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MOLIERE ET SES PERSONNAGES INVISIBLES - L'EXEMPLE DE L ECOLE DES FEMMES


Poésie / Poémes d'Jean-Baptiste Poquelin





Une pièce de théâtre comporte en général deux sortes de personnages : ceux qui paraissent devant les spectateurs, incarnés par des comédiens, et ceux dont on entend seulement parler, sans jamais les voir. Le texte, pour être dit, suppose et suscite les premiers. Il inclut les seconds, qui n'existent que dans et par lui. Ceux qui relèvent de cette dernière catégorie sont parfois qualifiés d'implicites. Mieux vaudrait, pour plus de clarté les nommer invisibles. D'ordinaire on les tient pour quantité négligeable. Ils méritent pourtant qu'on leur prête un peu d'attention, surtout quand celui qui leur donne place dans ses comédies s'appelle Molière, car nul n'a su tirer un meilleur parti que lui des ressources qu'ils offrent aux auteurs dramatiques. Dans les coulisses et les marges de son ouvre en vit une population presque aussi nombreuse, à deux ou trois unités près, que celle qui, mieux partagée, occupe le plateau. Le Misanthrope en présente notamment toute une gamme. Qui donc, d'entrée, provoque la mauvaise humeur d'Alceste, sinon cet inconnu trop aimablement salué par Philinte, dont nous ignorons jusqu'au nom, sur le compte de qui nous ne saurons jamais rien de plus et qui disparaît avant même que le rideau ne se lève, aussitôt après avoir servi de catalyseur à la colère de l'atrabilaire ? Tout le monde connaît la scène des portraits : elle permet au salon de Célimène de s'ouvrir en quelque sorte sur le dehors par de multiples fenêtres, à travers lesquelles on entrevoit, par échappées, le monde environnant. A cette galerie s'ajoute encore, tout à la fin, le « grand flandrin de Vicomte », croqué sur le vif par la coquette dans une de ses lettres et qui peut rester « trois quarts d'heure » à « cracher dans un puits pour faire des ronds » (V, 4)'. Mais n'importe quelle autre pièce de Molière recèle aussi son contingent de personnages invisibles. A titre d'exemple, on se propose ici de passer en revue ceux que contient L'Ecole des femmes.



On pourrait, pour n'oublier personne, les recenser dans leur ordre d'apparition. Mais une méthode plus rationnelle consiste à prendre pour point de départ la liste des acteurs (visibleS) et de chercher à déterminer par quelles relations avec eux chacun des autres s'y rattache. Elle ne compte que huit noms. Un neuvième n'y figure pas : il s'agit du notaire qui n'intervient que dans une scène épisodi-que. Ils se répartissent en trois groupes : protagonistes, domestiques et comparses. Le premier comprend Arnolphe, le barbon, Agnès, l'ingénue, Horace, le jeune premier. Le deuxième se réduit au couple formé par Alain et Georgette. Dans le dernier se rangent Chrysalde, le raisonneur, Enrique et Oronte qui n'apparaissent qu'au dénouement pour jouer les utilités. Ce personnel reste assez peu nombreux, mais on peut le juger, pour les besoins de l'intrigue, plus que suffisant. Il s'y greffe pourtant différentes ramifications vers toute une humanité condamnée à demeurer dans l'ombre.

Arnolphe se différencie des autres par son isolement : on ne lui connaît aucune famille. Mais il tient registre des épouses mal vivantes, daube sur les maris trompés, redoute les blondins. Grâce à lui se dessine une vaste fresque qui constitue pour la pièce comme une toile de fond. Cette étude de mours se décompose en scènes de la vie privée. Voici, par groupes contrastés de deux, le défilé des époux patients, et des femmes toujours habiles à les berner :



L'un amasse du bien, dont sa femme fait part

A ceux qui prennent soin de le faire cornard ;

L'autre un peu plus heureux,mais non pas moins infâme,

Voit faire tous les jours des présents à sa femme,

Et d'aucun soin jaloux n'a l'esprit combattu,

Parce qu'elle lui dit que c'est pour sa vertu.

L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guère ;

L'autre en toute douceur laisse aller les affaires,

Et voyant arriver chez lui le damoiseau,

Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.

L'une de son galant, en adroite femelle,

Fait fausse confidence à son époux fidèle,

Qui dort en sûreté sur un pareil appas,

Et le plaint, ce galant, des soins qu'il ne perd pas ;

L'autre, pour se purger de sa magnificence,

Dit qu'elle gagne au jeu l'argent qu'elle dépense ;

Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,

Sur les gains qu'elle fait rend des grâces à Dieu.



On imagine que Boileau dut applaudir à cette satire sur les femmes. Au total six ménages à trois ou davantage, soit au moins dix-huit personnages invisibles surgis d'une seule tirade, non point en quête d'auteur, mais comme en réserve, dans l'attente de pièces à venir, à l'exception de ceux qui, par un amusant rappel, renvoient à L'Ecole des Maris (v. 35-38). Cependant nous n'en tiendrons pas compte dans notre total, parce qu'ils restent, sinon indéterminés (leur caractère est indiqué tout au contraire d'un trait rapide mais préciS), du moins anonymes, et surtout que rien ne les relie directement à l'action. Nous négligerons également la transposition du thème par Alain et Georgette :



Alain

Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage, Que si quelque affamé venait pour en manger, Tu serais en colère, et voudrais le charger ?



Georgette

Oui, je comprends cela.

Alain C'est justement tout comme : La femme est en effet le potage de l'homme ; Et quand un homme voit d'autres hommes parfois. Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts, Il en montre aussitôt une colère extrême.



Georgette

Oui ; mais pourquoi chacun n'en fait-il pas de même, Et que nous en voyons qui paraissent joyeux Lorsque leurs femmes sont avec les biaux Monsieux ?



Nous laisserons aussi de côté sa reprise par Chrysalde, qui, plaçant la sagesse dans une voie moyenne entre deux excès opposés, renvoie dos à dos



Ces gens un peu trop débonnaires

Qui tirent vanité de ces sortes d'affaires,

De leurs femmes toujours vont citant les galants.

