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A CHACUN SON ILLUSION : REMARQUES SUR LE QUIPROQUO


Poésie / Poémes d'Jean-Baptiste Poquelin





Orgon : Je suis votre valet, et crois les apparences. Mme Pernelle : Mon Dieu, le plus souvent, l'apparence déçoit. (Tartuffe, IV, 3)



L'univers propre de la comédie se caractérise par une incertitude sur les paroles, les attitudes et les actions humaines, incertitude dont le quiproquo apparaît dans le théâtre de Molière comme une manifestation particulièrement aiguë. Loin de n'être qu'un procédé mécanique mis en ouvre pour créer une situation stéréotypée, il acquiert ainsi une valeur emblématique, d'autant plus qu'aux situations de quiproquo représentées directement devant les spectateurs s'ajoutent les récits de quiproquo et les discussions dont il fait l'objet. Certains personnages, constamment en porte-à-faux, semblent même incarner un thème dont on aurait pu penser qu'il n'existait qu'en action.



1. L'importance du thème

Dépassant les limites du simple procédé drama-turgique auxquelles J. Scherer l'assigne en y voyant un cas de « faux-obstacle »', le quiproquo doit être considéré comme un véritable thème, qui permettra de définir, au-delà de ses propres caractéristiques, certains traits de l'écriture dramatique de Molière.

Pour atteindre ce but, une délimitation terminologique est nécessaire. On a souvent identifié le quiproquo avec toute méprise, avec toute erreur sur une situation, un fait, ou une personne. Dès le XVIIème siècle, après avoir désigné d'abord une erreur de remèdes (c'est le seul sens que donne Riche-leT), le mot reçut une extension assez large. On lit dans Furetière : « Qui pro quo se dit aussi par extension de toutes sortes d'autres affaires : toute cette intrigue est venue d'un malentendu, d'un qui pro quo, d'une lettre donnée pour une autre ». Littré, de façon plus brève, indique': « Méprise qui fait qu'on prend une personne ou une chose pour une autre. Situation qui en résulte ».



Disposant d'une grande latitude, les études sur le théâtre classique forgent leurs propres définitions, restreignant ou étendant, selon les cas, le phénomène. Comme J. Scherer, pour qui le quiproquo, faux-obstacle type, englobe toute méprise, toute équivoque, toute tromperie, P. Lerat inscrit le quiproquo sur fond de méprise : « Le quiproquo est le cas le plus célèbre de méprise : la confusion entre les personnes »2. Le quiproquo n'a alors d'autre spécificité que celle de son objet.

L'étude du quiproquo comme effet et marque des difficultés de communication suppose qu'on se donne des critères limitatifs pour définir le terme, sans négliger d'autre part les cas qui s'écartent du modèle ainsi construit afin d'analyser le thème dans ses différentes manifestations. Nous appellerons donc quiproquo pur la méprise ou l'incompréhension bilatérale inaperçue, ou la situation qui en résulte. Comme le dit Angélique, « je connais que vous avez parlé d'une personne, et que j'ai entendu une autre » {le Malade imaginaire, I, 5). Au cours des répliques où ils échangeaient calmement des remarques sur le futur époux d'Angélique, les deux personnages se trouvaient en situation de quiproquo. Leur accord apparent reposait sur un désaccord profond. Dans d'autres situations, un désaccord superficiel recouvre un accord fondamental.

Tension artificielle ou accord apparent, le quiproquo s'établit entre deux personnages inconscients tous deux de leur méprise réciproque. C'est ainsi une incompréhension au second degré : moins une méprise que la méconnaissance d'une méprise.



En toute logique, le quiproquo n'existe que pour un « spectateur » extérieur à la situation et capable de discerner le malentendu. Il n'est pas nécessaire que certains personnages de la pièce en soient avertis et le mentionnent4 ; il suffit que le public ait connaissance du décalage. Cette condition ne doit d'ailleurs pas être trop restrictive : il y a quiproquo lorsque la résolution de la méprise fait prendre conscience du malentendu jusqu'alors inaperçu. Même lorsqu'il n'est pas vraiment reconnu, l'existence d'un quiproquo est souvent vraisemblable. C'est ainsi que Chrysalde, dans L'Ecole des femmes, s'étonne de l'attitude d'Arnolphe et de son insistance à contraindre Horace au mariage que celui-ci refuse (V, 7). Sans que le spectateur sache qu'Agnès et la fille d'Enrique sont une seule et même personne, il se rend compte qu'il n'est pas en possession de tous les éléments de la situation-ou, en toute rigueur, il peut s'en rendre compte. La familiarité du public avec l'univers de la comédie, qui abonde en reconnaissances et en surprises, doit le rendre plus sensible encore à l'éventualité d'une méprise.



Pour déterminer l'importance quantitative du phénomène dans l'ensemble de l'ouvre théâtrale de Molière, toutes les pièces ont été examinées, à l'exception de La Jalousie du Barbouillé et du Médecin volant, soit une trentaine de pièces. Selon qu'on applique les critères limitatifs avec plus ou moins de rigueur, on trouve vingt-huit ou trente exemples, répartis sur quatorze ou seize pièces, soit à peu près la moitié du corpus5 (c'est L'Ecole des femmes qui en présente le pluS). Le nombre de quiproquos est donc assez limité. Or Molière ne présente nullement un univers où l'on communique facilement, où l'on accède aisément à la vérité des choses. Formulons une hypothèse paradoxale : ce sont la toute-puissance de l'apparence et l'assurance mal fondée des personnages qui pourront le mieux expliquer l'usage limité que Molière fait du quiproquo pur.

Comme le fait remarquer Dom Alvar à Dom Garcie, « Nos passions nous font prendre souvent /Pour chose véritable un objet décevant » (Dom Garcie, IV, 7). Bien des personnages sont chez Molière guidés par une passion unique, qui les aveugle. Il n'y a pas vraiment besoin de méprise double pour qu'ils restent enfermés dans le malentendu : au quiproquo pur, Molière associe des formes dégradées, unilatérales, qui suggèrent chez certains personnages, pour lesquels les causes de méprise semblent se multiplier à l'infini, une forme de délire interprétatif.



2. Un univers trompeur : les causes du quiproquo



Langage, circonstances, ignorance d'identité, travestissements et tromperies, passions et traits psychologiques, autant d'éléments propres à entraîner, d'une manière ou d'une autre, des quiproquos.



