Jean-François Revel |
Car l'amour espère toujours que l'objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l'éteindre. Lucrèce, IV (1085-1086). Ne montons plus la garde à sa porte, Aratos, et n'usons plus nos jambes ; que le coq matinal, en chantant, en livre un autre que nous aux pénibles torpeurs. Que Molon seul, cher ami, perde le souffle à cette gymnastique. Pour nous, songeons à avoir la paix. Théocrjte, Thalysies, VII (122-262). Les deux fragments de poèmes rapprochés ci-dessus en exergue condensent les deux dispositions qui se partagent le cour du narrateur de la Prisonnière et qui coexistent dans toute passion : l'aspiration à s'enfermer de plus en plus en elle et l'aspiration à la fuir ; le besoin d'en faire toujours davantage le seul point de contact avec la vie et au contraire le sentiment, à chaque instant, que c'est elle qui nous sépare de la vie et nous en interdit les joies les plus simples ; la passion éprouvée comme intensité suprême de la sensibilité, quoique jamais atteinte, mais seule vraie, et la passion ressentie au contraire comme dessèchement, retranchement, aveuglement au spectacle du monde et éloi-gnement des plaisirs mêmes de l'amour ; la passion, enfin, conçue comme unique apaisement d'elle-même et donc sa croissance, infiniment désirée, comme indispensable, et au contraire le rêve intermittent de se dispenser, précisément, et d'un seul coup, de la passion, de s'en détourner et, tel le prisonnier de Platon, de lui échapper, non point après un accommodement avec elle, mais en faisant brusquement demi-tour et en dirigeant le regard vers des lieux d'où son objet est absent. Mais cette dernière tentation, ce n'est bien, en effet, qu'en rêve que nous pouvons y céder. Le spectacle du monde, l'aimable variété des perspectives possibles d'autres manières de vivre ne nous séduisent qu'en apparence, c'est-à-dire dans les moments où la passion est provisoirement satisfaite et où par conséquent notre dépendance est moins sentie. Mais si la vie nous prend au mot, ou, ce qui arrive également, si nous-mêmes nous prenons au mot, alors c'est aussitôt la torture et nous nous apercevons vite que la passion n'était pas seulement le contenu de notre existence, mais sa condition. Loin de nous priver du charme de cette herbe verte, de cette passante qui nous jette un coup d'oil, de cette exposition de peinture que nous remettons chaque jour d'aller voir, de l'ami auquel nous n'avons pas le temps de téléphoner, bien au contraire lorsqu'on nous retire brusquement l'être que nous aimons, nous constatons aussitôt que, sans la passion, nous avons accès à moins de choses encore, qu'elle était l'intermédiaire exclusif entre nous et l'extérieur, qu'elle nous séparait de la vie dans le sens où le bateau sur lequel nous sommes au milieu de l'océan nous sépare de l'eau. Marcel, sortant avec Albertine, la sent devenir étrangère à lui, la regarde comme l'obstacle qui s'interpose entre ses désirs et la foule des autres êtres, ils vivent un de ces moments où deux amants roulent chacun leurs pensées, où tous deux le savent, et les roulent en vain, du reste, car toute réalisation de ces pensées est impossible tant que la passion dure ; les plaisirs, ou la simple paix, ou le besoin d'activité, caressés en imagination comme interdits par l'autre, n'auraient de saveur que si, contradictoirement, cet autre continuait d'y être associé. Il suffit que le plus petit motif de jalousie pointe à l'horizon, ou qu'Albertine soit partie, pour que sans délai s'impose l'évidence qu'il n'y a pas de choix entre la passion et une autre vie, mais seulement entre la passion et la mort, ou la folie. (Certes, l'expérience prouve dans presque tous les cas que cette « mort » ou cette folie seront provisoires, il n'en est pas moins vrai que, vues de l'intérieur de la passion, elles sont les seuls autres termes de l'alternative.) C'est pourquoi la guérison de la passion est aussi accidentelle que sa naissance. On ne peut pas plus en sortir volontairement, raisonnablement, qu'on ne peut l'aménager en y