En font partout l'éloge, et prônent leurs talents,

Témoignent avec eux d'étroites sympathies.

Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,

Et font qu'avec raison les gens sont étonnés

De voir leur hardiesse à montrer là leur nez et ces gens turbulents

Dont l'imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,

Attire au bruit qu'il fait les yeux de tout le monde.

Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir

Qu'aucun puisse ignorer ce qu'ils peuvent avoir.



Impossible de les comptabiliser. Ils se chiffrent par centaines2, par milliers3. Nous écarterons encore, comme trop globale, cette piquante présentation d'une ville qui ressemble trop à Paris pour ne pas donner au public l'impression de se voir comme dans un miroir, et des habitants qui la peuplent :



Arnolphe

Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette ville ?



Horace

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments :

Et j'en crois merveilleux les divertissements.



Arnolphe

Chacun a ses plaisirs qu'il se fait à sa guise ;

Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,

Ils ont en ce pays de quoi se contenter.

Car les femmes y sont faites à coqueter :

On trouve d'humeur douce et la brune et la blonde,

Et les maris aussi les plus bénins du monde.



Il en ira de même pour ce portrait collectif des jeunes lions à la mode peints par Arnolphe comme autant de diaboliques séducteurs contre lesquels il met Agnès en garde :



De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes :

Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,

Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux;

Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous ;

Et ce sont vrais Satans, dont la gueule altérés

De l'honneur féminin cherche à faire curée ,



Nous ne prendrons pas davantage en considération pour notre décompte l'amusante énumération, par le Notaire, des différentes façons dont se dresse un contrat de mariage entre les fiancés :



L'ordre est que le futur doit douer la future

Du tiers du dot qu'elle a ; mais cet ordre n'est rien,

Et l'on va plus avant lorsque l'on le veut bien.

[...] Pour le préciput, il les regarde ensemble.

Je dis que le futur peut comme bon lui semble

Douer la future [...] Il peut l'avantager

Lorsqu'il l'aime beaucoup et qu'il veut l'obliger,

Et cela par douaire, ou préfix qu'on appelle,

Qui demeure perdu par le trépas d'icelle,

Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs.

Ou coutumier, selon les différents vouloirs,

Ou par donation, dans le contrat formelle,

Qu'on fait ou pure et simple, ou qu'on fait mutuelle.

Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu'on parle en fat,

Et que l'on ne sait pas les formes d'un contrat ?

Qui me les apprendra ? Personne, je présume.

Sais-je pas qu'étant joints, on est par la Coutume

Communs en meubles, biens immeubles et conquêts,

A moins que par un acte on y renonce exprès ?

Sais-je pas que le tiers du bien de la future

Entre en communauté pour... (IV, 2,1057-1078)



Au surplus le quiproquo qui se prolonge sur la scène pendant qu'il parle focalise l'attention du spectateur et l'empêche de prendre bien garde à ce cours de droit qui relève plus de la fantaisie verbale qu'il ne ressortit à la peinture des mours. Composée de personnage embryonnaires ou d'ombres fugaces, toute cette foule indistincte, rencontrée dans les passages que nous avons mentionnés jusqu'ici, ne compte pas véritablement pour notre propos. Elle ne forme guère, à l'horizon de la comédie, que comme un arrière-plan qui lui permet de s'enraciner, pour la joie du public, dans la réalité contemporaine et devant lequel l'intrigue se déroule.



En revanche, nous ne manquerons pas de retenir, bien qu'il ne soit évoqué que dans un distique, « le savetier » qui, travaillant au coin de la rue, se trouve commodément posté pour observer les allées et venues autour de la maison et qu'Arnolphe songe à prendre pour « espion » (IV, 5, 1132-1133). Il existe, en effet, tout proche, quelque part derrière le décor, prêt à paraître pour tenir son rôle, s'il plaisait à l'auteur de le convoquer sur la scène. L'humble artisan, figure familière dans la société d'autrefois, devra, quelques années encore, attendre que La Fontaine vienne le prendre par la main pour l'introduire dans ses Fables. Mais il suffirait, pour qu'il cesse d'appartenir à la catégorie des invisibles, qu'un metteur en scène qui se sentirait, comme nous en connaissons, en mal de nouveauté, plantant sur le théâtre même son échoppe, imagine de le transformer en figurant et de le constituer, pendant toute la pièce, témoin ironique et muet de l'action. Quel regard, porté par le peuple sur le monde bourgeois ! Gardons-nous cependant de trahir Molière pour le rapprocher de Brecht. A chacun sa dramaturgie. Trop souvent, à force de vouloir matérialiser ce qui devrait rester chez lui dans le domaine de l'imaginaire, on alourdit la représentation de ses comédies jusqu'au pléonasme. Essentiellement oral, le théâtre classique « parle » à l'esprit plus qu'il ne s'adresse aux yeux. De là vient qu'il arrive à n'être quelquefois plus compris.