A) Le langage



Dans la mesure où l'enquête a été poursuivie sur les pièces comme textes, il est naturel de s'intéresser d'abord au langage. De façon remarquable, à une époque où sa fonction de communication est soulignée par des ouvrages comme la Logique de Port-Royal et la Grammaire générale et raisonnée qui l'a précédée, le langage se prête au plus haut point à la confusion et au malentendu. Le théâtre, à la fois représentation et caricature du monde, semble fournir une splendide illustration anticipée de la nécessité qu'affirmera le Père B.Lamy de « représenter toutes les principales idées, ou Traits du Tableau que l'on a formé dans son esprit »7. La comédie, où les paroles peuvent acquérir une nette autonomie8 , apparaît un peu comme le lieu par excellence, aussi bien de ce jeu de représentation et de communication des idées, que de ses difficultés et de ses échecs. Or ce sont ces échecs de la communication qui nous intéressent ici.

Méprise et quiproquo peuvent provenir de la polysémie de l'énoncé. Deux éléments entrent ici en jeu : une qualité propre aux paroles prononcées, et un défaut d'interprétation qui est à mettre au compte du personnage à qui elles s'adressent. Prenons le cas d'un discours métaphorique ; pour peu que le message soit reçu comme littéral par son destinataire et que l'erreur d'interprétation échappe à l'interlocuteur, on aura bien affaire à une double méprise. C'est sur ce modèle que se déroule le dialogue entre Agnès et l'entremetteuse. La jeune femme raconte à Arnolphe comment une « vieille charitable » est venue plaider la cause d'un jeune homme que la jeune femme avait «blessé» :



Moi, j'ai blessé quelqu'un ! fis-je tout étonnée.

- Oui, dit-elle, blesse, mais blessé tout de bon,

Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.

- Hélas, qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?

Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?

- Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,

Et c'est de leurs regards qu'est venu tout le mal.

- Hé, mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde.

Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?

(II, 5)



Agnès n'aperçoit pas son erreur, puisqu'elle rapporte en toute innocence le dialogue à Arnolphe. Rien n'indique que l'entremetteuse se soit de son côté rendu compte du décalage.9

Une telle polysémie résulte de causes diverses, liées aux formes rhétoriques de l'expression : métaphores de la phraséologie amoureuse, auxquelles l'entremetteuse a tout naturellement recours en accomplissant sa fonction ; réticence et euphémisme, comme dans Dépit amoureux (Albert et Polidore font référence à ce qui les préoccupe en employant, par une sorte de synecdoque, des termes généraux : « la nouvelle », « une telle injure », etc. [III, 4]) ; ironie, qui introduit par exemple la brouille passagère entre Mariane et Valère dans Tartuffe :



V.- Et quel est le dessein où votre âme s'arrête, Madame ?

M.- Je ne sais.

V.- La réponse est honnête.

Vous ne savez.

M.- Non.

V.- Non ?

M.- Que me conseillez-vous ? lez-vous ?

V.- Je vous conseille, moi, de prendre cet époux. (11,4)

Alors que le jeune homme souhaite entendre un refus net et une protestation d'amour, c'est une demande de conseil qui lui est adressée. Les deux personnages s'arrêtent ou feignent chacun de s'arrêter au sens littéral des énoncés de l'autre.

Si certains énoncés sont rendus équivoques par leurs caractéristiques propres, le contexte engendre à l'occasion des quiproquos : le décalage des références crée un malentendu entre deux personnages. Que l'on songe à la manière dont Lélie et Célie se jettent à la figure « l'époux » de cette dernière pour convaincre l'autre de trahison (Sganarelle, se. 20).



B) Les circonstances



L'ambiguïté des mots ou des énoncés est en général soulignée, sinon même introduite, par les circonstances. Si le quiproquo est fondé sur l'interprétation de signes, leur multiplication favorise la formation de quiproquos. Molière donne avec Sganarelle le modèle d'une pièce où le hasard accumule les situations compromettantes. Chaque personnage élabore une « connaissance des faits » fondée sur l'apparence, et que les confrontations ne remettent jamais en question. Ainsi sont réunies les conditions d'ambiguïté suffisantes pour l'apparition du quiproquo : Lélie et Sganarelle parlent de la femme de ce dernier, Lélie et Célie de l'époux de celle-ci, sans s'apercevoir qu'ils ne parlent pas de la même personne. L'emploi d'un même mot par les deux personnages crée l'illusion d'un accord. Le quiproquo est alors la mesure de l'incapacité des personnages d'instaurer une communication, de faire se rencontrer leurs univers respectifs. Quand Argan veut marier sa fille avec Thomas Diafoirus, il se trouve qu'Angélique veut épouser Cléante. De la sorte, au moment où Argan parle de mariage, le mot, par un jeu de références individuelles, déclenche chez le malade imaginaire et sa fille des séries d'associations totalement divergentes, mais dont l'émergence, la notion de mariage, ne leur permet ni à l'un ni à l'autre de s'interroger sur la valeur réelle de leur communication. Dans une touchante stichomythie, ils entonnent les louanges du prétendant jusqu'à ce qu'un détail plus précis fasse enfin entendre un son discordant et brise l'illusoire harmonie.

Cet exemple est en quelque sorte emblématique. Tout au long du développement du quiproquo on voit s'accumuler, à travers des remarques extrêmement significatives, les indices qui doivent mettre en garde le public. Dès le début de la scène, Argan souligne à son insu le phénomène de choc des contextes individuels : la nouvelle surprenante qu'il a annoncée ne produit pas l'effet escompté ; Angélique rit, car elle s'attendait précisément à ce que Cléante la demandât en mariage. Son père ne prononçant aucun nom, la jeune fille peut se méprendre. L'effet de surprise manqué est l'une des marques du quiproquo.



Argan explique l'attitude de sa fille comme la réaction au mot de mariage : cette insistance constitue encore pour le spectateur une sorte de signal. Angélique souligne de son côté le rôle du hasard dans l'enchaînement qui a abouti à la situation où elle se trouve engagée avec son père :

Je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande qu'on vous a faite est un effet de l'inclination que, dès cette première vue, nous avons prise l'un pour l'autre.

Comprenant enfin la méprise, Angélique donne une définition du quiproquo : « C'est, mon père, que je connais que vous avez parlé d'une personne, et que j'ai entendu une autre ». (I, 5)

Le procédé doit beaucoup à la tradition. On a toutefois l'impression que le dramaturge a une telle conscience de ses moyens qu'il peut le porter à une forme de perfection sur deux plans : le texte présente le développement de la situation tout en marquant, comme en un commentaire, ses étapes ; en même temps, cette page apparaît comme une réserve au quiproquo pur, procédé trop net, trop facile à jalonner, et trop explicitement mécanique. Le soin mis par Molière à élaborer le quiproquo tient aussi du jeu, d'un jeu qui soulignerait précisément le caractère ludique et automatique de la situation. Il y aurait ainsi une corrélation entre l'emploi relativement limité du quiproquo proprement dit et le fait que le quiproquo prend chez Molière un sens et une valeur autres que mécaniques.



