Jean Froissart |
Pour le XIV siècle, le monument essentiel de l'histoire en français est constitué par la masse gigantesque des Chroniques de Jean Froissart, que nous avons déjà rencontré comme poète. Né à Valenciennes, sans doute en 1337, Froissart quitte en 1361 le Hainaut pour l'Angleterre, où il est pendant huit ans le protégé de sa compatriote la reine Philippa, épouse d'Edouard III. Pendant cette période, il compose surtout des poèmes, mais, si l'on interprète correctement son propre témoignage, au moment où il débarque en Angleterre, cela fait quatre ou cinq ans déjà qu'il réunit des matériaux touchant « les guerres de France et d'Angleterre » et qu'il compile la chronique du chanoine de Liège Jean le Bel. L'année même de son arrivée, il offre à la reine Philippa le résultat de ce travail, un « livre », peut-être en vers, qui est la première ébauche des Chroniques. Sa protection et son soutien matériel lui permettent de poursuivre son enquête. A la mort de la reine (1368), il s'installe en Hainaut où il s'attire la protection du duc Wenceslas de Brabant, fils du roi de Bohême Jean de Luxembourg et frère de l'empereur Charles IV, et où il achève en 1373 pour Robert de Namur la première version du Premier Livre des Chroniques. Nommé la même année curé des Estinncs-au-Mont grâce à Gui de Châtillon, comte de Blois, qui sera son mécène aussi longtemps que sa fortune le lui permettra et lui obtiendra plus tard un canonieat à Chimay, il rédige à sa demande une deuxième version du Premier Livre, puis le Second, et enfin, après un voyage à la cour du comte de Foix et de Béarn Gaston Phébus, le Troisième Livre des Chroniques (1389). Il écrit aussi dans les années 1380 son roman Méliador. Malgré l'accueil aimable du roi Richard II, un voyage en Angleterre en 1395 le laisse sur la déception de ne plus y retrouver le monde de sa jeunesse. Rentré en Hainaut, il rédige le Quatrième Livre et refond entièrement la première partie du Premier Livre des Chroniques. D meurt à une date inconnue, postérieure à 1404. Cette carrière dans la mouvance de mécènes successifs qui assurent à l'écrivain, très tôt respecté et admiré, sécurité matérielle, mais aussi, grâce à des bénéfices ecclésiastiques, indépendance, n'est pas sans évoquer celle de Machaut. Le poids des cours et des amitiés princières y est très sensible, mais l'écrivain travaille malgré tout en fiée lance et n'est pas encore le fonctionnaire que seront ses successeurs bourguignons du XV siècle. Froissart chroniqueur a souvent été jugé avec une injuste sévérité. On lui a reproché son manque de profondeur et de sens politique, son goût du spectacle plus que de l'analyse, une adhésion irréflécliie aux préjugés de la noblesse, une fascination et une admiration dénuées de sens critique pour les fastes et les valeurs chevaleresques, dont les événements mêmes qu'il rapporte montrent pourtant l'inconsistance, la vanité, l'inadéquation à l'évolution de la société, du jeu politique, de l'art militaire et du même coup, inévitablement, l'hypocrisie. Ces critiques témoignent d'une certaine incompréhension. Froissart cherche à dégager le sens des événements et, pour y parvenir, il s'inspire des méthodes de composition et d'écriture du genre littéraire qui à son époque est par excellence porteur de sens : le roman. Le malentendu vient de là : ce qui est romanesque dans ses Chroniques est ce qui est porteur de sens. D'autre part, on ne peut qu'être confondu par ses efforts et par son travail. Travail d'enquête d'abord : il voyage en Angleterre, en Ecosse, en Italie, en Béarn, toujours anxieux de rencontrer des témoins et des acteurs des événements, de recueillir et de confronter leurs témoignages. Ainsi, il corrige la version d'origine castillane des événements d'Espagne qu'il a recueillie à la cour de Gaston Phébus en 1388-1389 grâce aux renseignements qu'il obtient du Portugais Fernando Pachéco, rencontré l'année suivante en Zélande. Travail de rédaction ensuite : il donne plusieurs versions successives du Premier Livre, chacune marquée par une perspective, une ambition, des choix particuliers. Et même chaque nouvelle copie faite sous sa direction est l'occasion de modifications et de remaniements en fonction de son destinataire. De ce double travail, il sait donner un aperçu en se mettant en scène avec vivacité et habileté comme enquêteur et comme écrivain. Il évoque ses voyages, ses rencontres, et l'essentiel du Livre III est occupé par le récit de son voyage en Béarn et de sa collecte d'informations en chemin comme à la cour d'Orthez. Souvent il explique au lecteur pourquoi il regroupe les faits de telle