Arrêtons-nous, avant d'aller plus loin, pour tirer de ce qui précède un schéma sur lequel nous pourrons nous appuyer par la suite. Nous distinguons en effet à présent dans la pièce trois zones concentriques. Au centre, qui correspond à l'aire de jeu, le noyau formé par les personnages - fictifs mais visibles - qu'interprètent les comédiens. A la périphérie, un semblant de monde extérieur, supposé réel - en l'occurrence la population d'une grande ville - mais occulté pour les spectateurs, trop éloigné pour que les figures individuelles s'y laissent distinguer de la masse. La comédie ne porte pas jusque-là, sinon par la satire, qui peut généraliser. Grâce aux échappées que nous avons vues, cet arrière-pays dans lequel se trouve comme englobé le public lui-même, donne l'illusion d'entourer complètement le lieu scénique, de la même manière que l'enserre de toutes parts l'auditoire qui se presse au parterre, dans les loges, et jusque sur le plateau. L'optique théâtrale doit sa fascinante magie à ce qu'elle inverse les valeurs : la fiction du dramaturge, mise sous les yeux de l'assistance, devient pour elle une illusion de vérité, tandis que la vie réelle, momentanément comme tenue à distance, tend à s'estomper sans pour autant s'abolir tout à fait. Ainsi se creuse, dans l'intervalle, un espace imaginaire, curieusement hybride, puisqu'il prolonge d'un côté dans l'invisible les tenants et les aboutissants du carrefour banal figuré par le décor, dont les praticables donnent directement sur lui, de sorte que les acteurs sortant de scène sont censés, non regagner les coulisses, mais le rejoindre, se perdre dans ses ténèbres, et puisque d'autre part il communique avec une réalité du dehors devenue mythique par son absence, débouche sur elle, à la limite même la représente. Mais, pour peu qu'on laisse le regard s'accoutumer à l'obscurité, l'on s'aperçoit que ce no man's land, paradoxalement, ne demeure pas vide. Là vivent, d'une existence tout idéale, ces personnages que l'on peut proprement nommer invisibles, intermédiaires entre ceux qui nous sont montrés, dont ils ne diffèrent qu'en ce qu'ils ne paraissent jamais devant nos yeux, et ceux qui ne forment dans le lointain qu'une masse indistincte ou confuse. Pâles en comparaison des premiers, puisqu'ils restent pour nous des ombres, ils se détachent des seconds par plus de relief, s'individualisent et surtout par un lien, même ténu, se rattachent à l'action.



Toute une terminologie, désormais, exige d'être inventée. Nous distinguerons la scène de la comédie, son horizon et l'entre-deux. Sur ce radeau de la Méduse que constitue la partie centrale, nous n'admettrons que les acteurs de la pièce, autrement dit ses personnages visibles. Nous rejetterons au contraire à l'extérieur tout ce que nous excluons ici de notre propos, ce que Molière volontiers désigne globalement par l'expression « les gens » et qui permet à cette comédie d'intrigue de se hausser jusqu'à la peinture des mours contemporaines, mais qui forme comme un simple cercle autour d'elle, sans y participer ni s'y mêler le moins du monde. Il nous reste à peupler la zone intermédiaire, celle des personnages invisibles : personnages, comme les premiers ; invisibles, comme les seconds. Chacun d'eux se relie à l'un au moins de ceux qu'on peut voir sur la scène et le plus souvent à plusieurs. Ces relations se ramènent principalement à trois types : rapports de parenté, fonction dans le déroulement de l'histoire, ou propos tenus sur lui par tel des acteurs, grâce à qui nous est révélée son existence. Plus ces liens se tisseront en un réseau complexe, plus le personnage en question prendra de présence, en dépit de son invisibilité. Mais il conviendra dans ce cas de déterminer auquel des protagonistes il se trouve le plus étroitement rattaché. Dans la mouvance d'Arnolphe, ainsi qu'on l'a constaté, figure le pittoresque savetier qu'il prétend soudoyer pour que sa « prisonnière », comme dirait Proust, soit mieux surveillée. Cet obscur comparse reste le seul des personnages invisibles auquel Arnolphe serve de support unique ou principal. Mais d'autres, plus nombreux et plus intéressants se laissent découvrir dans le sillage d'Horace ou d'Agnès.



A la différence de l'Etourdi, de Lélie dans Le Cocu imaginaire, de Valère dans L'Ecole des maris, plus tard de Dom Juan, d'Octave et de Léandre dans Les Fourberies, Horace n'est pas escorté sur la scène d'un valet propre à le seconder dans son entreprise. Pas plus que nous ne verrons Laurent, le domestique du faux dévot dans Tartuffe - à moins qu'un décret arbitraire du metteur en scène ne l'élève au rang de figurant muet - ne nous sont ici montrés les « gens » (V, 2, 1446)s du jeune premier. Sa suite demeure dans la coulisse, mais son train semble important, bien qu'il apparaisse lui-même comme démuni d'argent. Sans doute le père a-t-il mis auprès de lui quelque serviteur de confiance, intendant ou précepteur, pour tenir les cordons de la bourse. Quand notre amoureux enlève sa maîtresse, il charge tout naturellement l'un de ses laquais de veiller sur elle, jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de la mettre en lieu sûr. Ce garde du corps, à côté d'un Mascarille, d'un Scapin, voire d'un Sganarelle, manque singulièrement d'envergure. On peut s'assurer sur lui, mais il demeure passif et l'on ne s'en remet pas à lui pour prendre la moindre initiative. Le brillant meneur de jeu qui met au service de son maître son génie de l'intrigue s'efface. Aussi la domesticité ne paraît-elle pas. Il n'en reste qu'une silhouette à peine entr'aperçue dans la pénombre avec laquelle, enveloppée probablement dans son manteau couleur de muraille, elle se confond.



Mais voici que se présente à nous quelqu'un de beaucoup moins insignifiant. Horace, en effet, pour entrer en relations avec la jeune inconnue qu'il a remarquée à son balcon en train de travailler au frais, utilise les services d'une entremetteuse. Molière, pour l'évoquer, s'est souvenu de l'inoubliable Ma-cette, la vieille hypocrite peinte avec une vérité si saisissante par Mathurin Régnier dans sa treizième satire. Il pouvait, la tirant toute vive de cette source livresque, la transporter sur la scène, et donner avec elle à notre théâtre un équivalent de la Céles-tine espagnole. Mais il a choisi de ne pas nous la montrer, de la laisser à mi-chemin de son élaboration en personnage dramatique. Peut-être n'a-t-il pas voulu se risquer, comme deux ans plus tard avec Tartuffe, à prendre trop ostensiblement pour cible la fausse dévotion. La règle des vingt-quatre heures le contraignait en outre à ne pas mettre sous les yeux des spectateurs un entretien qui s'est déroulé, comme l'exigent la logique de l'intrigue et la vraisemblance, une huitaine de jours auparavant. Enfin, il ne s'est ainsi privé d'une scène haute en couleur que pour la remplacer par un récit rétrospectif qui lui permet de la présenter telle que l'a vue, ou mieux : que la revit Agnès, tandis qu'Ar-nolphe l'écoute et réagit en aparté par ses exclamations à ce qu'il apprend. La peinture des caractères y gagne et le comique s'en trouve déplacé mais non affaibli. Ne portant plus, comme chez le satirique, uniquement sur l'intrigante, il tombe en même temps, et surtout, sur l'ingénuité de sa naïve interlocutrice, ainsi que sur la rage rentrée du barbon qui découvre que ses précautions ont été battues en brèche.