C) Ignorance ou changement d'identité



Circonstances en quelque sorte canoniques de la comédie, le changement et l'ignorance d'identité appartiennent au romanesque, qui a exercé une si forte influence sur le genre : ils introduisent un facteur supplémentaire de complexité, contribuant à accroître le taux d'incertitude. Ils forment une composante essentielle du contexte favorable au quiproquo.

Avec Arnolphe, ce n'est pas le romanesque qui intervient, mais la dénonciation, elle aussi traditionnelle, des aspirations nobles d'une certaine bourgeoisie. Le nom noble du vieillard, qui se fait appeler M. de La Souche, permet le premier quiproquo, très bref, de L'Ecole des femmes, au cours duquel Horace raconte à Arnolphe, qui se réjouit d'entendre une anecdote de barbon trompé, ses bonnes fortunes, jusqu'à ce que le jeune homme, montrant le logis d'Agnès, lui révèle que le vieillard en question n'est autre que lui-même. Peut-être faut-il voir dans le thème du barbon amoureux ridicule, ici associé au quiproquo, la traduction dramaturgique d'une condamnation d'ordre social.

Dans la même pièce, le quiproquo final repose sur l'ignorance de l'identité d'Agnès. En somme, Horace refuse d'épouser celle qu'il aime, tandis qu'Arnolphe, croyant faire obstacle au mariage du jeune homme avec Agnès, voudrait le contraindre à épouser cette dernière, situation aberrante, qui repose sur l'ignorance du fait qu'Agnès et la fille d'Enrique sont une seule et même personne.



D) Déguisements et tromperies



Créant volontairement la méprise, tromperies et travestissements ne sauraient provoquer directement le quiproquo. Cependant, ils peuvent en être indirectement la cause, lorsque deux personnages sont entraînés dans une double méprise par les machinations d'un tiers, comme dans la scène du «revenant» {L'Etourdi, 11,4) qui ressortit à une tradition de la farce. Mascarille vient d'annoncer à Anselme la mort de Pandolfe. Lorsque Anselme rencontre ce dernier, il le prend pour un fantôme, tandis que l'autre le considère en revanche comme fou. Les deux personnages sont en quiproquo. Domestiques, comme Maître Jacques (L'Avare, IV, 4 et 5), marquis, comme Dorante (Le Bourgeois gentilhomme, IV, 1), ou dieu, comme le Jupiter d'Amphitryon, tous ceux qui trament quelque intrigue peuvent faire naître un quiproquo.

De même des travestissements viennent perturber les relations entre des personnages qui les ignorent. Le cas le plus typique est celui de Dépit amoureux. Se faisant passer pour Lucile, Ascagne, jeune fille travestie en homme, a épousé en secret Valère, d'où deux séries de quiproquos entre Valère et Lucile d'une part, et entre Valère et Eraste (qui aime Lucile et en est aimé) d'autre part.



E) Difficultés de communication ; causes psychologiques et passionnelles



A toutes ces causes matérielles et contextuelles s'ajoutent les difficultés de communication, plus liées aux dispositions psychologiques, lesquelles dépassent souvent chez Molière les stéréotypes de la comédie. L'impossibilité pour la plupart des personnages d'interpréter énoncés et comportements hors de leur contexte individuel souligne de façon traditionnellement pessimiste l'égocentrisme des caractères représentés, qui les entraîne souvent dans les quiproquos.

Au niveau le plus fruste, c'est le dialogue de sourds, fondamentalement comique, mais aussi révélateur de l'incompréhension entre les êtres. Ainsi, Arnolphe, tout préoccupé de ses déboires amoureux, monologue sans voir le notaire, qui croit pour sa part dialoguer avec Arnolphe (Ecole des femmes, VI, 2). Bien que ce soit Arnolphe en personne qui ait mandé le notaire, il le renvoie comme un importun, et ce dernier en tire la conclusion que son interlocuteur est fou : « Je pense qu'il en tient, et je crois penser bien ». Sous une forme bouffonne, le thème de la folie se manifeste ici dans le sillage du quiproquo.

A un autre niveau, on voit les personnages entraînés par leurs passions ou menés à la méprise par un trait de leur personnalité, et faire naître des quiproquos. Telle est, entre autres causes, l'origine du long quiproquo entre Harpagon et Valère (L'A vare, V, 3). Harpagon accuse son intendant d'avoir dérobé sa cassette, sans préciser le crime qu'il lui reproche. Valère a effectivement une forme d'abus de confiance à se reprocher, puisqu'il est entré au service du vieil avare pour se trouver plus près d'Ëlise. Or la passion dominante d'Harpagon engendre un vocabulaire métaphorique où Valère peut reconnaître celui de l'amour paternel, interprétation naturellement erronée, mais qui l'empêche de s'interroger véritablement sur le crime dont on l'accuse :



V.- Quand vous m'aurez ouï, vous verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites.

H.- Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi, mon sang, mes entrailles, pendard ?

V.- Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains.



La même métaphore de l'amour filial prend ici deux dimensions différentes, puisque Harpagon y recourt d'une manière que seul son attachement viscéral à l'argent justifie. Il est de fait si entêté de sa passion que, même après la résolution du quiproquo pour Valère, il restera persuadé qu'il tient en celui-ci le criminel qu'il cherchait. Valère sait déchiffrer ce qui agite réellement le père irrité : « ce n'est pas votre passion qui jugera l'affaire » (je soulignE). Le langage d'Harpagon, qui assimile l'argent à son enfant (équivalence que la psychanalyse a depuis pleinement mise en lumièrE), lui est dicté par un attachement pathologique à l'or qui l'empêche de prendre sa conversation pour ce qu'elle était vraiment, un quiproquo, et l'enferme dans la méprise.



A côté de la passion, les dispositions intellectuelles ou les traits de personnalité constituent des foyers favorables au quiproquo. Agnès, par exemple, n'est ni monomaniaque, ni folle. Mais l'éducation qu'elle a reçue l'a maintenue dans une ignorance profonde des usages du monde et des choses de l'amour. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'elle se méprenne aux paroles de l'entremetteuse. A l'inverse, celle-ci est bien incapable de concevoir une pareille innocence chez une jeune femme : entre les deux femmes, aucune communication réelle n'est possible. La célèbre scène du ruban repose sur le même type de décalage. Agnès ne comprend pas à quel supplice elle soumet Arnolphe par ses hésitations, et surtout par ses commentaires suspensifs : « Le...», «Je n'ose./Et vous vous fâcherez peut-être contre moi», ou encore : «Il m'a pris... Vous serez en colère» (II, 3). Face à la jeune femme innocente, Arnolphe connaît (troP) les travers du monde, et son expérience se double de la peur du cocuage. L'innocence d'Agnès fait obstacle : elle ne saurait se représenter l'objet réel des craintes d'Arnolphe ' '. Toutes les conversations entre les deux personnages sont le lieu de petits quiproquos : Arnolphe lit dans les répliques d'Agnès des sous-entendus que celle-ci n'y met pas et perçoit encore moins!