restant, l'installer dans la vie quotidienne. C'est plutôt la vie qui cesse d'être quotidienne, la passion nous oblige soit aux crises incessantes des séparations et des réunions, soit à la séquestration anormale et toujours insuffisamment hermétique de la Prisonnière. C'est pourquoi aussi les conversations des amants à leur propre sujet sont à la fois inéluctables et stériles ; inéluctables puisqu'une passion heureuse n'est qu'une passion devenue encore plus impossible à combler, stériles puisqu'elles ne pourraient éclairer quoi que ce fût qu'après la disparition de la passion, c'est-à-dire de l'angoisse inspirée par les réactions possibles de l'autre. Mais après cette disparition, l'objet même du différend ayant disparu aussi, il n'y aura plus personne pour s'intéresser au débat jadis ouvert par et entre deux êtres devenus étrangers l'un à l'autre (je reviendrai sur cette question dans le chapitre VI consacré au pessimisme proustieN). « On a bien de la peine à rompre quand on ne s'aime plus » a dit La Rochefoucauld. Mais, quand on s'aime, si on rompt avec la plus extrême facilité, on sait que cette rupture est irréalisable. Donc, en définitive, on ne rompt jamais. Proust le dit, dans la passion la rupture n'est jamais de bonne foi, elle est une manière, de la part de celui qui en prend la feinte initiative, de forcer l'autre à reposer tous les problèmes de sa passion et, comme on dit pudiquement, de ses « rapports » avec lui, et cela dans le but de couper court au laisser-aller des velléités d'indépendance, des petites impertinences narquoises et des grandes inquiétudes, dans le but de donner un « tour de vis », d'effectuer une « reprise en main ». Proust s'est donné la partie facile, contrairement à ce qu'il a fait dans sa critique du snobisme, en choisissant en Albertine un être effectivement infidèle et couchailleur. Son récit eût été encore plus beau s'il avait montré que les phénomènes que je viens d'essayer de résumer d'après lui se produisent même entre amants fidèles. Quel doute de lui-même, quelle soif de se présenter constamment sous le jour le plus défavorable, d'envisager dès le premier instant, avant même qu'elle naisse, une passion telle qu'elle sera, quand elle sera entrée dans la phase de destruction réciproque des amants ! Car, en définitive, le narrateur de la Recherche est toujours trompé, ou écarté. Il aime Mme de Guermantes sans la connaître et, bien entendu, sans être payé de retour. Gilberte, Albertine sont des êtres qu'il poursuit et qui le fuient. Jamais il n'est question que ce soit lui qui se lasse de quelqu'un, sauf après en avoir été copieusement repoussé. A la différence de tant d'autres, Proust ne se présente jamais comme celui qui fait souffrir, qui est aimé plus qu'il n'aime. Il y a chez lui une grande humilité, une curieuse absence d'amour-propre dans le fait, par exemple, qu'il n'émet pas un instant l'hypothèse que son charme pourrait à lui seul ôter à ses partenaires l'envie de lui être infidèles. Il y faut encore des moyens externes, un encadrement disciplinaire et une bonne police. Moyens inutiles du reste : les maîtresses proustiennes, et pas seulement celles du narrateur, n'attendent que l'occasion d'être laissées trois minutes seules pour « expédier une passade1 ». A peine a-t-on le dos tourné qu'elles se sont éclipsées dans les toilettes avec le maître d'hôtel. Pourquoi Rachel au restaurant se met-elle à « faire de l'oil à un jeune boursier » - non seulement afin de faire enrager Saint-Loup, mais (Proust le soulignE) souvent aussi dans l'intention de retrouver réellement ensuite l'inconnu, - du moins pourquoi le fait-elle ce jour-là, puisque Saint-Loup n'est presque jamais à Paris, sinon parce que l'auteur veut en revenir et tout ramener à l'universelle conduite féminine de s'échapper, conduite particulièrement superflue dans ce cas, car Rachel ne se trouve que très rarement sous le contrôle de Saint-Loup ? Proust pose le principe qu'on aime toujours sans être aimé. C'est là d'ailleurs la raison probable pour laquelle, malgré les plus atroces