Mais ici se pose une double question. Tout d'à bord, auquel des trois protagonistes allons-nous rattacher la messagère d'amour comme à son principal support ? On peut hésiter entre les deux jeunes gens puisqu'elle sert entre eux d'intermédiaire. Elle n'agit que sur la sollicitation d'Horace, qui la paie. S'il ne l'employait pas, nous n'aurions jamais entendu parler d'elle. Mais nous ne la connaîtrons guère que par le truchement d'Agnès, qui forme couple, et même dans une certaine mesure corps avec elle, puisqu'elle mime le rôle, et que nous n'entendons ses insidieuses paroles que par la bouche innocente de la jeune fille, comme il ne nous est donné de voir l'exécrable vieille qu'à travers son regard sans méfiance. Elle se relie donc à l'héroïne, dont elle apparaît comme étroitement solidaire, comme à l'actrice à qui nous devons à peu près tout ce que nous savons d'elle, et contre laquelle elle tend des filets. Mais elle représente essentiellement, dans l'économie générale de la comédie, la pièce qu'un des joueurs avance pour donner un premier échec à son adversaire. Elle n'est mise en ouvre par le poète que pour jeter plus de ridicule sur Arnolphe et souligner l'inanité de son système défensif. Il faut donc, sur notre schéma, la placer dans le voisinage d'Agnès, mais tirer vers elle un triple trait, qui manifeste son rapport avec les trois personnages principaux. Mêlée de près à l'action, bien qu'on ne la voie pas, puisqu'elle en constitue, avant que le rideau ne se lève, un rouage déterminant, elle se trouve fortement ancrée dans le texte par ce que dit sur elle chacun d'eux.

Le second problème concerne en effet ce que nous appellerons ses points d'ancrage, en d'autres termes les passages de la pièce qui la concernent et qu'il nous faut à présent recenser. A part le savetier et le laquais que nous avons précédemment rencontrés, trop épisodique pour être mentionnés plus d'une fois, les personnages invisibles, dans L'Ecole des femmes, sont tous évoqués pour le moins à deux endroits différents. Il en résulte, sur chacun, une double ou multiple visée, qui leur donne, bien qu'ils ne paraissent pas, plus d'épaisseur et de consistance.

Pour notre doucereuse ambassadrice, le premier passage, de beaucoup le plus étendu, se situe au deuxième acte, scène 5. Il constitue l'une de ces narrations que les détracteurs de la pièce ont reprochées à Molière, comme trop nombreuses, trop longues, inutilement encombrantes et nuisibles à l'intérêt dramatique. La critique est ici particulièrement mal fondée, car il a su pallier tous ces inconvénients avec une étourdissante virtuosité de facture. Après une brève entrée en matière, réduite aux indications indispensables sur le moment, le décor, la façon dont s'est engagée la conversation :



Le lendemain, étant sur notre porte,

Une vieille m'aborde, en parlant de la sorte...

(II, 5, 503-504) tout se passe en dialogue. Le jeune fille rapporte littéralement des propos qui ne se sont que trop bien gravés dans sa mémoire, ainsi que ses propres réponses, de sorte qu'elle joue à la fois deux personnages : le sien, qu'elle représente au naturel, et celui de son interlocutrice, qui lui demande un amusant effort de composition, tant elles diffèrent l'une de l'autre par l'âge comme par le caractère. Grâce à ce dédoublement, le personnage invisible nous est comme restitué par personne interposée. Nous ne perdons pas une syllabe de l'entretien auquel nous n'avons pas directement assisté. Nous pouvons en compter et mesurer les répliques, semées aux meilleures places de « fis-je », « dit-elle », « dis-je », « fît-elle », qui rythment plaisamment l'échange des paroles. Vient pour commencer un exorde qui s'étend sur six vers, insinuante captatio benevolen-tiae :



Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir.

Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !

Il ne vous a pas faite une belle personne

Afin de mal user des choses qu'il vous donne ;

Et vous devez savoir que vous avez blessé

Un cour qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé.



Tartuffe, dans sa première entrevue avec Elmire (III, 3, 879-882), ne préludera pas sur un autre ton. Ce « suppôt de Satan », cette « exécrable damnée» (II, 5,511) contre laquelle Arnolphe maugrée entre ses dents apparaît d'entrée comme un double invisible et féminin de l'imposteur à venir. Suit un mouvement plus vif où les questions et les réponses se succèdent, après l'alexandrin initial, en distiques pressés :



Moi, j'ai blessé quelqu'un ! fis-je toute étonnée.

- Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;

Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.

- Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?

Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?

- Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal.

Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal.

- Hé ! mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde:

Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde ?

(II,5,513-520)



Nouveau sizain pour une leçon d'amour qui tourne au pathétique réquisitoire, de manière à culpabiliser l'innocente enfant :



Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,

Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.

En un mot, il languit, le pauvre misérable ;

Et s'il faut, poursuivit la vieille charitable.

Que votre cruauté lui refuse un secours,

C'est un homme à porter en terre dans deux jours.

(II,5,521-526)



La réaction escomptée se manifeste aussitôt par ce cri jailli du cour :



Mon Dieu ! j'en aurais, dis-je, une douleur bien grande.

Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande ?

(II, 5, 527-528)



Il ne reste plus à la commissionnaire, qui l'attendait là, qu'à formuler une requête dont elle sait d'avance qu'on s'empressera de l'accepter :



Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir

Que le bien de vous voir et vous entretenir :

Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine

Et du mal qu'ils ont fait être la médecine.

- Hélas ! volontiers, dis-je ; et puisqu'il est ainsi,

Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.

(II, 5, 529-534)



Le succès de sa démarche lui vaut la malédiction d'Arnolphe, qui ponctue le récit d'Agnès par cette imprécation et par ce voeu :



Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d'âmes,

Puisse l'enfer payer tes charitables trames !

