Jean-François Revel |
L'amitié, selon Proust, n'existe pas. Ou, plus exactement, elle existe, mais il la méprise, la considère comme funeste. La compagnie des hommes pour lesquels il n'éprouve qu'une vague sympathie - et une énorme curiosité - n'est pas condamnée (et comment le serait-elle, car, sans elle, de quoi la Recherche aurait-elle été faite ?), ou du moins elle est condamnée pour la seule perte matérielle de temps qu'elle entraîne pour nous. L'amitié, par contre, est condamnée pour des raisons plus graves : elle est nuisible parce qu'elle dévore la substance de notre pensée la plus nôtre. Après trois heures de conversation avec Saint-Loup, le narrateur a le sentiment épuisant d'avoir dépensé au hasard, sans but et sans joie, un peu de la force et des idées qu'il avait le devoir de tenir en réserve pour son ouvre. Non qu'il manque d'affection pour Saint-Loup - ou du moins pour Saint-Loup dans sa première version - ou pour Charlus, ou pour Swann, ou même pour Bloch, ou pour cet ami de Saint-Loup à Doncières, à propos duquel il décrit si bien son début d'amitié, une de ces « sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieu ses ». Pourtant, malgré la réalité indéniable de l'affection, l'amitié ne nous apporte rien d'essentiel et elle est une trahison de nous-même. La raison de ce mépris, dont la Recherche réitère si souvent l'expression, est assez puérile : elle consiste en ceci que Proust ne met presque sous le mot amitié qu'une seule chose : briller dans la conversation - et aux yeux de qui, grand Dieu ! - « échanger des idées », à table ou dans un salon. Il se sent fatigué d'avoir développé pendant toute une soirée à l'usage de Robert ses thèses sur la création artistique. Le drame de l'honnête homme consiste évidemment, en l'occurrence, à confondre l'agrément d'être ensemble et l'activité de penser ensemble, éventuellement de se communiquer des informations, ce qui peut fort bien se produire entre deux personnes n'éprouvant l'une pour l'autre aucune amitié : sa lassitude provient en grande partie de la confusion perpétuelle (à laquelle le condamne la fréquentation de la classe de loisiR) entre l'entretien méthodique et le bavardage. Elle provient de l'utilisation de la forme du bavardage à propos de questions dont on ne pourrait parler que méthodiquement, et entre gens à peu près également informés. Mais si Proust, à quarante ans, n'a pas encore compris ce qu'il aurait dû comprendre à vingt, s'il en est encore à patauger dans cette confusion, s'il prend la peine de répondre avec ses idées quand sa voisine de table ou son camarade de parties fines lui demande sa pensée sur Sophocle et sur Léonard de Vinci, il ne nous reste qu'à déplorer la persistance de cette naïveté juvénile chez un écrivain aussi intelligent et aussi mûr d'autre part. La répugnance du narrateur à développer sa pensée profonde s'explique par de bonnes raisons. Quand on arrive à une pensée personnelle, à une vision d'ensemble, à une sensibilité d'ensemble, on ne peut pas les transmettre sur un point particulier isolé, parce que les autres en sont surpris, ne comprennent pas qu'on fait allusion à une vue plus large et n'y voient qu'une prise de position négative, un refus de ce qu'ils connaissent, bref un « paradoxe ». On ne peut donc se communiquer qu'en livrant à la fois l'ensemble et les détails, c'est-à-dire dans une ouvre, et on doit se résoudre à ne tenir dans la conversation que des propos sans importance. Mais cela n'implique pas que l'on ne voudrait nirne pourrait se faire comprendre d'un interlocuteur suffisamment intéressé par ce que l'on aurait à lui dire, et avec profit pour nous, comme y insiste souvent Montaigne. En outre, Proust n'envisage jamais d'avoir, lui, à apprendre quoi que ce soit d'un autre. Il semble nier que l'on puisse apprendre d'une manière qui n'est ni celle dont on apprend par soi-même ni celle dont on apprend dans les livres, et qui est souvent plus rapide et plus durable