souffrances de jalousie, son amour ne se mue jamais en haine, description du dynamisme de l'amour-passion qui, pour une fois, diffère radicalement du schéma racinien. Encore une chose que Proust a décrite : en amour on ne peut jamais se venger, soit qu'on se détruise soi-même en le faisant, soit qu'on n'en ait plus la moindre envie. Il est vrai que lui, toujours à cause de son absence d'amour-propre, n'en éprouve jamais le besoin. Car on retrouve partout chez Proust cette humilité de principe, ce manque primordial de confiance en soi, cette certitude robustement turque, à savoir que « les femmes de notre vie » ne peuvent être que des prisonnières ou des fugitives, en attendant de nous devenir indifférentes. Lorsqu'elles nous le sont devenues, ou avant que notre passion ne commence, il arrive qu'elles se « jettent à notre tête », comme Gilberte. Et, en dehors de l'amour-passion, on éveille soi-même les désirs et les inclinations, même les débuts de passion des autres, à condition de ne pas en éprouver soi-même. Tout se passe comme si l'amour-passion mettait instantanément le partenaire en fuite, comme si la passion ne pouvait susciter en face d'elle que la non-passion. Si l'on peut retenir un être aimé, ce n'est que par l'intérêt, la « bienveillance dans son sens le plus efficacement protecteur » que témoigne à Morel le baron de Charlus. Bien sûr, il y a quelque simplisme dans cette mécanique : quand je te veux, tu ne me veux pas, quand tu me veux, je ne te veux pas. On trouverait probablement des constatations psychologiques de ce niveau-là chez André Roussin ou Jean de Létraz. Proust a eu tort de présenter cette négation comme la seule éventualité. Il est faux qu'il en soit toujours ainsi. Mais selon Proust, même s'il n'en est pas toujours ainsi, il en devrait être toujours ainsi. Le vrai hasard, dû à une « coïncidence », c'est qu'il en aille autrement. La vraie illusion, c'est que « ça s'arrange », car dans son essence l'amour dit partagé continue en fait à ne pas l'être. Ce n'est jamais qu'un malentendu et un mensonge, sauf peut-être à un certain moment très bref où se produit, pour reprendre une définition désuète mais exquise du hasard, la « rencontre de deux séries indépendantes ». Mais surtout Proust se distingue de Létraz parce que la loi, générale selon lui, d'après laquelle les être _s'offrent à notre désir ou trop tôt ou trop tard, et le fuient lorsqu'il les recherche, tient moins aux circonstances qu'au fait qu'il ne s'agit pas du tout du même désir dans les deux cas. Quand nous ne désirons pas un être, s'il paraît s'offrir à nous c'est précisément que nous le désirons très peu. La même « offre », si le désir devenait passion, paraîtrait dérisoire. Le passage brusque du premier désir au second se produit dans l'épisode célèbre du retour en train, avec Albertine, à la fin de Sodome et Gomorrhe. D'abord Albertine importune et agace le narrateur, sa présence déborde de beaucoup le besoin qu'il a d'elle ; puis, après la phrase fatale sur Mlle Vinteuil, aucune présence ne pourra plus jamais satisfaire la passion qui vient d'éclater. Car en fait, dans la Prisonnière, il n'est pas du tout dit qu'Albertine n'aime pas le narrateur. La vie qu'ils peuvent mener leur serait enviée par bien des amants. Les infidélités mêmes, si épisodiques, d'Albertine, si on les oppose au don total qu'elle fait de son existence, sont-elles la véritable cause de la souffrance du narrateur ? La fatalité qui pèse dès le début sur la Prisonnière est plus essentielle. L'échec de la passion est inéluctable, il appartient à sa nature, et la recherche, la découverte des infidélités est bien plutôt comme une sorte de confirmation externe : on peut dire d'elles, comme on l'a dit de Dieu, et avec autant de raisons de croire au succès, que si elles n'existaient pas il faudrait les inventer. Ce n'est pas la découverte des infidélités qui fait échouer la passion, mais le sentiment de l'impossibilité du bonheur dans la passion qui incite à la recherche des preuves d'infidélité, et d'ailleurs rend l'infidélité même