Jean Orizet |
PRÉSENCE DU LICHEN Le lichen porte en lui le champignon et l'algue ; il est donc de terre et d'eau. Sa complexité n'a d'égale que sa résistance; sa résistance est moins grande que sa discrétion. Il supporte sans se plaindre la chaleur et le froid, le très sec et l'humide. Rien ne peut altérer les nuances de ses verts. Il sait vivre partout : sur l'arbre, le rocher, la tuile. Aimable ponctuation végétale, il allie l'exubérance tropicale à la construction rigoureuse de la fougère, sa lointaine cousine. Le lichen est du nord aussi bien que du sud. Il me semble que, tout ayant disparu à la surface de la terre, seul le lichen aura su préserver son espèce au secret d'une anfractuosité. Par lui, peut-être, survivrons-nous. FOUGÈRES AMBIGUËS Clairière inondée de printemps. Par la genèse des crosses mêlant au végétal l'animal, les fougères naissantes hésitent entre les règnes. Feront-elles jaillir la feuille ou bien la griffe ; ont-elles dans leurs spores un avenir muet ou, par quelque cerveau, un regard sur le monde ? D'abord, les formes sont lovées, pliées en elles-mêmes, roulées vers l'intérieur; nul ne pourrait dire encore de quel élan naîtra l'espèce. Lentement le soleil nourrit leur évolution, A bien observer ces noyaux d'entrelacs, je vois se révéler une faune qui rampe, vole et nage: cobras, pythons pointant la tête, sauriens guettant leurs proies, scorpions prêts à frapper, vampires et chauves-souris assoiffées de sang ou de sève tandis que poulpes et pieuvres fourbissent d'élastiques bras. Voici d'autres créatures fabuleuses ou disparues : gargouilles de cathédrales, hippogriffes, dinosauriens. Tout un monde impatient d'éclore. Jusqu'au bout le doute sera permis ; mais par un effort de lumière le végétal triomphera, rejetant ses monstrueux visages dans les limbes de l'ouf originel, annulant toute ambiguïté génétique. Quand la fougère déplie ses frondes, le bigarré tend vers l'harmonie, l'équilibre devient la loi. Chaque élément de la feuille est une feuille en réduction ; chaque feuille en réduction est tissée d'autant de feuilles qui font elles-mêmes une plante. Naine ou arborescente la fougère se démultipbe, réversible et ilLmitée. Jeune, elle était un monde hybride ; épanouie, elle prend, au-delà des espèces, la forme d'un mouvement perpétuel et pur. TERRE D'IRLANDE Dans le Kerry, ces petites fleurs jouant dans les bruyères ou taquinant l'écaillé des lichens: campanules, digitales, buissons de roses mousseuses, éclatent sur la lande en fragiles soleils. Le vent, par des rafales de nuages bousculés, fait se croiser les paysages dévoilés en plans successifs, laisse apparaître des croissants d'argent sur la mer, masque puis révèle des îles. Protégées par les fougères, quarante nuances de vert papillonnent au gré d'une lumière habile à flouer le regard. Suspendu entre ciel et eau, le cri rouillé des goélands sait tenir la nuit à distance. SOIF DES CHÊNES Souvent je vais marcher dans cette forêt d'Yveline, ainsi nommée par les Gaulois pour son abondance en eau. Là, il m'arrive de passer devant un chêne énorme, à l'harmonieuse futaie, que chacun, dans le pays, connaît sous le nom de « Chêne frisé ». Il est jeune de plusieurs siècles et sûrement l'héritier d'autres chênes poussés là bien avant lui ; oui, jeune, car à chacune de mes visites il semble plus vigoureux, doté de branches nouvelles que surmonte une frondaison plus drue. J'éprouve alors l'étrange sensation, moi qui dans l'intervalle ai gagné quelques rides et beaucoup de cheveux blancs, que cet arbre a le pouvoir d'inverser le cours du temps, repoussant celui-ci vers sa source. Ce qui me détruit augmente en lui sa puissance ; quand la vieillesse et la mort me guettent, il tend vers la maturité. Et s'il était indestructible? S'il était un de ces chênes symboles de la Divinité qu'avaient adopté les druides, jadis maîtres en cette forêt, cour de la nation Carnute ; cela n'expliquerait-il pas sa presque immortalité? Voilà pourquoi je regarde, fasciné, ce chêne au bord du chemin, croyant voir en lui le tenant d'une inconcevable jouvence. Non loin de cet arbre immuable, sur une hauteur proche du village, se dresse la « Pierre ardoue », table de sacrifice élevée par ces mêmes Carnutes. A la différence des dolmens-tombeaux, celui-ci est un bloc de grès extrait d'une carrière éloignée pour être transporté ici au prix d'un rude effort (d'où Fétymologie latine arduum). Il s'agit là d'un autel expiatoire posé sur quatre pierres fichées, dans une orientation d'est en ouest, où les prêtres immolaient animaux et prisonniers afin de se concilier les faveurs de Teutatès, dieu de la chasse et de la guerre. Autour de la « Pierre ardoue » poussent encore les sapins et les chênes toujours couverts du gui sacré, remède à tous les maux. Le sol moussu qui, selon la loi des druides, n'était jamais retourné pour ne pas offenser les puissances divines, est maintenant piétiné par les promeneurs. Mais ils ne se doutent de rien. En regardant de plus près la bruyère au pied du mégalithe, ils verraient qu'elle est tachée de sang... un sang que boivent aussi les chênes? AMITIÉ DU BAOBAB Sur la savane d'Afrique des femmes fïères, leur charge vissée sur la tête, marchent vers l'infini des baobabs. Ces torses puissants aux bras grêles coupent l'horizon