(II, 5, 535-536)



Le personnage invisible est donc ici doté d'un véritable rôle, dont toutes les répliques sont écrites. Les a-t-elle prononcées dans les termes mêmes que lui prête sa crédule auditrice ? Il se peut que celle-ci ne les rapporte pas sans les traduire dans un langage plus naïf. Du moins n'en trahit-elle pas le sens. On sent que l'entretien a dû se dérouler ainsi. La scène, telle qu'on peut l'imaginer, fournirait en elle-même un excellent morceau de comédie. Avant Molière, on l'aurait mise directement sous les yeux des spectateurs. Mais il préfère, plus subtilement, n'en montrer que le reflet. Il obtient de la sorte un déplacement de l'éclairage, qui, laissant dans l'ombre la visiteuse épisodique, se concentre sur Agnès et sur Arnolphe. La construction de la pièce y gagne en cohésion, et l'intérêt de l'analyse psychologique s'en trouve puissamment renforcé. Ce bouleversement de la perspective exigeait que soient inventés des mécanismes comiques d'une singulière complexité. Les personnages invisibles de Molière doivent pour une part leur existence à cette réorganisation du théâtre à l'âge classique. La scène alors tend à se désencombrer pour ne conserver que le personnel strictement indispensable, refoulant le reste dans les limbes de la coulisse.

La vieille, sa mission accomplie, devrait rentrer dans les ténèbres dont elle avait été tirée pour un instant. Elle est toutefois mentionnée de nouveau dans l'acte qui suit. Cet autre point d'ancrage dans le texte ne comporte que quatre vers, mais il ne présente pas pour autant moins d'intérêt. En premier lieu, par un amusant effet de contrepoint, il substitue au regard d'Agnès celui d'Horace, qui se félicite avec une sorte de cynisme ingénu d'avoir mis l'entremetteuse en campagne à son profit :



J'avais pour de tels coups certaine vieille en main ;

D'un génie, à vrai dire, au-dessus de l'humain :

Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte.

(II,5,970-972)



Elle apparaît ici comme l'émule d'un Mascarille ou d'un Scapin, équivalent femelle et moderne des esclaves qui mènent l'intrigue dans la comédie latine. On imagine, ensuite, ce qu'Amolphe doit penser lorsqu'il entend prononcer cet éloge. Bien qu'il ne souffle mot, l'écho se prolonge et se répercute des exécrations qu'on l'a vu proférer en aparté, dans le passage précédemment étudié, sans se douter alors, quand il appelait sur elle la damnation, qu'elle avait déjà quitté ce monde. L'on apprend en effet que « depuis quatre jours la pauvre femme est morte » (III, 5, 973). Certes on pouvait la supposer décrépite, conformément à la tradition du type. Cependant cette mort subite étonne. Pourquoi Molière a-t-il éprouvé le besoin de mettre si brutalement fin à l'existence de ce personnage invisible et jugé bon de nous donner cette information ? Peut-être pour amener le trait comique du vers suivant, où le jeune homme, privé de son auxiliaire habituelle, sollicite naïvement d'Arnolphe aide et conseil : « Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen ? » (III, 5, 974). Mais une réponse plus pertinente pourrait bien être apportée par le dénouement de Dam Juan. Prenant l'un et l'autre le manteau de la religion pour couvrir leurs turpitudes, la pécheresse et le libertin meurent tous deux dans l'impénitence finale, comme si la main de la justice divine s'appesantissait soudain sur eux, annonciatrice de châtiments éternels. Ainsi se dessinent les premiers linéaments d'une pensée morale qui s'affirmera plus ouvertement dans les pièces ultérieures. Grâce à cette disparition d'une figure déjà latente, la comédie s'enrichit un instant d'une résonance métaphysique, au point qu'on se demande s'il ne faudrait pas au premier chef enrôler Dieu, de même qu'inversement Satan, parmi ses acteurs invisibles. On mesure ainsi l'importance que prend, même absent de la scène, un personnage tel que celui de l'inquiétante négociatrice. Molière, au surplus, n'emprunte pas à Régnier ce type littéraire sans l'enraciner dans la réalité sociale de son temps. Derrière l'entremetteuse se pressent en rangs serrés.



Vendeuses de ruban, perruquières, coiffeuses,

Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,

Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour

A faire réussir les mystères d'amour. (IV,5,1136-1139), tout un monde suspect qui s'agite dans l'ombre, obsession d'Arnolphe, et dont son esprit malade s'exagère le danger.



N'importe lequel de ces intermédiaires aurait pu remplacer la « vieille charitable » sans que l'intrigue en souffrît. Rien n'empêchait même, à la rigueur, que sa démarche fût passée complètement sous silence. Le personnage demeure donc épisodique. Il en va quelque peu différemment pour deux autres figures féminines, qui, d'apparence plus effacée, n'en tiennent pas moins à la donnée par un lien finalement plus essentiel. L'une et l'autre se rattachent à l'héroïne, appartiennent à son passé. Car elle est dotée d'une histoire, ou plutôt d'un roman, qui se laisse aisément reconstituer. Elle est née dix-sept années auparavant, d'un mariage clandestin, mais son origine se découvrira seulement dans les dernières scènes de la pièce, afin de rendre possible une heureuse conclusion. En elle, on reconnaît effectivement « la fille » de « l'aimable Angélique » (V, 9, 1736). Cette mère d'Agnès est évoquée à deux endroits du cinquième acte. Le premier passage nous apprend sa mort en même temps qu'il nous révèle son existence. Enrique, son mari, se montre frappé par la ressemblance, dès qu'il se trouve en face de Chrysalde :



Je vous vois tous les traits de cette aimable sour

Dont l'hymen autrefois m'avait fait possesseur.

(V, 7,1654-1655)



La joie du retour s'assombrit pour lui de son veuvage :



Et je serais heureux si la Parque cruelle

M'eût laissé ramener cette épouse fidèle,

Pour jouir avec moi des sensibles douceurs

De revoir tous les siens après nos longs malheurs.