inévitable, car, pour la passion, qu'est-ce qui n'est pas infidélité ? L'objet qu'on aime avec passion devient de ce fait même infidèle, toujours en retrait sur notre folie. Pourquoi ? Proust a décrit ce fait que nous pouvons être conscients du peu d'intérêt ou de beauté d'un être, et pourtant l'aimer et surtout souffrir de le perdre, parce qu'il joue le rôle d'agent de liaison, de trait d'union entre nous et l'amour, nous donne accès à une vie où l'amour existe, que l'amour nettoie de tout ennui, une vie où, quoi qu'il arrive, nous ne sommes jamais seuls ou plutôt ne nous sentons jamais seuls, car le fait essentiel est la possibilité constante de communiquer avec quelqu'un, et non pas le fait de se trouver toujours en sa compagnie. Même, parfois, on peut fuir cette compagnie, la trouver importune : il reste qu'en profondeur la solitude est constamment conjurée. Et c'est bien l'annonce d'une solitude irrémédiable qu'apportera, avec l'âge, ce jour « triste comme une nuit d'hiver » où le narrateur devra admettre que seul l'argent, et non l'amour, pourvoira à ses plaisirs sexuels d'une nuit, avec des êtres « qu'on ne reverra jamais ». Jusque-là, ce n'est pas parce que l'objet est aimable et aimé que l'amour existe, mais pour que l'amour soit que l'objet est aimé. L'amour, chez Proust, n'est donc pas un mécanisme interne et autarcique dont l'objet ne serait que le prétexte, écran où se projetteraient nos hantises subjectives ; sans doute cette projection n'en est jamais absente, et le visage d'une passante que peut-être nous pourrions aimer n'est parfois qu'« un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs1 ». Mais, en même temps, le désir d'aimer se dirige bien vers l'extérieur, il est le signe du besoin d'échapper à soi-même, quoiqu'il s'adresse moins à des « propriétés » objectives, des « qualités » inhérentes à l'objet qu'il ne cherche, à travers l'objet, au-delà de l'objet, le fait même d'être amoureux de cet objet et aimé de lui. C'est pourquoi la personne aimée est toujours à la fois un absolu, puisqu'elle est le seul moyen d'accéder à l'amour, et un collaborateur dont on se méfie, puisqu'un individu empirique, contingent, avec ses limites, ses sautes d'humeur, sa fausseté, sa versatilité, éventuellement sa bêtise, sa veulerie, peut ne pas être le collaborateur idéal, peut même être le pire collaborateur possible. C'est pourquoi aussi il nous habite tout entier et nous est, en même temps, étranger. Dans le moment même où sa perte nous ferait souffrir mille morts, il nous arrive de le considérer dans la vie quotidienne d'un oil sardonique et de détailler avec résignation ou agacement son incurable banalité. Ensuite, lorsqu'il a cessé d'exister comme objet d'amour, l'individu contingent qui demeure nous devient plus lointain et indifférent que n'importe qui d'autre, nous n'éprouvons même pas pour sa destinée ultérieure la curiosité que nous éprouvons pour les plus distantes de nos relations, le plus vague de nos camarades. C'est que nos liens avec ce dernier, si lâches soient-ils, ont été établis à cause de qualités qui lui appartiennent indépendamment de ses rapports avec nous. Ces liens tiennent à des raisons durables, fussent-elles mineures. Au contraire, l'individualité indépendante de nous que redevient l'être aimé s'effondre pour nous, quand s'effondre l'amour, dans le néant. Proust, recevant à Venise le télégramme signé par erreur Albertine qui lui fait croire un instant qu'elle n'est pas morte, n'éprouve même pas la curiosité de la revoir, fût-ce une minute, et non par peur de souffrir, mais par manque d'intérêt. Nous sommes aussi loin des femmes que nous n'aimons plus que des morts, répétera-t-il dans le Temps retrouvé2. Ou alors, s'il a envie de revoir Gilberte, c'est pour l'utiliser comme entremetteuse, parce qu'elle peut lui faire rencontrer chez elle des jeunes filles. Cette individualité, en effet, en tant que personne non aimée par nous, ne contient, sauf exception, aucune qualité qui pourrait nous inspirer le désir de la fréquenter de préférence à des