Jean Racine |
Acte IV, Scène . - Bérénice, Titus. BÉRÉNICE Hé bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne? Il faut nous séparer; et c'est lui qui l'ordonne. TITUS N'accablez point, Madame, un prince malheureux. Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m'agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. Rappelez bien plutôt ce cour, qui tant de fois M'a fait de mon devoir reconnaître la voix. Il en est temps. Forcez votre amour à se taire; Et d'un oil que la gloire et la raison éclaire, Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Vous-même contre vous fortifiez mon cour : Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa faiblesse, A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse; Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout l'univers reconnaisse sans peine Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer. BÉRÉNICE Ah! cruel, est-il temps de me le déclarer? Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée. Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois, Quand je vous l'avouai pour la première fois? A quel excès d'amour m'avez-vous amenée! Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée, Où vas-tu Rengager, et quel est ton espoir. Ne donne point un cour qu'on ne peut recevoir. » Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce cour voudrait dépendre? Tout l'Empire a vingt fois conspiré contre nous. Il était temps encor : que ne me quittiez-vous? Mille raisons alors consolaient ma misère : Je pouvais de ma mort accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout l'empire romain, Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main. Leur haine dès longtemps contre moi déclarée M'avait à mon malheur des longtemps préparée. Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel Dans le temps que j'espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre père expiré, Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux, Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous. TITUS Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire. Je pouvais vivre alors et me laisser séduire. Mon cour se gardait bien d'aller dans l'avenir Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. Je voulais qu'à mes voux rien ne fût invincible; Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible. Que sais-je? j'espérais de mourir à vos yeux Avant que d'en venir à ces cruels adieux. Les obstacles semblaient renouveler ma flamme, Tout l'Empire parlait; mais la gloire, Madame, Ne s'était point encor fait entendre à mon cour Du ton dont elle parle au cour d'un empereur. Je sais tous les tourments où ce dessein me livre; Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon cour de moi-même est prêt à s'éloigner; Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. BÉRÉNICE Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille serments D'un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle, M'ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n'écoute plus rien; et pour jamais, adieu. Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous? Que le jour recommence et que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus! L'ingrat, de mon départ consolé par avance, Daignera-t-il compter les jours de mon absence? Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. Acte V, Scène . - Titus, Bérénice, Antiochus. Bérénice, se levant. Arrêtez, arrêtez. Princes trop généreux, En quelle extrémité me jetez-vous tous deux! Soit que je vous regarde, ou que je l'envisage, Partout du désespoir je rencontre l'image. Je ne vois que des pleurs, et je n'entends parler Que de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler. {A Titus.) Mon cour vous est connu, Seigneur, et je puis dire Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'Empire. La grandeur des Romains, la pourpre des Césars N'a point, vous le savez, attiré mes regards. J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée. Ce jour, je Pavoûrai, je me suis alarmée : J'ai cru que votre amour allait finir son cours. Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours. Votre cour s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes. Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes, Ni que par votre amour l'univers malheureux, Dans le temps que Titus attire tous ses voux Et que de vos vertus il goûte les prémices, Se voie en un moment enlever ses délices. Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour, Vous avoir assuré d'un véritable amour. Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste, Par un dernier effort couronner tout le reste. Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus. (A Antiochus.) Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous- [même Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime Pour aller loin de Rome écouter d'autres voux. Vivez, et faites-vous un effort généreux. Sur Titus et sur moi réglez votre conduite. Je l'aime, je le fuis : Titus m'aime, il me quitte. Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. Adieu : servons tous trois d'exemple à l'univers De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse Dont il puisse garder l'histoire douloureuse. Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas. (A Titus.) Pour la dernière fois, adieu, Seigneur. ANTIOCHUS Hélas! |
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Jean Racine (1639 - 1699) |
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