Il ne faudrait pas sous-estimer cette dimension « psychologique » et passionnelle. Très tôt présente dans le théâtre de Molière13, il semble qu'elle prenne peu à peu de l'importance. L'avarice d'Harpagon le retient dans la méprise. Mais Molière va plus loin : en l'absence de tout signe authentique, un quiproquo naît parfois de la seule passion ou d'une faiblesse de caractère. Lorsque Clitandre veut se concilier l'appui de Bélise pour obtenir la main d'Henriette, il lui déclare :



Souffrez, pour vous parler, madame, qu'un amant

Prenne l'occasion de cet heureux moment,

Et se découvre à vous de la sincère flamme...



Bélise l'interrompt pour le tancer : « Ah ! tout beau, gardez-vous de m'ouvrir trop votre âme » et poursuit :



Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,

Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements.

(I,4)



Clitandre, prenant tout de suite conscience de la méprise, sort d'un quiproquo très bref, mais vrai. Les vers de Clitandre ne présentent pas d'ambiguïté réelle : il faudrait qu'un élément extérieur vînt justifier l'interprétation de Bélise, qui est en fait invraisemblable. La situation, qui fournit à l'énoncé ce contexte sans lequel il ne saurait avoir de sens, restreint le choix interprétatif. Seule la folie de Bé-lise, soulignée à plusieurs reprises dans la pièce par Ariste et Chrysale, rend compte de son comportement : Bélise refuse de sortir de sa méprise, que Cli-tandre lui signale, et s'obstine à voir dans les dénégations du jeune homme et le nom d'Henriette un stratagème galant et romanesque. Bélise intériorise en quelque sorte le quiproquo. Ce mécanisme permettrait de rendre compte de ce qui se produit dans Dom Garcie de Navarre, où le malheureux prince, affecté d'une jalousie pathologique, fait fond sur toute parole, tout geste, tout événement, pour reprocher à Done Elvire son infidélité. Encore qu'il ne s'agisse jamais de quiproquos à proprement parler, les méprises successives de Dom Garcie sont extrêmement révélatrices de la puissance des causes psychologiques. Non qu'il n'y ait effectivement, dans ce cas, des signes. Il y a bien un fragment de lettre, au sens apparemment accusateur (11,4,5,6). Il y a bien cette silhouette de cavalier (en réalité Done Ignés costumée en hommE) aux côtés de Done Elvire (IV, 7,8,9). La jalousie est la passion la plus propre à s'arrêter aux apparences, et Dom Garcie accepte tous les signes, voire transforme tout en signes, comme autant de preuves de son infortune. Mais c'est en même temps la violence de cette passion qui, tout en faisant de lui un être de méprise, l'empêche de laisser se développer des quiproquos, par une hâte à accuser en découvrant aux autres son savoir partiel et ses interprétations fautives.



Il serait irréaliste de prétendre isoler dans tous les cas une cause unique du quiproquo. Signes trompeurs, contexte et éléments psychologiques et passionnels sont les composantes d'un réseau causal.



L'importance relative de chaque cause varie avec les quiproquos particuliers. On peut établir une corrélation entre le genre de la comédie et les causes majeures du quiproquo dans la pièce. Les enchaînements automatiques de circonstances et les signes matériels se multiplient dans les comédies farcesques, comme dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire1*. Inversement, les passions ou les éléments de caractère dominent dans les comédies plus psychologiques, sans d'ailleurs qu'on puisse toujours classer les pièces ou les quiproquos dans un seul genre. Si les réactions d'Arnolphe, et surtout sa peur obsessionnelle du cocuage, ressortis-sent à la farce, le quiproquo entre l'entremetteuse et Agnès évoque la comédie d'intrigue et tient des jeux de langage précieux ; les sous-entendus où Ar-nolphe se complaît n'y sauraient prétendre.

Les formes extrêmes de l'élément psycho-passionnel - passions exclusives, obsessions, manies, folie - ont finalement des effets paradoxaux : intériorisant à la fois le quiproquo et ses causes, elles rendent inutile la présence d'autres signes, et transforment le quiproquo en méprise unilatérale sans résorption possible. A son paroxysme, le quiproquo s'abolit dans un délire interprétatif solipsiste.



3. Quand le voile se déchire : la résolution du quiproquo



Le moment où le quiproquo se dissipe constitue une étape d'autant plus importante que certains quiproquos n'apparaissent au spectateur qu'à travers elle (quiproquos rétroactifs ou rétrospectifS). Surtout, c'est cette étape qui permet de mesurer l'extension de phénomène.



A) Résorption totale simple



Le cas le plus simple est celui où l'un des personnages se rend compte, ou de sa méprise, ou de celle de l'autre, et le dit a son interlocuteur. Cette forme de résolution donne lieu à plusieurs variantes. Angélique ne s'aperçoit de sa propre erreur qu'au moment où son père explique, avec quelque retard : « Hé bien, c'est le neveu de Monsieur Pur-gon ». La jeune fille éclaire alors son père sur le malentendu : « je connais que vous avez parlé d'une personne, et que j'ai entendu une autre ». Il suffit à Amolphe d'un pronom pour être éclairé sur les propos d'Agnès, et lui dénoncer, en retour, l'illusion dans laquelle elle était plongée. Agnès, le remerciant de vouloir la marier le soir-méme, s'exclame : « Hélas ! que je vous ai grande obligation/ Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction ! » Amolphe avait seulement oublié de préciser qu'il était lui-même l'époux qu'il lui destinait !



B) Résolution partielle



Tous les personnages qui se rendent compte d'un quiproquo ne jugent pas utile d'aviser leurs interlocuteurs de leur découverte. Cette forme de résorption partielle est l'une des plus fréquentes.

Nous avons vu comment l'emploi systématique d'expressions générales créait un quiproquo entre Albert et Polidore {Dépit, 111,4). Finalement Poli-dore rend explicite le motif de sa contrition et apprend ainsi à Albert que son fils Valère a épousé secrètement Lucile. Si ce coup l'affecte, Albert se garde bien alors de dévoiler son propre secret, laissant Polidore croire qu'ils ont parlé de la même chose.

D'une manière voisine, Amolphe, qui comprend tout à coup qu'Horace est amoureux d'Agnès, et que le barbon qu'il veut tromper n'est autre que lui-même, n'a aucun intérêt à dévoiler sa double identité au jeune homme (L'Ecole des femmes, 1,4). Il préfère jouer les confidents indulgents, choix stratégique qui soutient l'intrigue. Trompé par le double nom d'Arnolphe, Horace continue à lui faire confidence des progrès de son amour tout au long de la pièce. Le quiproquo initial acquiert ainsi une grande puissance dynamique, lançant l'intrigue et la relançant jusqu'à la fin.