milliers d'autres personnes. Aussi le seul moyen d'expulser de soi une passion, fût-elle naissante, ne consiste-t-il surtout pas à en vérifier, en l'éprouvant à nouveau, le caractère intolérable, mais à éviter tout contact réel avec l'objet, à le rendre matériellement absent, quand même il est encore affectivement présent, parce que moins souvent il utilisera sa propriété de corps conducteur du sentiment amoureux, plus rapidement il la perdra. C'est le seul cas où le temps exerce, chez Proust, une influence presque au jour le jour : il faut thésauriser le temps de séparation. C'est par force de fait et non de raison, ni même de sentiment, que nous cessons d'aimer. Ainsi l'objet aimé n'est pas un objet aimé mais un moyen d'aimer. La conception proustienne de l'amour, où l'on a voulu voir un banal scepticisme réduisant la passion à un phénomène psychologique fortuit, s'apparente au contraire à la vision platonicienne : d'un côté existent les êtres charnels, multiples et changeants, au-delà un éternel objet d'amour, incorruptible et permanent. Mais ce n'est qu'à travers les premiers que nous pouvons prendre conscience du second. « Chaque sentiment particulier est une partie de l'universel amour1. » Comme dans l'art, l'objet individuel éveille notre nostalgie d'une réalité durable et précieuse. Comme les trois arbres d'Hudimesnil, il sert de signal d'appel, il est un éclair venu d'un royaume enfoui encore plus profond en nous que celui de la mémoire, un royaume que la mémoire même ne peut pas nous restituer. Telle est la grande différence entre la leçon tirée de l'impression ressentie devant les trois arbres d'Hudimesnil2 et l'analyse des sensations évoquées par la madeleine ou les pavés inégaux du quai Conti. Mais Platon, lui, croit à l'existence effective de ce monde transcendant les êtres sensibles. La beauté charnelle et la beauté des ouvres d'art peuvent retomber dans le devenir et dans l'oubli, ils ont rempli leur fonction d'échelons intermédiaires, leur chute est le début de la délivrance de l'esprit. Chez Proust, qui ne croit à aucune transcendance, leur anéantissement est irrémédiable. D'où cette hantise qui fait que l'ombre de l'amour court entre les êtres comme le furet de la chanson, comme ces lettres de crédit qui passent de main en main et servent à payer vingt achats sans que personne ne les encaisse jamais ni ne puisse, faute de provision, les encaisser. Les êtres particuliers, qui monnayent l'amour universel, ont la même propriété que chez Platon de suggérer le goût d'un absolu que ne détient pas leur nature imparfaite et fuyante ; en réalité ils n'ont qu'eux-mêmes à offrir tout en inspirant le désir de beaucoup plus qu'eux-mêmes et en se révélant incapables de satisfaire le besoin qu'ils font naître. Voilà pourquoi l'amour s'identifie à la souffrance. Aucun être n'est aimable par lui-même. Tous le sont parce que tous peuvent inspirer le désir d'un Souverain Bien qui les dépasse. Mais ce Souverain Bien chez Proust n'existe pas. Chez lui, une intelligence méticu-leusement empiriste au service d'une sensibilité mystique refuse à cette sensibilité, par souci de la vérité, les satisfactions illusoires qu'elle réclame impérieusement. Il eût été facile de faire autrement. Il eût été facile d'écrire : « Tu ne me chercherais point si tu ne m'avais déjà trouvé. » Il eût été facile de s'empresser une fois de plus, et après tant d'autres, soit, en philosophe, d'extraire le positif du négatif, la connaissance de l'ignorance, l'espoir du désespoir ; soit, en artiste, de tirer de ce désespoir même les beaux mirages qui peuvent produire l'illusion durable qu'il signifie le contraire de ce qu'il est. Proust ne l'a pas fait. Il constate la contradiction de la vie humaine. Là où il est sceptique, ce n'est point par insensibilité et il ne nie pas l'existence du besoin impossible à satisfaire ; mais là où il éprouve le besoin d'une joie absolue, il n'en conclut pas que l'objet de cette joie est obligé d'exister, sous une forme ou sous une autre, pour nous complaire. Il se trouve que