que ces deux dernières, qui est même sans doute la seule possibilité que nous ayons dans la vie de brûler les étapes en nous appropriant une expérience qui n'est pas la nôtre. Pourtant, si le narrateur nie cette possibilité, il la connaît, puisqu'il admet que Bloch pour la littérature et Swann pour l'art lui ont fait gagner des années. Or cette transmission accélérée de l'expérience d'un autre, grâce à laquelle nous est révélé parfois en quelques jours ce qui sera pour très longtemps la pâture de notre esprit et marquera toute notre personnalité (il est des habitudes définitives qui s'acquièrent en quelques secondeS), elle n'est justement réalisable que sous les hautes pressions de l'amitié, qui seule peut faire que les idées, en se liant et s'incorporant au style d'un individu, deviennent transférables. Cette accélération de maturité, de sensibilité et d'intelligence, presque toujours illusoire dans l'amour, ne l'est pas dans l'amitié. Malheureusement Proust est mal tombé avec Robert I, fort aimable, affectueux, plein de vitalité, mais intellectuellement assez limité, quoique hélas ! avide de se faire exposer des « points de vue ». La « fatigue » de Proust ne provient en l'espèce que du niveau des gens qu'il fréquente, et c'est un des rares cas où on le surprenne en train de tirer des inconvénients de la vie mondaine une conclusion sur les rapports humains qu'il croit à tort universellement valable. Son livre même porte la trace de ses mauvaises fréquentations : quand il nous développe pour la énième fois ses théories sur l'art, recommence à nous remontrer solennellement que c'est très vilain de ne pas comprendre qu'écrire Madame Bovary ça ne se fait pas tout seul, que c'est bien plus difficile que d'éblouir ses auditeurs au cours d'un dîner en ville, que ça ne met pas du tout en jeu chez nous le même genre d'effort et de pensée ; ou encore quand il nous oblige à réentendre pour la centième fois dans le plus grand détail que les ouvres originales ne sont pas toujours goûtées dès leur apparition par le grand public, qu'en conclure ? sinon que Proust a tellement l'habitude de parler à des imbéciles qu'il a contracté la déformation de ressasser à l'infini les idées les plus simplistes et de reprendre inlassablement l'exposé des théories les plus grossières en jugeant nécessaire d'entrer dans d'interminables explications. Tant pis pour lui et pour nous, mais libre à nous aussi de récuser la validité de l'expérience, en raison de la qualité défectueuse de ses cobayes. La négation proustienne de l'amitié se fonde en outre sur des raisons plus graves, sur cette conviction que nous ne pouvons jamais parvenir à savoir la vérité sur autrui, ni autrui sur nous, et donc que le mensonge est à la base de tout commerce avec les autres. Les autres, à vrai dire, sont moins des menteurs que des cachottiers. Ils ne sont, en tout cas, aucunement incompréhensibles. Ce n'est pas leur caractère, ce ne sont pas leurs sentiments, leurs motifs, leurs passions, leurs pensées qui sont inconnaissables, c'est leur emploi du temps. Personne ne croit moins que Proust au mystère du dedans. Ce que les humains sentent, veulent, les états intérieurs qu'ils se figurent dissimuler se Usent dans leur mimique, leurs intonations, leurs visages, leurs habitudes verbales. Proust est parmi les plus impressionnables témoins littéraires du comportement, ou plutôt il ne lui vient pas à l'idée de séparer le comportement du sentiment, il démontre en écrivant l'inanité de la distinction théorique et abstraite entre roman psychologique et roman objectif. Lorsqu'il décrit ainsi, par exemple, un trait particulier de Char-lus : « Je m'aperçus alors que ses yeux, qui n'étaient jamais fixés sur l'interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui, tandis qu'ils débitent un boniment et exhibent leur marchandise illicite, scrutent, sans pourtant tourner la tête, les différents points de l'horizoin par où pourrait venir la police1 », Proust décrit à la fois « l'extérieur » et « l'intérieur », ou plutôt ne se pose heureusement pas le faux problème de leur séparation. Il fait exactement ce que chacun de nous fait en semblable circonstance : il ne s'intéresse à un spectacle de gestes que dans la mesure où, au même moment, il en perçoit ou en pressent la signification psychologique, sans quoi il ne verrait même pas ce spectacle, il n'en prendrait même pas conscience. L'opposition du roman psychologique et du roman behavioriste se révèle ici, une fois de plus, entièrement scolaire, car plus on est psychologue plus on est sensible aux comportements, à leurs détails, à leur diversité infinie, comme l'est Proust qui, en outre, lorsqu'il parle de ce qu'il éprouve, part de son point de vue subjectif, de son « intériorité » (et l'on voit mal comment il pourrait faire autrement sinon par un artifice de narratioN), mais la raconte comme une succession d'événements, en même temps qu'il raconte ses actions et ce qui lui provient du dehors. Il n'y a pas d'intériorité pure chez lui, donc pas de secret des êtres, du moins pas en droit. Par contre, il y a de sérieuses difficultés à se renseigner sur leurs actes. Si j'ai longuement fréquenté quelqu'un, j'arriverai de plus en plus facilement à sentir ce qu'il éprouve, mais jamais je ne pourrai jurer de ce que faisaient mon meilleur ami ou ma maîtresse hier à cinq heures. A cet égard, les rencontres dues au hasard ou les révélations, tout aussi fortuites, apportées par le temps me réserveront toujours des surprises. Quand le narrateur demande à Albertine : « A quoi pensez-vous ma chérie ? » et qu'elle répond : « A rien », cela ne veut pas dire que la pensée humaine est par essence indicible - la pensée d'Albertine serait très facile à formuler - mais que tout le monde, même l'être qui nous est le plus cher, nous cache toujours une partie de ce qu'il fait et de ce qu'il complote. En un mot, il n'y a pas chez Proust de mystère psychologique des êtres, mais un mystère moral. Nos états subjectifs n'ont rien d'énig-matique, mais on ne saurait imaginer de quels actes nous sommes capables. La vérité - la vérité biographique, la seule qui importe, sur ceux que nous aimons - nous l'apprenons très partiellement, très tardivement, parce qu'au moment où cette vérité nous serait capitale, tout s'acharne à nous la dissimuler, à commencer par notre avidité même de la connaître. Les faits essentiels, ceux à propos desquels le doute a marqué notre cour au fer rouge, nous ne les connaîtrons la plupart du temps jamais avec certitude. Swann mourra sans savoir si « cette nuit-là » Odette était vraiment couchée avec Forcheville. La tradition orale, en majeure partie fantaisiste, les enquêtes que la passion nous pousse à entreprendre, plus souvent encore les ragots, charrient de temps à autre jusqu'à nous quelques bribes de renseignements. Au demeurant, les rapports se contredisent dans presque tous les cas. S'agit-il de savoir si Saint-Loup était déjà pédéraste à l'époque des Jeunes Filles en fleurs et si c'est vraiment pour faire l'amour avec le garçon d'ascenseur qu'il s'enfermait à Balbec dans la chambre noire sous prétexte de développer des photographies ? Je ne dispose, pour m'en convaincre ou non, que des affirmations divergentes du complice présumé et d'un maître d'hôtel. « Est-ce le liftier ou Aimé qui ment ? », voilà comment s'énonce pour moi le problème quand je désire savoir la vérité sur mon meilleur ami. D n'est donc pas étonnant que la vérité sur les autres, « cette vérité que les trois quarts des gens ignorent2 », nous échappe, et d'autant plus régulièrement que « les gens » croient à leur idées fausses sur leurs semblables avec une force proportionnelle à l'inexactitude ou même à l'invraisemblance de leurs informations. On croirait entendre Protagoras, selon qui tout ce qu'on est autorisé à dire du réel, c'est qu'il n'est « pas même ainsi », quand on voit Proust citer, en guise d'échantillon