voilé d'un vent de sable en ce matin de saison sèche. Certains pourraient avoir, dit-on, plus de mille ans. Leurs branches torturées, comme pour fouailler le ciel, sont si semblables à des racines qu'ils paraissent pousser à l'envers. Le baobab est d'abord plante nourricière et l'homme l'utilise de la naissance à la mort. Enfant, il se nourrit de lalo, feuilles réduites en poudre; adulte, il cuit les jeunes pousses, mange la pulpe de son fruit, tresse des filins dans l'écorce et, de la décoction des graines, soigne toutes ses maladies. Quand il sent venir la fin, le griot, pour ne pas souiller le sol de son cadavre, se glisse à l'intérieur du tronc, sarcophage aérien qui saura, par une étrange vertu, préserver sa dépouille plus longtemps que le havre des cimetières. Totem protecteur et sacré, trait d'union entre l'ici et l'au-delà, ainsi veille sur son peuple noir le baobab. Mieux que la mandragore à forme humaine jaillie de la semence des pendus, ce géant n'est-il pas le fils d'une insémination divine qui ferait de lui le véritable arbre de vie. Peut-être même est-il cet impossible homme-arbre tout aussi tourmenté que celui dessiné à la plume par Jérôme Bosch : étrange créature ligneuse dont le visage seul est humain tandis que le corps - peuplé d'êtres vivants - et les jambes - reposant sur deux barques au fil de l'eau - sont des troncs difformes d'où partent des rejets, eux-mêmes piqués d'oiseaux. Ce parallèle entre le baobab africain, nourrice des vivants puis protecteur des morts et cet homme-arbre du flamand « faizeur de diables » n'est-il pas surprenant? Ne dirait-on pas qu'ils s'appbquent l'un et l'autre à offrir un aspect inquiétant pour mieux dissimuler leur tendresse et leur don de soi? Une telle connivence entre le végétal et l'humain me paraît symboliser le désir permanent du retour aux origines dans une fusion des formes de vie qui habite chacun d'entre nous depuis le jour où il est né. EUCALYPTUS DE PATMOS Pour moi l'eucalyptus est lié à l'idée de sacré, sans doute parce que les plus beaux qu'il m'ait été donné de voir ont poussé en des lieux investis d'une dimension spirituelle. L'un d'eux est Patmos, petite île des Spo-rades où saint Jean l'Évangéliste exilé par les Romains sur cette colère de lave à peine refroidie reçut de Dieu le message de l'Apocalypse et le transcrivit pour nous. Je passai là un été lumineux, logeant dans un de ces cubes d'un blanc immaculé que sont, à Patmos, les maisons. Celle-ci était nichée au pied du monastère de Saint-Jean le Théologue, qui domine le village de Chora, lui-même surplombant l'île. Chaque après-midi je descendais au port. Au lieu de prendre la route construite depuis peu, j'empruntais l'ancien chemin muletier, longtemps seul moyen d'accès au village. Pendant le premier kilomètre, ce chemin n'était bordé d'aucune végétation, d'aucun arbre - l'île, dans son ensemble, présentant un aspect plutôt aride. Au fur et à mesure qu'on se rapprochait de l'ermitage de Saint-Jean, apparaissaient les eucalyptus avec leur frondaison vert-argent si frémissante. D'abord de taille moyenne, ils devenaient de plus en plus grands aux abords de la grotte. L'association se fit naturellement dans mon esprit entre l'existence de ces arbres particulièrement beaux autour du sanctuaire et le rôle de protection et d'ornement qui semblait leur avoir été dévolu par quelque divin décret. Sans doute les eucalyptus devenaient-ils également, sans que j'en eusse conscience, le symbole de cette parole de Dieu à l'Évangéliste: « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le commencement et la fin. » BANIAN DE MADRAS A Madras, dans le parc de la Société Théoso-phique, se dresse un banian: il est censé être le plus vieux du monde. Son immobilité n'est qu'apparente; siècle après siècle il se déplace en se multipliant selon un cycle végétatif qui s'exerce de bas en haut comme de haut en bas: les racines, jaillissant vers la lumière, deviennent troncs, branches, et celles-ci, redescendant vers le sol pour y pénétrer, s'y font racines à leur tour, lesquelles engendreront d'autres troncs, d'autres branches aussi. Des fûts se dressent, s'entrecroisent et l'arbre, doucement, forge sa propre cage dont il est à la fois l'otage et le gardien ; mais jamais celle-ci ne pourra l'enfermer puisqu'il saura bientôt créer une autre cage. Dans ce lacis végétal vit un peuple de serpents et d'oiseaux dont les petites morts suspendues entre terre et ciel sont les seuls repères possibles à notre perception d'infirmes voulant piéger la durée, face au temps ligneux du banian qui, dans le lent secret des sèves, s'engendre de lui-même pour agrandir sans fin en une cathédrale baroque l'espace de son mouvement. |
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Jean Orizet (1937 - ?) |
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Portrait de Jean Orizet | |||||||||
OuvresAprès avoir pratiqué le métier de journaliste, Jean Orizet devient le cofondateur, en 1969, de la revue Poésie 1 et travaille comme éditeur aux éditions du Cherche-midi. Ecrivain, voyageur et humaniste, ses textes, dont 'L' Attrapeur de rêves' ou 'La Cendre et l'étoile', lui permettent de figurer au rang des poètes les plus importants de sa génération. |
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