On trouve à plusieurs reprises une variante combinant ces deux types de résolution : forme aberrante, d'une certaine manière, puisqu'elle suit le déroulement de la résorption totale simple, pour s'arrêter cependant à la résolution unilatérale : un des personnages concernés refuse de sortir de la méprise dont l'autre essaie pourtant de lui faire prendre conscience. Ainsi, dans Le Médecin malgré lui, Lucas et Valère, qui croient avoir affaire à un grand médecin, engagent la conversation avec Sganarelle qui ramasse du bois. Le dialogue tourne naturellement au quiproquo. Sganarelle parle de la vente des fagots, et ses interlocuteurs des ressources de sa science, jusqu'au moment où Valère s'exclame :



Faut-il, Monsieur, [...] qu'un homme savant, un fameux médecin, comme vous êtes, veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterrés les beaux talents qu'il a ?

Sganarelle attribue immédiatement à la folie l'absurdité des propos qu'il entend : « Il est fou ! » (1,5).

Dans Les Femmes savantes, ce n'est plus une machination qui rend impossible la résolution, mais la structure même de l'imagination de Bélise. Lorsqu'elle prend pour une déclaration ce qui n'était que demande d'appui, Clitandre s'empresse de la rassurer : « Des projets de mon cour ne prenez point d'alarme -J Henriette, Madame, est l'objet qui me charme ». Mais Bélise refuse cet éclaircissement et préfère y voir un stratagème :



Ce subtil faux-fuyant mérite qu'on le loue

Et, dans tous les romans où j'ai jeté les yeux.

Je n'ai rien rencontré de plus ingénieux.



Seule la folie de Bélise, cause essentielle du quiproquo, empêche la résorption totale. Le personnage reste dans sa méprise malgré les efforts que les autres font pour l'en tirer.



C) L'intervention extérieure



Enfermés dans un univers où les apparences dominent, butés dans un savoir insuffisant et faux, les personnages seraient parfois totalement incapables de sortir du quiproquo sans une aide extérieure.

Une telle résolution peut intervenir en plusieurs étapes. Le dénouement de Dépit amoureux repose sur ce genre de mécanisme, compliqué d'ailleurs dans ce cas par un suspens ludique où, une fois Lucile avertie du sexe véritable d'Ascagne, et de ce qui a causé l'imbroglio, tous les personnages s'amusent de Valère en le préparant à un duel avec Ascagne, ce duel se révélant finalement comme la métaphore de la relation amoureuse16.

La révélation peut s'accomplir aussi en plusieurs temps. Elle présente des formules dans lesquelles le personnage supposé ignore lui-même sa véritable naissance et ne prend donc aucune part à la solution qu'apporte la révélation. Avec beaucoup de cohérence, Agnès ne joue, dans la scène qui lui rend son nom véritable, qu'un rôle passif. Alors qu'Horace vient de comprendre sa méprise et se lamente, Chrysalde et Oronte révèlent à Arnolphe et au jeune homme qu'Agnès est précisément cette fille d'Enrique qu'Horace doit épouser (V,7) ! Il y a bien quiproquo : Arnolphe croyait se prémunir en poussant le père du jeune homme à la fermeté et Horace s'opposait au mariage qui devait le rendre heureux. Mais ce n'est que dans le récit d'Oronte et de Chrysalde qu'on peut déchiffrer rétrospectivement le quiproquo qui s'était installé dès qu'Horace était venu demander à Arnolphe son appui.

On pourrait généraliser, et penser que la résolution du quiproquo par révélation extérieure apparaît lorsque l'intrigue s'appuie sur des lieux communs du romanesque, comme la reconnaissance, et qu'il a partie liée avec le dénouement de la pièce. Pourtant certaines variantes du même dénouement tranchant les quiproquos en mettant fin à l'intrigue ne relèvent pas du romanesque : pour mettre fin aux enchaînements quasi automatiques de la farce, dans Sganarelle, la suivante assume la tâche de démêler méthodiquement l'imbroglio en obUgeant les autres personnages à formuler leurs griefs et les éléments de savoir incomplets jusqu'alors inexprimés. Par ailleurs, certaines résolutions par intervention extérieure apparaissent, non pas au dénouement, mais au cours de la pièce. Dans Tartuffe, Dorine finit par rétablir l'harmonie entre Mariane et Valère en obligeant les jeunes gens à déclarer leur sentiment réel. L'incident n'apporte rien, ni à l'intrigue, ni au dénouement. Il est piquant, comme le souligne la Lettre sur la Comédie de l'Imposteur. en ce qu'il naît, se développe et se résorbe sous l'oil du spectateur, complice et amusé.



D) Persistance du voile : l'absence de résolution



Pour résoudre un quiproquo, on dépasse l'apparence d'accord ; il faut donc que la méprise bilatérale soit aperçue. Ni, semble-t-il, l'entremetteuse, ni Agnès ne prennent conscience du décalage entre le sens conventionnellement métaphorique des paroles de la première et le sens littéral que la jeune femme leur prête : cette dernière propose même à Arnolphe le discours de l'entremetteuse en justification de sa conduite à l'égard d'Horace. Seul le récit donne à la rencontre un autre sens, parce que le discours a de nouveaux auditeurs : Arnolphe et le public (II, 3).



Parfois le public est seul au fait de décalages dont les personnages n'auront jamais connaissance. Qu'on songe aux retrouvailles entre Agnès et Arnolphe :



Ar.- Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

Ag.- Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée.

Ar.- Ah! vous aurez dans peu quelqu'un pour les chasser !

Ag.- Vous me ferez plaisir.

Ar.- Je le puis bien penser ! (I,3)



Pour le spectateur, les deux personnages sont en quiproquo. L'imprécision du pronom « quelqu'un » laisse chacun libre d'interpréter en fonction de son contexte individuel. Agnès remercie Arnolphe de songer à son confort en lui annonçant l'adjonction à la domesticité d'un « chasse-puces » personnel, tandis qu'Arnolphe, qui vient d'expliquer à Chrysalde son amour pour Agnès et son système d'éducation, songe à son futur rôle d'époux quand Agnès dit : «Vous me ferez plaisir». Rien ne vient corriger une méprise si révélatrice.

La situation se complique parfois quand le quiproquo est le résultat d'une machination que son auteur n'a aucun intérêt à voir étaler au grand jour. D trouvera dans le public une instance complice pour s'amuser aux dépens de ses dupes. Dorante, chargé par Monsieur Jourdain de faire sa cour auprès de Dorimène, parle en fait en son propre nom et s'attribue l'initiative - et la dépense - des cadeaux que fait le Bourgeois. C'est ainsi que Dorimène croit tenir de Dorante un magnifique diamant qui lui est offert par Monsieur Jourdain. Le marquis, pour se protéger, conseille à sa dupe de ne pas mentionner le cadeau, comportement qui dénoncerait roture et indélicatesse. Ni Dorimène ni Monsieur Jourdain ne démêlent le jeu de Dorante.