l'homme est torturé par le désir d'objets qui n'existent pas. C'est ainsi, et c'est tout. La vie est donc tragique, et le tragique habite bien, en effet, cette Recherche, où l'on a trop tendance à voir se diluer une complaisance, géniale certes, mais excessive, à des sentiments quelque peu artificiels, en tout cas trop subtils, le produit de luxe d'un raffinement solitaire. Proust l'a dit : « La loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions pour que pousse l'herbe (...) sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur déjeuner sur l'herbe1. » Cette gaieté vient de ce que Proust ne stylise pas le tragique, ne l'isole pas, ne lui confère pas le poids d'un thème explicite, puisque précisément ce serait là, une fois encore, « faire » de la métaphysique, de même qu'on peut styliser l'angoisse, la mort, le néant, et presque les rendre séduisants, productifs, leur donner l'apparence, en les mettant en forme, d'être à eux-mêmes la solution qu'ils réclament et ne peuvent évidemment fournir. On reproche à Proust, du reste, tantôt d'être trop subtil, tantôt d'être simpliste. Et il est fort vrai qu'il est l'un et l'autre. Il est subtil dans la description et la narration de « ce qui se passe » - et ses prétendues « analyses » sont souvent, non pas des interprétations, ni des explications, mais plutôt le prolongement des descriptions et des narrations, tant que le réel continue à s'offrir ; d'autre part, il est simpliste quand il fait la somme de l'expérience, en tire une conclusion générale sur la vie, car alors c'est la vie même qui se montre simpliste, et nous interdit, à moins que nous ne décidions de nous jeter dans le bel esprit, d'aller au-delà de la constatation d'une ou deux vérités évidentes mais incompréhensibles. Or qu'un fait puisse être à la fois incompréhensible et vrai nous répugne, parce que cela met précisément un terme brutal à l'exercice de notre subtilité. Nous avons besoin de choses vraies, mais expliquées ; ou alors de choses incompréhensibles, mais riches de gloses infinies. Mais à une chose incompréhensible ne pouvoir accrocher qu'un commentaire banal (du moins par le contenU) cela nous humilie profondément, et nous refusons d'en entendrer parler. D'où par exemple, le peu de prestige auprès des beaux esprits des idées de Montaigne sur la mort, qui d'ailleurs sont les idées mêmes auxquelles Proust est arrivé lui aussi. Selon certains commentateurs, le sentiment amoureux tel que le présente Proust est le fruit d'une classe sociale et d'une époque. La remarque serait sans doute exacte pour les formes de la galanterie et pour l'expression des émotions qui s'y rattachent. Mais le fait même de la passion, tel que le décrit Proust, semble apparaître dans toutes les littératures, dans toutes les classes sociales, dans les mours de tous les peuples, ou, plus exactement, indépendamment de ces mours. La jalousie proustienne, produit du raffinement de la grande bourgeoisie fin de siècle ? Cette dernière tendrait plutôt à l'émousser et à l'éviter, cette jalousie, si fréquente au contraire parmi les populations incultes, pauvres et analphabètes. La conception de « l'amour-maladie » n'est pas propre exclusivement aux riches esthètes de la Belle Époque. Ce n'est pas seulement chez Proust que la jalousie est comparée à une maladie organique, la leucémie, la tuberculose1. « Car à la nourrir l'abcès se ravive et devient un mal invétéré », dit Lucrèce. « La peine devient plus lourde si tu n'effaces par de nouvelles plaies les premières blessures. » Ces mêmes images précises, qui reviennent chez les écrivains partant des esthétiques les plus diverses, tournent autour de l'idée proustienne du « remède qui suspend et aggrave le mal », l'idée de l'accumulation du temps de séparation qu'une seconde de rapprochement suffit à pulvériser. Ma blessure trop vive aussitôt a saigné, dit Phèdre. Et quand Proust compare la passion à une intoxication, n'avons-nous pas affaire à la vieille image du philtre, commune à Théocrite, à Tibulle, au cycle breton, image traduite dans le langage