Mais puisque du destin la fatale puissance

Nous prive pour jamais de sa chère présence,

Tâchons de nous résoudre [...] (V, 7,1656-1662)



Cette note élégiaque introduit dans l'euphorie du dénouement une tonalité plus émue, plus attendrie, qui ne l'assombrit un instant que pour mieux souligner ensuite la douceur des retrouvailles entre le père et la fille. Deux scènes plus loin est brièvement retracée la courbe de cette courte et romanesque vie. Mariée par amour à l'insu de sa famille, comme cela se pratiquait alors en toute légalité, la jeune femme a dû se séparer de son enfant presque aussitôt après l'avoir mise au monde, ainsi que le détaillent en distiques alternés Chysalde et Oronte devant Arnolphe abasourdi :



Arnolphe

Quoi ? ...

Chrysalde

D'un hymen secret ma sour eut une fille,

Dont on cacha le sort à toute la famille.



Oronte

Et qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,

Par son époux aux champs fut donnée à nourrir. '

(V, 9, 1740-1743)



Ensuite sont venus pour le jeune ménage des revers. Dépossédé de son patrimoine par des fourbes et des scélérats de la même étoffe que Tartuffe ou le calomniateur d'Alceste, le père d'Agnès doit s'expatrier quatorze ans outre-mer, vraisemblablement en Amérique, où son épouse ne le suit que pour y succomber sous le poids des épreuves et de l'épuisé ment, un peu par avance comme Manon Lescaut, tandis qu'il travaille à la reconstitution de sa fortune :



Chrysalde

Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,

L'obligea de sortir de sa natale terre.



Oronte

Et d'aller essuyer mille périls divers

Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.



Chrysalde

Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie

Avaient pu lui ravir l'imposture et l'envie.

(V,9, 1744-1749)



Destinée d'exception, certes ; moins cependant qu'on ne serait tenté de le croire : le XVIIe siècle a connu l'essor des entreprises coloniales, comptoirs ou plantations. Cet esprit d'aventure appartient à la réalité du temps. On reproche souvent à Molière la gratuité de ses dénouements. Sans doute peuvent-ils donner l'impression d'être artificiellement surajoutés au reste de la pièce. Mais l'analyse révèle qu'il s'y condense assez de vérité pour fournir sa matière à tout un roman de Balzac : entre les mains d'un romancier tel que l'auteur de la Comédie Humaine, quel prodigieux sujet que la touchante et mouvementée biographie d'Angélique !

Revenons à l'enfant, que nous avons laissée en nourrice à la campagne. Elle y restera jusqu'à l'âge de quatre ans. Arnolphe, alors, jetant son dévolu sur elle, sous couleur de soulager une famille nécessiteuse, propose de la prendre entièrement à sa charge. Il explique avec une visible complaisance, dans la scène d'exposition, comment il a jadis conclu l'affaire :



Un air doux et posé, parmi d'autres enfants.

M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans ;

Sa mère se trouvant de pauvreté pressée.

De la lui demander il me vint la pensée ;

Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,

A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.

(I,1,129-134)



Cette adoption à l'amiable s'est passée treize ans plus tôt. Si l'on admet, comme il est permis de le supposer, que le moment auquel est censée se dérouler la comédie coïncide exactement avec celui de sa création, et que par conséquent l'action proprement dite se situe en 1662, l'événement remonterait à 1649. A cette époque, la guerre civile provoque dans presque toute la France d'effroyables misères. Sous l'impulsion d'un Monsieur Vincent, l'assistance s'organise, les ouvres de charité se développent, les initiatives privées se multiplient. La démarche d'Arnolphe se comprend mieux lorsqu'on la replace dans ce contexte. Mais il y voit surtout son intérêt personnel et n'obéit qu'à des mobiles profondément égoïstes. Approchant alors de la trentaine, il cherche depuis plus de sept ans celle qu'il n'entend prendre pour moitié qu'après l'avoir choisie sans bien, naissance ni support et l'avoir, comme un nouveau Pygmalion, façonnée à son usage. Comme plus tard chez M. de Climal dans La Vie de Marianne, la bienfaisance sert ici de couverture à des intentions beaucoup moins avouables. On conçoit que la Compagnie du Saint-Sacrement s'émeuve et commence à murmurer, avant de se déchaîner ouvertement lorsque Molière, avec Tartuffe, récidive.



La sagesse même de la petite fille, qui tranche sur la turbulence des autres enfants, avertit assez qu'elle n'appartient à la même race. Mais Arnolphe se sent trop enchanté de sa trouvaille pour y regarder de près. Il prend la nourrice pour la véritable mère, et la pauvre femme, soucieuse d'assurer au mieux le sort de la fillette placée sous sa garde par des parents qui ne donnent plus signe de vie, liée de surcroît par le secret, se garde bien de le détromper. Toute l'intrigue repose sur ce malentendu qui ne sera dissipé qu'au dénouement. Il fallait, pour que jusqu'au bout le barbon ignorât l'identité d'Agnès, qu'elle fût mise entre ses mains par un personnage-relais dont l'invention répond à cette seule nécessité dramaturgique. Une telle figure, dans son principe, relève de la convention la plus usée, car le thème de la jeune fille séparée des siens depuis sa première enfance et que seule rend à sa famille une reconnaissance finale en a suscité de pareilles dans la tradition du genre comique dès l'antiquité. Mais Molière, sans songer à réintroduire ici la nourrice de comédie, dont le type alors, comme personnage visible, ne subsiste plus guère que dans la farce, a su, la laissant dans l'ombre à l'arrière-plan, lui donner le même poids de réalité que les frères Le Nain à ces paysans anonymes dont ils peuplent leurs toiles. Les propos échangés ne sont pas rapportés avec la même précision que l'entretien d'Agnès et de la vieille : le souvenir, avec les années, s'en est estompé, de sorte que le dialogue, cette fois, est laissé dans le vague et que seules en sont indiquées les grandes lignes. Mais il n'en faut pas davantage pour suggérer comment tout a dû se passer entre le riche célibataire venu de la ville et la pauvre campagnarde, vraisemblablement veuve, accablée d'enfants. Cette scène hautement comique par le ridicule qu'elle jette sur l'extravagance du protagoniste n'en repose pas moins sur un sordide maquignonnage qui sonne, à bien y réfléchir, étrangement vrai.