de la manière dont les hommes se forgent leurs croyances les uns au sujet des autres, la nouvelle que « dans le peuple roumain le nom de Ronsard est connu comme celui d'un grand seigneur tandis que son ouvre poétique y est inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur». D'où les métamorphoses déconcertantes, dans la Recherche, métamorphoses qui proviennent au moins autant du bouleversement de nos renseignements que de celui des personnalités. La question n'est pas tranchée de savoir si les mours amoureuses de Saint-Loup ont vraiment changé ou bien s'il a toujours été homosexuel et si c'est seulement moi qui l'ai appris tardivement. Les êtres nous sont connus par aspects successifs qui s'éclairent pour nous par fragments, reliés entre eux par d'immenses lacunes. Aucune raison, aucune nécessité, aucun ordre ne décident du choix, de la fréquence, de l'importance, du nombre de ces révélations : nous sommes donc perpétuellement exposés à constater un fait capable de retourner sens dessus dessous notre opinion des gens mêmes que nous voyons tous les jours. C'est sans doute pour donner à cette constante mutation de l'apparence des êtres l'allure le plus spectaculaire possible que Proust dramatise jusqu'à l'invraisemblance la soudaineté et l'intégralité de ces renversements. Et c'est à leur caractère imprévisible, fondamentalement incroyable et inattendu, que sont dus en partie ces effarements rétrospectifs du narrateur devant les « coïncidences » de la vie : c'est le soir même où la princesse de Guermantes a tenté de se tuer à cause de lui que M. de Charlus courtisait un affreux receveur d'omnibus dans un fiacre. C'est toujours précisément ce fameux jour où ma maîtresse a été si tendre, où je me suis cru plus que jamais certain de son amour, qu'elle a rejoint X dans une cabine de bain. Les énigmes des autres, chez Proust, tombent souvent au même niveau que les stratagèmes d'une petite bourgeoise, épouse d'un chef de bureau, ayant en outre deux amants à la fois - la Parisienne de Becque. Les informations inexactes des gens sur leurs semblables vont en général dans le pire sens : elles canonisent les méchants, posent le laurier du génie sur la tête des imbéciles, offrent à la patrie Cottard « tué au front », alors qu'il n'a jamais quitté le salon des Verdu-rin, mais attribuent par contre la ruine partielle du narrateur à son ambition de se hausser au-dessus de sa condition, de mener grand train pour éblouir les nobles, alors qu'en fait il s'est ruiné par amour pour une jeune fille d'un milieu très inférieur au sien. Quant aux vérités contrôlées, constatées par le narrateur, elles noircissent uniformément le portrait d'autrui, le révèlent toujours moins estimable qu'on ne l'avait cru au premier abord. Contre une révélation qui fait apparaître certains individus comme un peu moins abjects qu'on ne les croyait - le trait de bonté des Verdurin, servant à l'insu de tous une petite rente à Saniette - il y a vingt découvertes accablantes, et l'ensemble de la Recherche progresse pas à pas dans le sens d'une inexorable dégradation de la valeur morale de ses personnages. Rares sont ceux qui n'arrivent pas aux trois quarts déchiquetés à la clôture du livre. La méchanceté poussée jusqu'au crime, le manque de toute honnêteté dans les convictions, le caractère postiche de la plupart des talents, des cultures, des goûts, des idées composent une humanité d'autant plus décourageante que, précisément, personne, même pas l'historien, ne saura ni ne rétablira jamais la vérité. Dans le présent comme dans le futur, le vice sera toujours pris pour la vertu, le talent authentique pour un talent emprunté, à moins de coïncidences dues à l'annulation mutuelle de deux erreurs. Quelle simplicité excessive, de la part d'un auteur qui passe pour aussi subtil que Proust (son mérite serait plutôt, à mes yeux, de posséder un solide bon sens, dans certains cas, et de se refuser au papillo-tement des interprétations