste-t-il dans les tiroirs : quelques cartes postales, Deux tickets de bal, une bague et des photographies Qui regardent au loin à travers de beiges fumées ; Plus pâles chaque jour ces nuages du souvenir M'enveloppent, j'y dors sans poids, sans rêve, enseveli Avec ce cour docile et ponctuel qui fut le mien peut-être, et qu'emporte à présent le rythme de l'horloge Vers le matin du dernier jour qui va recommencer, Déjà vécu, levant encore en vain sa transparence. Si doux, ce glissement du train de banlieue à l'aurore (Quand de l'autre côté du carreau tremblant de buée Le ciel vert et doré grandit sur la campagne humide) Que c'est lui qui m'éveille aussi le dimanche et me mène Jusqu'à l'enclos où j'ai mes tomates et mes tulipes. Autour, dans la fumée et l'odeur aigre des journaux, Songeant à d'autres fleurs, au toit de la tonnelle qui S'effondre, mes voisins obscurs et taciturnes vont, Convoi d'ombres vers la clarté menteuse du matin. À cette heure malgré tant de déboires, tant d'années, Je me retrouve aussi crédule et tendre sous l'écorce Que celui qui m'accompagna, ce double juvénile Dont je ne sais s'il fut mon père ou mon enfant, ce mort Que je ne comprends plus, avec sa pelle à sable, avec Sa bicyclette neuve, et son brassard blanc, son orgueil Tranquille de vivant qui de jour en jour s'atténue Entre les pages de l'album pour ne nous laisser plus Que le goût d'une réciproque et lugubre imposture. Muets, dépossédés, nous nous éloignons côte à côte, Et ce couple brisé c'est moi : le gamin larmoyant Que n'ont pas rebuté les coups de l'autre qui s'arrache À la douceur d'avoir été, quand le pas se détraque Et que l'on est si peu dans le faible clignotement De l'âge, sac de peau grise flottant sur la carcasse Déjà raide et froide où s'acharne, hargneuse, infatigable, L'avidité d'avoir encore un jour, encore une heure Avant de quitter le bonheur débile de survivre. Ne pouvoir m'empêcher de songer à ma mort (si fort Parfois qu'en pleine rue on doit le voir à ma démarche) Alors qu'elle sera la fin d'un autre dont la vie N'aura été que long apprentissage de la mort : Pourquoi cette épouvante et ce sentiment d'injustice ? Qui te continuera, rêve d'emprunt d'où chacun sort Comme il y vint, sans se douter que ce dût être si Terrible de restituer cette âme qui faisait Semblant de s'être accoutumée à nous ? Je me souviens : Un beau soir d'été dans la rue, est-ce qu'il souriait ? Voici qu'il tombe la face en avant sur le trottoir. Autour de lui beaucoup de gens se rassemblent pour voir Comment il va mourir, tout seul, attendant la voiture, Se débattant pour la dernière fois avec son cour Et son âme soudain lointaine où subsiste un reflet De l'improbable enfance, un arbre, un morceau de clôture, Quelques soucis d'argent et peut-être un nom, un visage Effacé mais qui fut l'unique et déchirant amour. Et c'était moi qui m'en allais déjà ; ce sera lui Qui mourra de nouveau quand viendra mon tour ; c'est toujours Tout le monde qui meurt quand n'importe qui disparaît. S'il me souvient d'un soir où j'ai cru vivre - ai-je vécu. Ou qui rêve ici, qui dira si la fête a jamais Battu son plein ? Faut-il chercher la vérité plus bas Que les branches des marronniers qui balayaient le square Sous les lampions éteints, parmi les chaises renversées, Quand le bal achevé nous rendit vides à la nuit ? Les fleurs que l'on coupa pour vos fronts endormis, jeunesses Qui dansiez sans beaucoup de grâce au milieu de l'estrade Au son rauque du haut-parleur, dans un nuage de Jasmin, de mouches, de sueur, les yeux tout ronds devant Les projecteurs cachés entre les frondaisons dolentes, Les fleurs, las voyez comme en peu d'espace les fleurs ont Glissé derrière la commode où leur pâle couronne Sans musique tournoie avec les cochons du manège, L'abat-jour en émail, les remous sombres du ponton. Je ne revois que des cornets déchirés, des canettes Dans l'herbe saccagée, et des guirlandes en lambeaux, Et l'urne de la tombola brisée sous les tréteaux, Et l'obscur espace du tir d'où plumes et bouquets Ont chu dans la poussière. Et voici les objets perdus Dans le tiroir que personne après moi n'ouvrira plus Pour réclamer en vain cette lettre qui manque, mais Pour rire d'un portrait de belle prise dans l'ovale Et levant d'impuissantes mains jusqu'à son dur chignon Quel tenace et triste parfum d'oubli monte, s'attarde Avec les cloches du matin qui rôdent sous les branches Et la cadence de l'horloge au-dessus du réchaud. Au loin dans le faubourg où finissent toutes les fêtes Une dernière fois l'ivrogne embouche son clairon. En bâillant, cheveux dénoués, la belle ôte ses bagues ; Au fond de l'insomnie où m'enferme le bruit des mots, Son épaule de miel est-ce le jour qui recommence, Son silence l'espace où vont éclater les oiseaux ? |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Jacques Réda (1929 - ?) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Jacques Réda | |||||||||
Biographie / OuvresJacques Réda est né à Lunéville en 1929. Après des études inachevées de droit, il monte à Paris en 1953. Il y sera membre du comité de lecture des éditions Gallimard, avant de devenir rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française de 1987 à 1995. Grand Prix de poésie de l'Académie française en 1997, il sera également récompensé de la bourse Goncourt de la poésie en 1999. |
|||||||||