façon, pourquoi il s'interrompt à tel moment pour revenir en arrière. Il se tire avec honneur de ses morceaux de bravoure et il est, pour le dire d'un mot, d'une lecture des plus agréables. Enfin, au fil de l'écriture et des rédactions successives, Froissart évolue. L'unité de ses Chroniques n'est qu'apparente. Elle ne repose que sur la continuité chronologique d'un récit qui couvre les trois quarts du XIVe siècle, de 1325 à 1400. Mais cette continuité, dont l'impression est augmentée par l'énormité de l'ouvrage et le débit amazonien de la narration, cache des fractures essentielles. Le Livre I, conservé par un nombre particulièrement élevé de manuscrits (plus de cinquantE), est à part. Au départ, il ne se veut qu'une compilation et une continuation de la chronique de Jean le Bel, dont il reproduit des chapitres entiers, parfois remarquables, d'ailleurs, comme ceux qui relatent la première campagne d'Edouard III contre les Ecossais. Mais Froissart a travaillé à ce Livre I, l'a récrit, l'a remanié jusqu'à la fin de sa carrière en même temps qu'il écrivait les suivants. Il couvre à lui seul une période de plus d'un demi-siècle et s'ouvre sur des événements antérieurs de plus de dix ans à la naissance de Froissart pour s'achever sur des événements contemporains du moment même où il écrit. A l'inverse, les deux derniers livres sont très différents et ont chacun leur caractère propre. Le Livre III, dans lequel le récit du voyage en Béarn enchâsse celui des événements dont Froissart s'est informé à cette occasion, tire de cette structure particulière un caractère autobiographique accusé et transforme le chroniqueur en mémorialiste. Le Livre IV, débordant largement le cadre initial des guerres franco-anglaises, tente avec une ambition nouvelle de saisir dans la synchronie les fils enchevêtrés de la géopolitique à l'échelle du temps en couvrant l'ensemble des grands événements du monde et en en montrant les liens. La simple perspective diachronique, le simple enchaînement temporel, linéaire, des effets et des causes, y cèdent la place à la vision de l'intercausalité simultanée des événements dans leur foisonnement et leur complexité. A ce regard nouveau plus rien ne paraît simple. Un certain scepticisme et une certaine sévérité se font jour, qui gagnent rétrospectivement le Livre I, dont Froissart rédige une ultime version (manuscrit de RomE) plus brève, plus sobre, moins complaisante, plus pessimiste. Comme l'observe G. Diller, « le chroniqueur décèle maintenant la dissimulation, la ruse et l'intérêt personnel derrière le geste héroïque, autrefois admirable et exemplaire ». En même temps, Froissart vieillissant médite sur lui-même et sur son ouvre, de plus en plus conscient de ce qui profondément unit tout ce qui a fait sa vie, ses poèmes et ses Chroniques, ses rencontres, ses protecteurs, ses voyages, les événements auxquels il a été mêlé, ceux qu'il a racontés, ce long travail qui aura été son plaisir et sa gloire. Il faut lire - il faudrait lire tout entière - la page admirable sur laquelle s'ouvre le Livre IV : Or considérez entre vous qui le Usez, ou le lirez, ou avez lu, ou orrez lire, comment je puis avoir sçu ni rassemblé tant de faits desquels je traite et propose en tant de parties. Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune, dès l'âge de vingt ans (...) et si y ai toujours pris grand'plaisance plus que a autre chose (...). Aussi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière (...) et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai, car comme plus y suis et plus y laboure, et plus me plaît. Car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et continuant il s'y nourrit parfait, ainsi, en labourant et ouvrant sur cette matière je m'habilite et délite. Au lecteur qui ne se laisse pas éblouir par la fresque grandiose, brillante, vivante et sanglante qu'elles placent sous ses yeux, les Chroniques de Froissart révèlent le mûrissement d'un esprit, d'une pensée et d'un style. |
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Jean Froissart (1337 - 1404) |
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Portrait de Jean Froissart | |||||||||
BiographiePoète et chroniqueur français. Entre 1361 et 1369, Froissart séjourna en Angleterre au service de Philippa de Hainaut, devenue reine par son mariage avec Édouard III. Après la mort de celle-ci, il se retira à Valenciennes. Ordonné prêtre, il obtint une cure près de Mons. Il fréquenta la cour des ducs de Brabant, fut chapelain de Beaumont et chanoine de Chimay. Il voyagea en France, en Italie, aux |
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