trop séduisanteS), quelle naïveté dans cette façon d'admettre la falsification mécanique et inévitable de la biographie des gens, sans jamais avoir envisagé un seul instant que notre connaissance de cette biographie pût avoir d'autres sources que les potins de salons et les bavardages de bains de mer. Mais, que la vérité soit connue ou non, l'important est la conception que l'auteur s'en fait. Quels sont les personnages de la Recherche auxquels on accepterait encore de serrer la main ? D'abord les saintes : la grand-mère et la mère, qui sont hors de la vie, astres de bonté pure. Ensuite le martyr : Vinteuil, qui appartient d'autre part au groupe des créateurs, ceux dont les actions sordides ou vulgaires, s'ils en commettent, sont rédimées par le génie : Bergotte, Elstir. Après quoi, émergent les deux principaux personnages du livre : Swann et Charlus (car Albertine, pas mauvaise fille du reste, et pas stupide, ne laisse pourtant pas dans l'esprit du lecteur une image bien vive, ni le souvenir d'une histoire bien richE). Tous deux ont un point commun : l'authenticité de leur culture. Les moments où Swann parle d'architecture, où le baron parle de musique sont parmi les rares où nous Usions dans la Recherche des conversations sur les arts et les lettres sans avoir le sentiment d'écouter des poseurs ou des naïfs. Swann et Charlus sont tous deux réellement intelligents-l'intelligence du baron étant toutefois un peu gâtée par la démence - car, chez tous les autres, ce qui afflige, c'est qu'ils peuvent faire illusion un certain temps, mais qu'au bout du compte, ils sont si bêtes ! Cependant, la qualité qui, pour le coeur de Proust comme pour celui de Montaigne, définit la moralité, la seule qui attire sa sympathie la plus profonde, c'est la bonté, cette bonté qui, malgré les folies et les méchancetés dues à l'orgueil blessé ou au dépit, transfigure et sauve Charlus. Pour clore cette liste, accepterions-nous de serrer la main de Jupien ? Il n'est pas particulièrement bon, et Proust néanmoins le sauve, peut-être pour la raison que cet homme du peuple s'exprime naturellement dans un français pur et élégant. Quant aux autres, l'explication que Proust donne d'eux se ramène à celle de La Rochefoucauld. Leur bonté, en particulier, « simple maturation qui finit par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch1 », n'est jamais que cette bienveillance due au déclin des appétits, à la satiété des plaisirs et de l'argent, à l'apaisement de l'amour-propre comblé, à la fatigue. L'honnêteté de leurs convictions, leur intérêt pour la vérité, leur souci de la justice, la sincérité de leurs sentiments sont toujours taillés dans l'étoffe du dreyfusisme de Saint-Loup ou de Bontemps, changeant de morale politique en changeant de maîtresse ou de poste ; ou dans celle de la conscience professionnelle de ces médecins qui poussent un soupir de soulagement en apprenant que le malade dont ils avaient pronostiqué la mort est bien mort, et, par contre, se vexent du coup de chapeau de celui qu'ils croyaient depuis un an au Père-Lachaise ; ou enfin dans l'étoffe de l'estime et de l'amitié de la duchesse de Guermantes pour Swann, dont la mort prochaine, brusquement annoncée avant une soirée, ne retarde pas d'une minute le moment pour elle de s'y rendre. Lorsqu'on se demande quel motif peut pousser les personnages de la Recherche du temps perdu à se réunir régulièrement, puisque l'amitié n'existe pas, selon Proust, quel but ils poursuivent en se retrouvant, quel plaisir ils peuvent bien ressentir à passer des heures ensemble, on ne voit finalement qu'une seule réponse qui s'applique à toutes les manifestations sociales proustiennes : on se groupe pour se livrer à la méchanceté. La méchanceté est le moteur commun à tant de soirées, raouts, matinées, garden-parties, dîners, qui tous, malgré la variété des milieux, des niveaux sociaux, du nombre des participants, des occasions, que ce soit à la ville ou à la