La résorption provient en général d'une confrontation de points de vue, de savoirs partiels, ce qu'exclut totalement l'intériorisation du phénomène qu'on rencontre chez les personnages atteints de délire interprétatif. Le cas de Bélise est certainement le plus élaboré : de fait, elle ne se contente pas de refuser une fois la résorption du quiproquo, elle le prolonge en écho tout au long de la pièce. Ne vient-elle pas mettre en garde ses frères contre les apparences et leur affirmer qu'en réalité c'est d'elle que Clitandre est amoureux ? Elle fait de nouveau allusion à l'amour de Clitandre à la fin de la pièce, lorsque Philaminte propose de donner Ar-mande à Clitandre : « On pourrait bien lui faire/ Des propositions qui pourraient mieux lui plaire » (V,3). Il s'agit plus naturellement de situations de quiproquo. Mais c'est le quiproquo initial, qu'elle n'a pas laissé se dissiper, qui a permis à Bélise de s'installer dans une situation mythique d'amour.



4. Extension du quiproquo



Si certains quiproquos restent ignorés des personnages, tandis que d'autres ne sont ressentis qu'au moment où ils se révèlent et par conséquent devraient se défaire, on pourra distinguer les quiproquos selon ce qui en est perceptible dans la pièce et le stade où ils se manifestent. Le phénomène se développe, comme le montrent les analyses précédentes, sur deux axes, chronologique et logique : sa durée réelle correspond aux étapes effectivement représentées et perceptibles, avec le temps qu'elles occupent réellement ; son trajet logique relie les causes dont il naît pour s'établir comme situation aux effets qu'il produit et révèle la place que le quiproquo occupe dans l'univers fictif et la temporalité propre de la pièce.

Les deux dimensions coïncident parfois exactement, et le spectateur voit la méprise naître et s'installer, puis se dissiper, la modification de la situation faisant disparaître sous ses yeux le faux obstacle apparu de même : c'est la brouille entre Mariane et Valère (Tartuffe, 11,4). D'autres fois, la situation initiale de la pièce implique des quiproquos installés : dès avant le début de Dépit amoureux, Lucile et Valère sont en quiproquo, logiquement. Pour certains quiproquos, la résolution correspond au dénouement de la pièce ; parmi ces derniers, on en trouve qui encadrent toute l'intrigue, jusqu'à en constituer l'élément essentiel : ils sont co-extensifs à la pièce, comme on le voit dans L'Ecole des femmes avec le quiproquo entre Horace et Arnolphe.



Le décalage entre les deux extensions, réelle et logique, peut être très important, puisque l'on a quelquefois affaire à des quiproquos rétrospectifs que seule leur résolution révèle au public.

Si l'on peut avoir, a priori, l'impression que le phénomène est insignifiant, la comparaison entre les deux axes permet de corriger cette vision : si l'on examine ce qui se passe dans les interprétations fautives jamais rectifiées, on se rend compte que la méprise continue de planer sur la pièce même quand il n'en est plus jamais question. Dans le cas du dialogue entre Agnès et Arnolphe (I, 3), cette persistance est loin d'être indifférente : il suffit de la rapprocher de l'apparition d'un autre malentendu bilatéral au deuxième acte, qui n'est, à tout prendre, que la résurgence d'une incompréhension à laquelle rien n'a remédié. De même, Dorimène et Monsieur Jourdain ne se rencontrent qu'assez tard dans la comédie, mais l'épisode de la bague, qui ne fait que redoubler en le concentrant le malentendu sur le repas tout entier, correspond, dans l'univers de la pièce, à une incompréhension de grande dimension, et, pourrait-on dire, à grand spectacle : grand spectacle pour Dorante, grand spectacle pour le public. Le décalage entre la représentation et la durée qui régit l'univers théâtral donne au quiproquo une ampleur qu'il n'aurait pas si l'on s'en tenait à la seule durée réelle.

On voit avec cet exemple, qui souligne à l'extrême le décalage social, comment le quiproquo prend sa signification comme thème.



5. Un voile qui dévoile : les fonctions du quiproquo



Causes, résolution, extension, autant de notions qui ont permis d'évoquer le sens et la valeur du quiproquo. Il faut maintenant s'interroger sur ses fonctions distinctives.



A) Fonctions structurelles



Par fonction structurelle, il faut entendre le rôle que joue le quiproquo dans la construction de la pièce.

Localisé à l'extrême, il provoque un suspens, amplifiant du même coup une incompréhension ; c'est ainsi qu'on peut interpréter pour une part la scène qui se déroule entre Angélique et son père, même si ce quiproquo remplit aussi d'autres fonctions.

La logique du quiproquo, qui modifie deux fois la situation, d'abord par l'installation de la méprise, puis par la clarification, en fait, chez Molière comme chez beaucoup de dramaturges, un procédé de révélation inopinée : un des personnages apprend à travers lui ce qu'il n'aurait jamais dû savoir. Dans Dépit amoureux, Albert apprend de Polidore le prétendu mariage secret de Valère et de Lucile.

Une variante de cette formule nous renvoie encore à d'autres fonctions, lorsque les renseignements mis au jour n'ont aucun rapport avec l'intrigue : l'ensem' ; de la situation vise surtout à donner aux perse .mages des occasions de montrer, par leurs réactions, leur caractère. Léandre apprend, en voulant faire avouer à Scapin une trahison que le valet n'a pas réellement commise et à laquelle il ne saurait donc penser, toute une série de mauvais tours que celui-ci lui a joués {Fourberies, II, 3). Léandre, exaspéré, affirme son intention de tuer son valet, et apparaît de la sorte comme un jeune homme « bouillant ». Ce quiproquo, beaucoup plus gratuit structurellement que celui de Dépit amoureux, renseigne moins les personnages qu'il n'instruit sur eux. Par contrecoup, il est facile de voir qu'on ne saurait réduire le malentendu entre Polidore et Albert à un mécanisme d'éclaircissement : s'y manifestent également différentes facettes de leur peur (peur de l'autre, peur du scandale, modération due à la peur, etc.).

Le savoir non partagé qui résulte parfois du quiproquo peut en faire un moyen d'enclencher l'intrigue {Ecole des femmeS). Autre incidence locale possible : dans la mesure où cette situation comporte logiquement une dissolution, une autoabolition, la force de solution sert parfois à produire le dénouement : ainsi la correction de la méprise d'Arnolphe et d'Horace sur l'identité de la fille d'Enrique fait aussi l'enjeu du dénouement.