Il semblerait que la mère nourricière d'Agnès puisse, une fois son office rempli, retourner à son néant. Mais elle en est à nouveau tirée lors du dénouement par un second point d'ancrage qui se situe à l'autre extrémité de la pièce. Contrairement à l'entremetteuse, elle vit en effet toujours. Dès son arrivée, encore toute récente, Enrique a repris contact avec elle :



Et de retour en France, il a cherché d'abord,

Celle à qui de sa fille il confia le sort.

(V, 9, 1750-1751)



Mais, ne pouvant la lui rendre, elle a dû lui confesser ce que nous savions déjà :



Chrysalde

Et cette paysanne a dit avec franchise

Qu'en vos mains à quatre ans elle l'avait remise.



Oronte

Et qu'elle l'avait fait sur votre charité.

Par un accablement d'extrême pauvreté.

(V, 9,1753-1755)



Ce rappel ironique sous la forme d'un chant amé-bée prend, pour l'égoïste pris à son piège et confondu, la valeur d'un châtiment. L'on notera le mot de « charité » qui confirme notre interprétation. La nourrice n'a vu dans Arnolphe qu'une bonne âme, uniquement soucieuse de soulager les malheureux, sa venue est annoncée comme imminente :



Chrysalde

Et lui, plein de transport et d'allégresse en l'âme,

A fait jusqu'en ces lieux conduire cette femme.



Oronte

Et vous allez enfin la voir venir ici.

Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

(V, 9,1756-1759)



Il suffirait que le rideau tombe un peu plus tard pour qu'elle franchisse la limite qui la sépare des personnages visibles et change ainsi de catégorie, car il n'existe pas de cloison étanche ni de différence essentielle entre ceux qu'on ne voit pas et les autres. Certains des invisibles se devinent si proches qu'il semble qu'on va les toucher. Celle-ci, surgie comme un spectre d'un lointain passé pour donner le coup de grâce au barbon, sert de garante à la reconnaissance de la jeune fille. Son apparition devant les spectateurs allongerait inutilement la pièce, dont elle affaiblirait même la conclusion. Réduite à l'état de menace latente, son arrivée ne peut que parler davantage à l'imagination.

A peine prise en charge par son prétendu bienfaiteur, Agnès est mise en pension chez des religieuses. Elle passe dans leur couvent treize années : entrée à quatre ans, elle en sort à dix-sept, pour se marier. L'éducation qu'elle a reçue là diffère peu de celle que subissaient, de son temps, les jeunes personnes de condition noble ou de famille fortunée, hormis qu'à son égard ce régime était assorti de recommandations et de consignes précises, destinées à le rendre encore plus étouffant :



Dans un petit couvent, loin de toute pratique,

Je la fis élever selon ma politique.



C'est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait

Pour la rendre idiote autant qu'il se pourrait.

(I,1,135-138)



Ele a cependant appris chez les sours non seulement à « prier Dieu, [...] coudre et filer » (I, 1, 102), mais à lire. On lui a même enseigné l'écriture. Amolphe l'éprouve à son dam, lorsque Horace lui montre la lettre qu'elle a jetée par la fenêtre avec le grès :



Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert ;

Et contre mon dessein l'art t'en fut découvert.

(III, 4,946-947)



Mais sur cette communauté, que Molière peut avoir imaginée d'après le modèle des maisons tenues par les Ursulines, il ne nous sera rien dit de plus. Le voile et la clôture la mettent à l'abri des regards indiscrets.

La vie d'Agnès est ainsi jalonnée par un cortège invisible de figures féminines, auxquelles il convient encore d'ajouter sa tante, puisque Chrysalde est marié - comme les sarcasmes d'Amolphe ne nous le laissent pas ignorer dès les premiers vers :



Peut-être que chez vous

Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;

Et votre front, je crois, veut que du mariage

Les cornes soient partout l'infaillible apanage.

(I,1,9-12)



Libre à son singulier ami de le mettre au nombre des maris trompés et de ne pas ménager les malignes insinuations contre son épouse :



Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ,

Mais une femme habile est un mauvais présage. .

(I,1,83-84)



Il expliquera plus loin ce qu'il entend par là :

Mais une femme habile est bien une autre bête ;

Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;

De ce qu'elle s'y met rien ne la fait gauchir,

Et nos enseignements ne font là que blanchir :

Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,

A se faire souvent des vertus de ses crimes.

Et trouver, pour venir à ses coupables fins,

Des détours à duper l'adresse des plus fins.

Pour se parer du coup en vain on se fatigue :

Une femme d'esprit est un diable en intrigue ;

Et dès que son caprice a prononcé tout bas

L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :

Beaucoup d'honnêtes gens en pourraient bien que dire. (III, 3, 820-832)



Pour lui, plus précisément, la femme de Chrysalde, paraît un composé de précieuse et de savante, car le portrait qu'il donne d'elle se prolonge vite en satire plus générale contre les représentantes de ces deux catégories :



Moi, j'irais me charger d'une spirituelle

Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,

Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,

Et que visiteraient marquis et beaux esprits,

Tandis que, sous le nom de mari de Madame,

Je serais comme un saint que par un ne réclame ?

Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut ;

Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut.

(I,1,87-94)



On en peut déduire que le raisonneur de la pièce a dû se choisir une compagne selon ses goûts, non raisonneuse, ni raisonnante, mais raisonnable, intelligente, cultivée, aimant la vie mondaine, mais sans tomber dans les ridicules et les travers de Cathos, de Magdelon ou de Philaminte, qu'on se figurerait volontiers, sans l'avoir vue, à l'image d'Eliante dans Le Misanthrope. La caricature des prudes par Chrysalde, à l'acte IV, attestera que son épouse ne ressemble en rien à quelque Arsinoé, non plus qu'à Madame Honnesta dans le Belphégor de La Fontaine :



Pensez-vous qu'à choisir de deux choses prescrites,

Je n'aimasse pas mieux être ce que vous dites,

Que de me voir mari de ces femmes de bien,

Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,

Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,

Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,

Qui, pour un petit tort qu'elles ne nous font pas,

Prennent droit de traiter les gens de haut en bas.

Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,

Que nous soyons tenus de tout endurer d'elles ?



Si donc la sienne se range plutôt parmi les coquettes, la confiance qu'il témoigne, sans aveuglement, dans son honnêteté prouve qu'on ne peut lui reprocher ni la frivolité ni les autres défauts d'une Céli-niène. En elle s'incarnent cette émancipation féminine, ce libre épanouissement auxquels sa nièce, victime d'une odieuse et grotesque tyrannie, s'est vu jusqu'alors interdire l'accès. Gageons qu'auprès d une tante comme celle-ci, la jeune fille ne tardera Pas à rattraper le temps perdu.



Il ne manque plus guère, pour compléter notre revue, qu'à rappeler celui de nos personnages invisibles qui se rattache de la façon la plus lâche à l'action. Sous un déguisement rustique, il pourrait bien laisser apercevoir le visage de Thomas Corneille ou de son frère, dont Molière aurait pris pour cible dans cette épigramme les prétentions à la noblesse :



Et, sans vous embrasser dans la comparaison,

Je sais un paysan qu'on appelait Gros-Pierre,

Qui n'ayant pour-tout bien qu'un seul quartier de terre,

Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux.

Et de Monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

(I,1,178-182)



La clé paraît tentante. Elle demeure incertaine, car ce fermier gentilhomme pourrait aussi préfigurer tout simplement George Dandin.

N'oublions pas, pour finir, tout un bestiaire familier, à la fois drolatique et réaliste, qui s'introduit surtout grâce au couple des domestiques. Alain, pour ne pas aller ouvrir à son maître, invoque ce plaisant prétexte : « J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte (I, 2, 207) ». Georgette assure de son côté, par une métonymie non moins amusante :



Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous

Cheval, âne, ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.

(I, 2, 229-230)



Mais Agnès elle-même ne déplore pas seulement la mort du « petit chat » (II, 5, 461). Elle se plaint des « puces » qui l'ont « la nuit inquiétée » (I, 3, 236). Aussi compatissante pour les animaux qu'envers les « gens qu'on fait souffrir », elle ne peut « sans pleurer voir un poulet mourir » (II, 5, 541-542). Elle possède « un petit chien » (IV, 6. 1158) qui la défend vaillamment quand on la brutalise.



Quelles conclusions tirer de cette brève étude ? Observons d'abord que, si le théâtre de Molière donne une telle impression de vérité toute semblable à celle de la vie, il ne le doit pas seulement à ce qui se déroule sur la scène devant les spectateurs, mais également à ses arrière-plans. A la périphérie de sa pièce, gravite une foule de silhouettes cernées d'un trait plus ou moins appuyé mais toujours étonnamment sûr, dont la société contemporaine fournit les modèles, et qui forme comme la puissante esquisse d'une comédie humaine encore en train de s'ébaucher. Entre les personnages de cette fresque peinte pour ainsi dire sur le mur de fond et ceux qu'on peut voir évoluer sur les tréteaux, quelques autres, prenant plus d'épaisseur et de consistance que les premiers, se détachent d'eux pour graviter dans l'ombre autour des seconds et leur servir de satellites. On en compte, dans L'Ecole des femmes, au moins sept ou huit, auxquels on peut encore ajouter l'auteur anonyme des Maximes du mariage1, soit presque le même nombre que ceux dont le nom figure dans la distribution. La plupart, ici, appartiennent au sexe féminin, comme le laissait prévoir le thème de la pièce. Ainsi se trouve compensé l'apparent déséquilibre causé par l'écrasante prédominance, autour d'Agnès, des rôles masculins. Tous nos invisibles, à l'exception d'un seul, depuis le savetier qu'Arnolphe envisage de prendre pour l'espionner, ou le domestique auquel Horace confie le soin de la garder, jusqu'à sa mère, à sa nourrice, aux religieuses qui l'ont élevée, à la vieille entremetteuse, à sa tante, lui peuvent être rattachés par quelque lien, de sorte qu'elle apparaît véritablement comme le centre autour duquel tourne toute l'action. On remarquera d'autre part que les principaux d'entre eux, tels que la bonne paysanne, la messagère d'amour, et même l'épouse de Chrysal-de, permettent au poète de préluder, sous une forme encore discrète et feutrée, à bien des thèmes satiriques dont se nourriront les ouvres ultérieures, notamment Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope. Leur étude enfin aide à mettre mieux en lumière la subtile complexité de sa dramaturgie de même qu'à préciser la nature de ce qu'il faut bien appeler, faute d'un terme plus adapté, son réalisme.

L'enquête, dans les limites d'un article, ne pouvait porter que sur une seule pièce, prise à titre d'exemple. Il va de soi qu'elle exigerait d'être étendue à tout le théâtre de Molière. L'entreprise, systématiquement menée, conduirait sans doute à de surprenantes découvertes, susceptibles de renouveler en profondeur nos idées sur les comédies que nous croyons le mieux connaître. Mais elle demanderait un gros livre. Il conviendrait aussi de tenter des recherches analogues sur des ouvrages dramatiques écrits par d'autres auteurs, à d'autres époques, en d'autres langues ou dans d'autres genres, car ni Molière, ni la comédie, ni le classicisme français, même si le phénomène s'y manifeste avec assez d'originalité pour qu'il y revête un intérêt tout particulier, ne possèdent le monopole de cette zone de ténèbres autour de la scène, de cet environnement imaginaire où vit une population latente. Nous n'avons tenté qu'une timide incursion dans un domaine vaste et mal exploré. Nous souhaite rions simplement inspirer le désir de pousser plus loin l'investigation, d'en perfectionner les instruments, d'en affiner les méthodes. Les personnages invisibles, précisément parce qu'on ne les voit jamais, méritent qu'on les scrute avec attention.

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Jean-Baptiste Poquelin
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