campagne, présentent ce trait commun de réaliser une sorte de caricature des réjouissances qu'ils sont censés faire naître, d'offrir l'image pervertie, le résidu vénéneux de coutumes anciennes et oubliées. Ce terme ultime de la décadence des fêtes dans la haute société européenne occidentale, c'est bien chez Proust qu'on en découvre les meilleurs exemples circonstanciés, cette totale inversion du principe même de la fête, ces antifêtes permanentes qui consistent à se rassembler pour se consacrer intensément à l'activité d'être méchants les uns pour les autres, chacun étant préoccupé avant tout d'obtenir de petits triomphes de cruauté et d'éviter pour lui-même la cruauté d'autrui. Les fêtes proustiennes ne satisfont même plus ce besoin d'étalage des biens matériels, de la bonne chère et du luxe que Thorstein Veblen étudiait à peu près à la même époque dans la haute société américaine de fraîche naissance, sous le nom de « conspicuous consumption », consommation ostentatoire de produits, on peut même dire destruction ostentatoire de produits car la « conspicuous consumption » évoque la cérémonie du potlatch en laquelle s'enracinent ces éblouissants gaspillages. Dans ces fêtes on s'ennuie, mais au moins on mange et on boit. Chez Proust ne circulent jamais que quelques fantomatiques petits fours, simples allusions à un âge où l'humanité se nourrissait. Quant à la boisson, ce n'est certainement pas pour s'enivrer que les invités de la Recherche prolongent ces soirées d'où le Champagne est sauvagement absent, ayant fait place à l'orangeade, à la fraisette, à la cerisette, boissons délicieuses, certes, mais peu stimulantes. De vagues prétextes musicaux - quel que soit l'intérêt pris par le narrateur lui-même aux ouvres exécutées - ne suffisent pas non plus à justifier ces réunions, il vaudrait mieux dire ces attroupements, car, une fois opérée la seule sélection dictée par le snobisme, les amphitryons de la Recherche n'ont pas le moindre souci des conditions de quantité et d'affinités que doit remplir, dans une société civilisée, une réunion entre être humains, pour être plaisante ou même éventuellement instructive. Aucune conversation ne pouvant donc éclore dans ces antifêtes, autre que stu-pide et futile, l'idée fixe des participants consiste, pour chacun, à se réjouir d'y être présent quand d'autres en sont exclus. La principale activité consiste à regarder autour de soi pour voir qui est là, qui n'a pas été invité, qui n'est pas venu malgré l'invitation reçue - échec pour les maîtres de maison - enfin qui on s'étonne, qui on se scandalise de voir là, les maîtres de maison devenant alors coupables de vous avoir tendu un guet-apens en vous invitant avec des gens infréquentables. Dans les salons qui ont une forte situation mondaine et où, en principe, tous ceux qui reçoivent une invitation sont trop heureux de se rendre, la cruauté jubilatoire s'exerce aux dépens des exclus. Les hôtes de second ordre, au contraire, tremblent de manquer de monde, et, au cours de la fête de la princesse de Guermantes, on voit Mme de Saint-Euverte recruter des adhérents en vue de sa propre garden-party, qui doit avoir lieu le lendemain1. Pour mesurer l'élévation des préoccupations et le raffinement des usages auxquels on peut s'attendre en ce domaine, il suffit de rappeler que le narrateur, lorsqu'il reçoit un carton l'invitant à cette même fête donnée chez la princesse de Guermantes, redoute tout d'abord une farce de quelqu'un qui lui aurait envoyé un faux carton pour avoir le plaisir de le faire mettre à la porte par un valet de pied de l'hôtel de Guermantes. Inquiet et désireux d'en avoir le cour net, il va trouver le duc de Guermantes, lequel, détestant se compromettre, refuse, par le biais de divers faux-fuyants, de se mêler de cette histoire et de poser directement la question à son frère le prince, et laisse charitablement Marcel dans l'embarras. Les « fêtards » passent leur temps à s'épier, dans l'espoir