Le quiproquo constitue à l'occasion le fondement même de l'intrigue, dans des pièces qui sont des variantes amplifiés du dépit amoureux (Dépit amoureuX) et de sa contrepartie farcesque, la peur du cocuage (Sganarelle, où les deux aspects sont présentS).



B) Rire et sourire



Le quiproquo a traditionnellement une efficacité comique. Du faux revenant au dialogue de sourds, toute une gamme d'effets qui se rattachent à la farce et qui, tout naturellement, débouchent facilement sur la bastonnade, comme dans Le Médecin malgré lui. Ce qui lance l'intrigue renchérit également sur le comique : Sganarelle est une pièce qui rebondit ainsi de méprise en quiproquo. L'effet produit est certes un imbroglio, mais l'imbroglio tend surtout à faire rire le public.

Rire mécanique, dira-t-on ; mais aussi rire complice : les effets éprouvés sont aussi ceux auxquels on s'attend, et même que l'on attend. Au dramaturge de trouver un compromis entre tradition et renouvellement, en parcourant les diverses tonalités du comique, jusqu'au simple sourire bienveillant que provoque la brouille des amoureux.

Moins bienveillant, mais plus complice encore, le public voit sa supériorité ménagée par des quiproquos qu'il sera seul à saisir, comme des clins d'oil du dramaturge.

En faisant rire ou sourire le spectateur, le quiproquo concourt à une des fonctions de la comédie en général, plaire, tout comme il a sa place dans l'élaboration même de son schéma.



C) L'aveuglement des personnages dans un uni-vers des apparences



Si le quiproquo n'est pas chez Molière une situation très fréquente, le thème résonne dans tout son théâtre. L'étude de certains cas montre comment des personnages reçoivent des méprises où ils s'enferment un éclairage plus net. L'obstination de Bélise à se tromper elle-même jalonne la pièce des marques de sa folie. Harpagon se laisse aveugler par sa passion de l'argent, et ne peut que rester, lui aussi, englué dans le quiproquo. Le phénomène gagne une profondeur nouvelle à devenir ainsi emblématique de la passion.

Les personnages fous ou dominés par une passion ne sont pas les seuls à se laisser entraîner dans le quiproquo : personne ou presque n'est prêt à remettre en question son savoir, faux toujours d'être incomplet. Peu échappent à des apparences plus ou moins trompeuses. Autorité dupée par des intrigants, amoureux que leur amour même désunit momentanément, presque tous les personnages en courent le risque, à l'exception de quelques rares figures du sens commun, ou de ceux qui savent mener le jeu et utiliser à leur avantage le kaléidoscope des apparences (valets et servantes habiles ou veuve coquettE). Même un Scapin tombe dans le piège de la méprise.

Les plus fins verront dans le quiproquo un moyen de justifier leur conduite ou d'atteindre leur but. Puisque les apparences mentent, il faut mentir avec elles pour tout ramener au chatoiement d'une vérité insaisissable. Ainsi s'explique le quiproquo simulé des Amants magnifiques. Clitidas veut amener Eriphile à prendre conscience de l'amour qu'elle ressent pour Sostrate :



G,- Il a été contraint de m'avouer qu'il était amoureux.

E.- Comment amoureux ? quelle témérité !...

C- De quoi vous plaignez-vous, Madame ?

E.- Avoir l'audace de m'aimer, et de plus, avoir l'audace de le dire.

C- Ce n'est pas vous, Madame, dont il est amoureux-

E.- Ce n'est pas moi ? (II, 3)



Clitidas, en bon dramaturge, reproduit la situation où la dissipation d'une erreur d'interprétation permet d'acquérir un savoir salutaire : ici la divulgation de savoir est parodiquement fortuite, puisqu'elle n'a d'autre fin que de rendre Eriphile jalouse.

Si Clitidas représente la variante souriante du ralliement au jeu du quiproquo, Célimène en réalise une forme plus inquiétante : toute certitude sur la fidélité de l'être aimé s'évanouit (Le Misanthrope, IV, 3). Pour sa défense, elle invoque l'éventualité d'un quiproquo : le billet qui lui est reproché la convainc d'infidélité s'il est adressé à un homme. Mais que le destinataire soit une femme, et Alceste n'est plus fondé à se plaindre. Célimène, elle, le sera à ne pas comprendre l'attitude d'Alceste. Rien ne vient trancher définitivement, mais dans Dom Garde Done Elvire, placée dans une situation analogue, démontrait effectivement l'innocence de sa lettre : le spectateur lui-même se trouve dans l'aporie pour juger. Ces situations qui correspondent à des formes dégradées du quiproquo donnent cependant des exemples de l'importance du thème dans la création d'un univers instable régi par l'apparence. Le théâtre n'est-il pas le lieu par excellence du jeu des apparences ?



6. Le quiproquo : un instrument adapté et un thème emblématique



Pour compléter la fonction purement ludique, le placere des préceptes de la poétique et de la rhétorique, c'est une forme d'enseignement, légère et largement traditionnelle, qui est proposée : le doeere. A la réunion des deux fonctions ainsi définies, une forme de l'émotion (moverE) qui accomplit comme une catharsis comique et fait de la comédie, plus ou moins clairement, un domaine théâtral démarquant les principes d'écriture largement reconnus au XVIIe siècle.

C'est non seulement la transparence de la parole, mais tout l'univers des apparences qui se trouve dénoncé, irrémédiablement. Que l'on croie les apparences, comme Orgon, ou que l'on s'en méfie, comme Madame Pernelle, on risque toujours l'erreur.

Dans cet univers, le quiproquo permet de distinguer différents types de personnages : certains, rares porte-parole du bon sens, dont l'influence est généralement insuffisante pour corriger définitivement leurs interlocuteurs, mais qui peuvent apparaître comme une norme éventuelle du comportement sain, évitent la méprise. La majorité se laisse prendre au piège. Parmi les personnages sujets au quiproquo, les uns le sont par définition : tout leur être consiste en la répétition mécanique d'erreurs, comme pour Sganarelle dans la pièce qui porte son nom. D'autres le sont par passion : amour (dépit amoureux en général ; Tartuffe, face à Elmire : III, 3), jalousie, ou toute autre passion dominante et maniaque. Certaines formes gardent un aspect souriant : les querelles d'amoureux provoquent un sourire bienveillant et n'inquiètent pas. Mais, dans l'ensemble, le quiproquo s'associe à des thèmes importants : thèmes d'ordre « psychologique », comme la folie ou la passion, mais aussi thèmes familiaux - mariage forcé ou contrarié, doutes sur la fidélité des femmes, condition des filles.