de la physiologie moderne par la Recherche du temps perdu, qui est une sorte de Tristan et Iseult revu par Claude Bernard ? Les effets organiques de la passion, l'oppression angoissante de la jalousie sont des phénomènes si précis que les métaphores physiologiques se présentent naturellement sous la plume des poètes pour décrire la présence de cette chose à la fois étrangère et collée à nous-même. L'image de la guérison à la fois désirée et redoutée, nécessaire et impossible, n'est nullement le fruit de la familiarité de Proust avec les milieux médicaux. Qui n'a pas pensé à la première partie des Jeunes Filles en fleurs en lisant les vers de Catulle : Difficile est longum subito deponere amorem, Difficile est... Eripite hanc pestem perniciemque mihi, Quae mihi subrepens imos, ut torpor, in artus, Expulit ex omni pectore laetitias. Le noyau essentiel autour duquel les amours vécues font et défont leur halo, ce mystérieux être humain - aimé en dépit de lui-même et de nous-même - interchangeable et pourtant invariable, étudié comme si tout dépendait de ce qu'il est en lui-même, et pourtant accidentel, toujours menacé d'un doute, ce doute qui nous souffle que n'importe quel être l'eût remplacé si le hasard avait disposé de nous et de lui autrement, ce noyau essentiel a-t-il une existence propre, ou reçoit-il cette existence d'une illusion dont le siège est en nous-même ? Le narrateur de la Recherche oscille perpétuellement entre ces deux idées fixes. Il penche généralement pour l'explication par l'illusion, pour l'amour trouvant sa source dans l'état de celui qui aime, mais, le plus souvent, il se contredit aussitôt et rectifie, sans aller jusqu'à croire que l'être aimé puisse détenir un pouvoir capable à lui seul d'effets qui le débordent si largement. Parfois, Proust biffe complètement l'objet : nous n'avons pas besoin de lui pour aimer, nous l'aimons même beaucoup mieux en son absence, après sa mort, quand le souci d'être ou non payé de retour est aboli. Dante au milieu de la Vita Nova s'aperçoit que c'est en quelque sorte un soulagement pour lui de cesser d'espérer sans cesser d'aimer, et inaugure le « nouveau style » pour décrire les effets de son amour sur lui-même en toute indépendance par rapport à l'objet, sans solliciter sa réponse et sans même que cet objet doive rester en vie, libre enfin de l'aimer infiniment. Ainsi Marcel Proust, au jeune homme qui lui demandait, étonné, si en somme, selon lui, il fallait regretter que la jeune fille qu'il aimait existât, il répondit (je cite l'interlocuteur de ProusT) : « que cela allait de soi, que si, au lieu de recevoir sa réponse [de la jeune fille], j'avais appris sa mort, j'eusse éprouvé sans doute un chagrin cruel, mais évité l'inéluctable dégradation de mon propre sentiment ». La Fugitive démontre, en effet, que l'anéantissement matériel de l'objet n'anéantit dans l'immédiat ni la dépendance du narrateur ni sa jalousie. La dissolution du lien ne se produit pas plus rapidement qu'elle ne se serait produite sous l'action de l'absence. Rien ne permet de précipiter l'évacuation de la souffrance hors de la personne du narrateur, et il souffre de la même manière que s'il avait été plaqué et qu'Albertine ne fût pas morte, seulement il souffre d'une manière plus immobile. Parfois, Proust fait dépendre l'amour de certaines propriétés de l'être aimé, tout en s'empressant d'ajouter que ces propriétés ne suffiraient pas, à elles seules, à expliquer la passion. A vrai dire, si Proust s'était borné à placer les causes de l'amour toutes dans celui qui aime, sa thèse serait très faible. De même s'il les avait placées toutes dans l'être qui est aimé. De même encore, s'il avait déclaré que l'amour résulte d'un mélange stable de ces deux sortes de causes. Mais ce qui constitue précisément le sujet même de sa narration de l'amour, c'est le passage perpétuel d'une hypothèse à l'autre, c'est le doute et l'oscillation, chez celui qui raconte, sur la nature et l'origine de ce qu'il éprouve. Comme la Recherche n'est pas un traité des passions mais