d'assister à l'humiliation de l'un d'entre eux. Cet espoir se prend souvent pour une réalité : lorsque le prince de Guermantes attire Swann à part (pour lui parler de l'affaire DreyfuS), le bruit se répand aussitôt à travers les salons que c'est « pour le mettre à la porte ». Même les mésaventures physiques seront assez bonnes pour provoquer l'extase des témoins : le grand-duc Wladimir rit à gorge déployée en voyant Mme d'Arpajon et sa robe du soir entièrement inondées par le jet d'eau d'Hubert Robert, qu'un coup de brise à rabattu2. Le grand-duc croit devoir compatir ensuite en s'écriant : « Bravo la vieille », cependant que M. de Charlus épilogue à voix stridente sur la puanteur supposée d'une dame qui, toute proche, ne perd pas un mot des propos du baron, mais, en raison de la puissance mondaine de ce dernier, avale sans réagir cet affront tout gratuit. Les compliments sont aussi légers que les rosseries : la princesse de Guer-mantes crie à travers un de ses salons : « Madame de Villemur ! M. Détaille, en grand peintre qu'il est, est en train d'admirer votre cou1. » Un certain art de la fête serait une possible justification esthétique de la société que décrit Proust. Mais cette société ne s'amuse pas plus qu'elle ne travaille, ne jouit pas plus qu'elle ne crée. Et on ne peut s'empêcher de se rappeler par contraste que le sens de la fête est au même moment très vivace dans les classes populaires, telles, par exemple, que les décrivait Zola peu auparavant. Alors que les snobs de Proust se réunissent pour cultiver leurs mauvais sentiments, les ouvriers de Zola organisent des repas plantureux où ils retrouvent une des raisons d'être principales des fêtes : l'oubli des offenses, la liquidation des rancours, l'exaltation de la générosité matérielle et affective. Les relations entre les hommes ne se justifient donc ni par l'amitié, ni par l'estime, ni par l'agrément. Cette conclusion pessimiste et trop simple, il n'est pas question pourtant que nous y conformions notre conduite, et nous nous empressons, à peine l'avons-nous formulée, d'aller rejoindre ceux qu'il faut bien encore appeler nos amis, et dont nous ne pouvons pas nous passer. Proust a besoin de ce pessimisme moins pour vivre que pour écrire. Si en effet aucune vérité, aucune honnêteté, n'est à espérer du commerce des humains, que reste-t-il ? Aucune échappatoire métaphysique ne convertit, chez Proust, le négatif en positif. Il est bon de le rappeler car certains interprètes sont allés jusqu'à voir en Proust un auteur religieux. En vertu de ce que j'ai appelé ailleurs1 l'argument de Bélise2 - argument selon lequel c'est justement parce que quelqu'un est indifférent à quelque chose qu'il en est hanté - on est allé parfois jusqu'à nous fomenter un Proust chrétien. Or de même que Proust est un des rares écrivains français de sa génération qui n'ait pas succombé au chauvinisme belliciste, il a su se tenir à l'écart également du picotement spiritualiste qui commençait vers 1920 à agacer les muqueuses de l'intelligence nationale et qui bientôt allait vaporiser sur la littérature française les éternuements d'eau bénite dont elle est encore toute ruisselante. Proust n'ayant jamais écrit en définitive que sur ce qu'il avait cru constater - le véritable prosaïsme, qui tue l'intérêt d'un texte, étant, bien entendu, non pas cette fidélité à la constatation, mais l'indiscrétion mythologique et l'affirmation décorative - il n'a jamais évoqué l'immortalité que dans les termes les plus vagues, et dont on peut dire qu'ils sont liés plus à des habitudes de langage qu'à des croyances explicites. On peut difficilement voir autre chose qu'une oraison funèbre polie dans le passage vaguement rousseauiste et kantien qui suit le récit de la mort de Bergotte3 et dans cette argumentation, romantique dans le fond et très éteinte et officielle dans la forme, tirée de la conscience de l'artiste, en faveur d'une survivance non invraisemblable. On ne voit rien