Paradoxalement, si l'on recherche une tonalité générale et des tendances propres à Molière, on peut parler à la fois de pessimisme et d'optimisme, d'une vision sociale à la fois sombre et euphorique, doublée d'une bienséance qu'on a souvent soulignée, mais dont le quiproquo montre encore les effets.



Pessimisme d'ordre social : aucun groupe n'est complètement libéré du danger des apparences. Le quiproquo ridiculise Monsieur de Pourceaugnac devant les médecins (I, 8) aussi bien que devant son beau-père prétendu (II, 5). Dans les deux cas, il est vrai, il a été joué. Mais, sans machination, seule la détermination de Done Elvire empêche l'éclosion de quiproquos, alors que la jalousie de Dom Garcie le ballotte de la Charybde du soupçon à la Scylla de la fausse certitude. Les nobles se tiennent-ils à l'abri ? Ils se font alors maîtres du jeu, et ce sont les bourgeois qui s'engluent : Monsieur Jourdain favorise, malgré qu'il en ait, le mariage de Dorimène et de Dorante.

Pessimisme familial : une inquiétante armée de pères passionnés et despotiques se lève, façonnée par le dramaturge. Ces pères aveuglés apprennent-ils par hasard des jeunes gens trompés par un quiproquo les aspirations de ceux-ci ? Ils n'auront d'autre désir que de les contrarier pour imposer leur propre volonté. Cette affirmation par les pères de leur toute-puissance correspond à un renforcement réel de l'autorité paternelle, à l'imitation de la structure centralisée de l'autorité royale. Le chef de famille réaffirme son pouvoir.



Cette tyrannie paternelle reçoit de la comparaison avec d'autres corpus un éclairage singulier. Dans La Suivante de Corneille, on retrouve le lien entre mariage forcé et quiproquo. La différence majeure avec les exemples similaires chez Molière réside dans les intentions du père : il ne veut, chez Corneille, que le bonheur de sa fille et n'est amené à imposer un mariage odieux qu'à la suite d'un quiproquo. Tout se résoudra heureusement lorsque le père connaîtra les sentiments de sa fille. Dans Le Malade imaginaire, le quiproquo n'a plus comme intérêt majeur de lancer l'action, mais plutôt de souligner l'exercice implacable de l'autorité qui se manifestait déjà dans L'Ecole des femmes.

Passions aveuglantes, souvent sans remède, raidissement de l'autorité : pour nuancer cette vision pessimiste, on doit noter que l'univers des jeunes gens est beaucoup plus euphorique. Bien que leur amour soit traversé ludiquement par leurs brouilles, ou plus sérieusement par des obstacles divers, leur réunion, à la fin de la pièce, ne laisse prévoir que leur bonheur. Il n'y aura ni erreurs, ni laissés pour compte, si les jeunes gens se vouent un amour réciproque. Au contraire, pour s'être méprise sur l'identité de l'homme qu'elle aime, l'Isabelle du Geôlier de soi-même de Thomas Corneille devra épouser un homme qu'elle n'aime pas. Aucune erreur de ce genre chez Molière. Armande, qui est comme Isabelle, une amoureuse surnuméraire, n'est pas, comme cette dernière, contrainte d'épouser un homme qu'elle n'aime pas.

La comparaison avec d'autres dramaturges montre aussi que le romanesque, quoique toujours présent, perd de son importance. Molière en use avec une relative modération. Surtout, dans la me' sure où les ignorances d'identité haussent le taux global d'incertitude et multiplient les possibilités de coïncidences ou de hasards tragiques, on voit Molière écarter les variantes les plus sombres et les plus scabreuses. Deux exemples suffiront à le montrer.



La Sour de Rotrou présente un schéma proche de celui des Fourberies, mais à un degré de complexité bien supérieur. Lélie fait passer pour sa sour Aurélie, enlevée par des pirates en même temps que sa mère, Sophie qu'il a épousée secrètement. Or la mère, revenue elle aussi, reconnaît effectivement Aurélie en Sophie. Pèse alors sur la pièce le poids du crime moral et social le plus lourd : l'inceste. Or cet inceste constitue aussi le quiproquo, puisqu'une substitution est venue s'ajouter à l'enlèvement, substitution, à la naissance, d'Eroxène à sa cousine Aurélie. Bien que la morale reste sauve, la menace a plané sur toute la pièce - le père avait d'ailleurs trouvé étrange l'intimité entre Lélie et la soi-disant Aurélie. Rien de tel chez Molière, dans les exemples voisins. Le redoublement du couple des jeunes gens écarte ce risque des Fourberies.

Dans YEtourdi, la menace est rétrospectivement perçue. Andrès se révèle être le frère de Célie à qui û a offert plusieurs fois son amour. Mais Célie prend bien soin de souligner le caractère illusoire de ce danger en rappelant son attitude passée : «Je n'avais pour vous qu'une estime très haute. Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant/M'arrêtait...» (V, 10. Je soulignE).



On voit dans la dernière pièce de Molière une femme chercher à capter l'héritage de son mari, frustrer les enfants d'un premier lit, et se réjouir ouvertement de la mort de ce mari qu'elle hait profondément. Rien n'atteint malgré tout le cynisme et l'horreur de La Mère coquette de Quinault : pour faire reconnaître « officiellement » la mort de son mari, enlevé par des pirates, une femme, rivale de sa fille, suscite un faux témoin qui s'avère finalement être ce même mari à qui elle voulait faire témoigner de sa propre mort.

Tout ceci tend bien à montrer en Molière un dramaturge certes pessimiste en matière d'autorité, surtout lorsque le détenteur de celle-ci est possédé en même temps d'une passion dominante, mais relativement bienséant : les mères ne sont pas rivales de leurs filles (mais Harpagon l'est de son filS), rares sont les valets qui, au service des jeunes gens, nuisent à leurs intérêts. Enfin, par méfiance du romanesque, ou plutôt par respect des convenances familiales et sociales, Molière abandonne les variantes les plus sombres.

Si bien que, par cette prudence même, par cette absence d'outrance, le quiproquo, dont il joue avec autant de virtuosité et peut-être plus de vraisemblance que d'autres dramaturges, quitte le terrain du simple procédé et de la jonglerie. Il ne s'agit plus seulement de faire rebondir l'action ou de frôler l'inconvenance pour sauvegarder finalement la morale par un retour en force acrobatique du romanesque. Ni insignifiant ni tout-puissant, le quiproquo occupe une place dans la thématique générale de l'ouvre de Molière. Il exprime des conceptions morales et sociales en partie traditionnelles, comme la comédie elle-même, mais qui permettent d'isoler des éléments individuels. Le quiproquo apparaît donc comme un instrument adapté et un thème emblématique dans la comédie que Molière contribue à doter des caractéristiques d'un véritable genre littéraire classique.

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(1622 - 1673)
 
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