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Jean Orizet



Alphabet de la dépossession - Poéme


Poéme / Poémes d'Jean Orizet





CHEMIN

Je marche à la conquête d'oxygène sur des chemins déjà trop balisés. J'ai dans mon sac le nécessaire pour survivre une heure ou deux, pas plus. Les routes les mieux fréquentées sont au-dessus de moi avec leurs fumeux sillages qui seront vite dispersés pour s'inscrire sur les seuls radars. Il reste quelques champignons sur les bas-côtés du rêve mais la plupart sont vénéneux. D'autres solitaires vont marcher plus loin, plus haut, dans ces pays où l'air est rare et la graisse rance. Es rapportent de leurs expéditions des albums de visages grimaçants, quelquefois de sourires auxquels manquent des dents.



DÉPOSSESSION

Ce soir les enfants jouent dans l'herbe. Ils ne croient pas à la mort, et la nuit se fait complice des beaux éclats de rire. Présente dans la maison, leur grand-mère a choisi d'être invisible. Les enfants savent son goût pour les voyages. « Elle accompagne, pensent-ils, l'exil des hirondelles au moment où l'été pâlit. Dès le printemps, elle sera de retour avec les fleurs que nous lui apporterons près de la petite église où, le dimanche, elle s'ennuyait un peu à écouter le prêtre bégayer dans son sermon. » Cette nuit les enfants joueront dans leur sommeil et, en rêve, ils entendront cette grand-mère leur murmurer à l'oreille: « Comment pouviez-vous croire que je vous quitterais un jour? »

24 septembre 1988



ÉRAFLURE

L'éraflure est notre lot. Nous voilà superficiels jusque dans la blessure. L'écorché vif n'est plus de mise et la grande douleur se cultive en secret. Tout se raye, crisse et s'écaille sur la chair, la tôle et le bois: partitions de nos maladresses, de nos gestes inaboutis. Où sont les grands iconoclastes et les sublimes destructeurs? Nous nous griffons les uns les autres, pareils à des enfants malhabiles qui cherchent leur présence au monde en tâtonnant ; mais ce sont des enfants aux ongles encore tendres. La futilité de nos coups de patte est à l'image de nos désirs.



FANTAISIE

Pour animer le décor j'écris: le ciel cloue des nuages rapiécés sur l'automne, déchire le tableau où il était mal peint, se noie dans le premier fleuve qui passe. Pour changer la métaphysique je demande: quelle est la différence entre l'arbre et la pieuvre? Le feu a-t-il moins soif que la terre où il brûle? Est-il bon d'interdire à la nuit de rêver? Pour me distraire un peu je fais pousser des fleurs dans les yeux des volcans, joue à saute-mouton sur le dos des baleines et prends conseil auprès des taupes sur la façon de s'enterrer vivant.



FANTÔME



J'ai le choix entre mes fantômes : ceux qui me parlent de billes en terre ou de bateaux en papier, ceux qui pèsent à mes épaules quand je monte l'escalier, blanchissent mes cheveux, agrippent mes paupières. D'autres, les plus nombreux, essayent de me vendre une mort habitable avec tout le confort souhaité. Ils n'ont ni suaire ni chaîne. Le seul château qu'ils puissent hanter reste à bâtir avec la pierre de mes rêves. Sans patrie, sans descendance, mes fantômes sont des voleurs d'état civil, des faussaires de la mémoire.



MASQUE

Besoin d'inventer ma vie, de jouer avec des masques. Les uns sont maculés d'un sang séché d'oubli, les autres, noircis de fumée pour faire écran aux assauts de la parole. Je tente d'unifier l'horizon où se trament des métamorphoses. Champion de l'aspérité, je combats les paraboles trop lisses, les mensonges trop séduisants. Je cherche à découvrir l'enfance des typhons, le rhésus des orages. La destruction venue, je me fais l'archéologue du quotidien paisible ou affamé.



MIGRATION

J'abrite un peuple d'oiseaux que la mémoire accompagne sur les flèches des migrations. Ecoutez l'air froissé de plumes qui voyagent. Je prends forme à l'aire d'envol pour me fondre dans un nuage et pousser l'ouragan vers d'autres continents. Je pars et ne pars pas avec les oies sauvages, les cigognes, les cormorans. La pluie sur un mirage alourdit mon parcours, mêlant aux équateurs des jardins de banlieue. Je noie mon passeport au fond des hémisphères et je me rêve absent, à peine de retour.



MUR

Les murs sont de nouveaux zèbres, race non répertoriée d'animal que tout code génétique a fui. Sur leur peau se dessine l'alphabet de la colère, la litanie du désespoir, l'accidentel de l'imaginaire. Leur langage crypté correspond à la seule grille que sécrète le partage d'un esprit éclaté. Qui voudrait être le berger de ce troupeau de murs au message incompréhensible ? Quand des peuples entiers se découvrent passe-murailles, les murs sont-ils autre chose que les éponges de l'ennui?



STALACTITE

Paradoxe des stalactites : elles naissent où le mouvement s'interrompt quand leur vie est ce mouvement même. Elles sont l'image aiguë des contraires. Le grain lisse et rugueux traduit bien ce temps qui les sculpte : il coule en se contractant et remonte à sa source en plongeant vers l'abîme. A regarder les stalactites barrer l'espace du dessous, je vois le tracé d'existences allant de l'eau à la pierre et de l'air libre à la prison dont nous sommes les architectes.



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Jean Orizet
(1937 - ?)
 
  Jean Orizet - Portrait  
 
Portrait de Jean Orizet

Ouvres

Après avoir pratiqué le métier de journaliste, Jean Orizet devient le cofondateur, en 1969, de la revue Poésie 1 et travaille comme éditeur aux éditions du Cherche-midi. Ecrivain, voyageur et humaniste, ses textes, dont 'L' Attrapeur de rêves' ou 'La Cendre et l'étoile', lui permettent de figurer au rang des poètes les plus importants de sa génération.

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