chez Proust qui aille au-delà de ce qu'ont écrit les poètes de l'antiquité, quand il mentionne en termes imprécis et fugitifs « ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes ». L'idée de la mort, chez Proust, est constante, comme chez Montaigne, mais, comme chez lui, la mort est un pur fait, sur lequel nous ne pouvons rien dire. La mort des autres ne se distingue guère de leur absence : la perte d'un objet amoureux nous affecte de la même manière qu'une mort. Les divers soubresauts de la souffrance, jusqu'au détachement final et à l'oubli, les diverses étapes qu'il faut parcourir pour mériter l'indifférence, les diverses haies d'épine et les fourrés épais qu'il faut traverser sont les mêmes dans les deux cas. D n'y a aucune différence intrinsèque entre notre conscience de la mort d'autrui et notre conscience d'une séparation définitive d'avec un être vivant. Quant à notre propre mort l'idée nous en accompagne, nous ne pouvons ni l'éviter ni l'apprivoiser. Les constructions mythologiques et philosophiques sont évidemment des gambades où se dépense notre anxiété en présence de l'intolérable. C'est un léger progrès que de savoir rester un peu tranquille. Comme dans son compte rendu de la passion, Proust n'élude pas plus le problème qu'il ne se figure avoir le droit de le résoudre à sa fantaisie du moment qu'il consent à l'apercevoir (ce qui caractérise l'esprit philosophiquE). Comme la passion, la mort est une question de fait et non de principe. La constante dissolution du moi, c'est-à-dire de l'affectivité sous la forme précise du désintéressement des émotions plongeant sans cesse le passé dans l'indifférence (car « ce sont les paradis perdus où l'on se sentirait perdu1 ») nous fournit une expérience peut-être analogue à la mort. Cette expérience nous aide un peu, en même temps, à supporter l'idée de notre anéantissement, puisqu'elle nous prouve que l'indifférence à la vie pourrait en précéder et en rendre tolérable la perte, et que peut-être l'imminence de la mort même, précédée de peu par la rupture de nos liens avec nos propres émotions « nous guérira du désir de l'immortalité2 ». Proust nous fait comprendre en outre par là que toutes les morts ne sont pas équivalentes, subjectivement, et toutes subies dans les mêmes dispositions ; et que la sagesse populaire n'a sans doute pas tort de distinguer la mort d'un être jeune et celle d'un vieillard, entre la mort accidentelle et la mort naturelle, la mort qui frappe et celle à laquelle on se prépare, si faible soit cette marge de préparation, et de les distinguer, en tenant compte de la souffrance organique probablement très grande que donne, sans doute, le fait même de mourir. La mutation incoercible du moi se rattache ou conduit à l'impossibilité de connaître la vérité sur les autres, puisque moi-même je suis le premier des autres. Il n'y a rien dans ces considérations psychologiques que de très banal. Le difficile consiste à donner un sens à la vie en tenant compte de ces faits. On sait que pour Proust personnellement le moyen d'y parvenir, de rendre à la fois la vie intéressante et la mort indifférente, c'est d'élaborer une ouvre d'art. Certes on ne s'habitue jamais à l'idée de la mort. Même quand le narrateur peut dire « l'idée de la mort s'installa définitivement en moi' », il ajoute aussitôt « non que j'aimasse la mort, je la détestais ». Ce n'est pas non plus qu'à la manière des poètes de l'Antiquité et de la Renaissance il se réjouisse à l'idée que la postérité perpétuera sa mémoire : le jugement de la postérité sur son ouvre lui est aussi indifférent-de ce point de vue - que celui des contemporains. C'est par un abus des mots qu'on cherche à se persuader que la création artistique guérit de la peur de mourir. Inversement, le sentiment d'approcher de la mort engendre chez le narrateur les dispositions qui lui permettent de se consacrer avec assiduité à son ouvre. |
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