l'histoire de quelques passions, les contradictions et les thèses unilatérales qui s'y rencontrent appartiennent elles-mêmes aux moments divers de cette histoire, à cet éternel discours sur l'amour que se tiennent ceux qui aiment. Les variations d'opinion à cet égard suivent les états du narrateur, elles font partie elles-mêmes du roman. Le scepticisme total de la phrase, à la fin du Temps retrouvé, sur l'amour « reflet de nos désirs » ne dépendant d'aucune caractéristique dans l'objet (ce qui est évidemment fauX) est celui d'un moribond chez qui « la tristesse est encore dominée par la fatigue ». Il n'en va pas de même pour les Jeunes Filles, Sodome et Gomorrhe, la Prisonnière, et même la Fugitive. En fait, Proust a tracé un portrait fort précis des êtres susceptibles d'attirer la passion et de leurs caractéristiques communes (et peut-être le scepticisme concernant le bien-fondé des sentiments vite irréversibles qu'ils font naître n'est-il pas le moins agissant des facteurs de l'amour, peut-être toutes les théories de l'amour-estime ne sont-elles que des justifications défensives destinées à conjurer ce doutE). Ce portrait précis qui se dégage du récit de Proust est sans doute brouillé par l'imprécision et les hésitations des idées sur le même sujet de ce personnage particulier de la Recherche qu'est le narrateur, mais il existe. En effet, les désirs sexuels qui nous portent vers les êtres suivent trois lignes distinctes, se répartissent en trois catégories qui peuvent se superposer et coïncider chez le même individu, quoique, même dans ce cas, elles restent différentes. La première serait la catégorie « femme de chambre de la baronne Putbus », c'est-à-dire le désir sexuel brusque et à l'état pur : les passades d'Albertine avec des femmes dans les cabines de bain ; le geste du narrateur, à Doncières, enlaçant soudain la fille qui le sert à table, soufflant la bougie et lui glissant de l'argent pour qu'elle le laisse faire ; « posséder Mme de Stermaria dans l'île du Bois » ; Mlle de l'Orgeville, qui va se prostituer dans les maisons de passe... La plupart de ces femmes sont du reste des phantasmes, car le narrateur ne réussit autant dire jamais à mettre la main sur elles. Il évoque année après année « la première femme de chambre de Mme Putbus », sans être effleuré, même tout à la fin, par la crainte que cette excellente personne n'ait pris de la bouteille, depuis le temps qu'il en parle. L'attrait de ce beau corps « très Giorgione » défie le temps, et la femme de chambre de Mme Putbus, dont il est périodiquement question, joue dans l'ordre erotique le même rôle que l'article du Figaro dans l'ordre littéraire, avec ce désavantage sur ce dernier qu'elle ne paraît jamais. La seconde catégorie est celle de « ce qui plaît ». En fait partie, par exemple, la jeune Vénitienne « à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés » que le narrateur, faisant le compte de ce qui lui reste de fortune, songe même à ramener à Paris, ajoutant, avec cette muflerie à prétexte pictural si fréquente chez les riches bourgeois : « C'était un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. » Pour la passion proprement dite, enfin, si Proust affirme si souvent qu'elle est forfuite, qu'elle flotte autour des êtres avant de se poser sur eux, c'est pour mieux l'opposer aux désirs et aux sentiments que nous inspirent les êtres « qui nous plaisent ». La femme que nous aimons n'est pas simplement celle des femmes que nous connaissons qui nous plaît plus que toutes les autres-même si on donne à « plaire » son sens le plus fort, celui du charme adorable de la jeune Vénitienne. N'importe lequel de nos amis peut comprendre pourquoi une femme nous plaît, mais Saint-Loup demeure stupéfait et consterné quand le narrateur lui montre la photo d'AIbertine, dans la Fugitive. « Il est commun que des êtres laids excitent des amours inexplicables2. » Ce n'est pas qu'Albertine fût laide, elle n'avait rien d'extraordinaire, elle n'était pas ce qu'imaginait Saint-Loup : la femme la plus belle choisie à tête reposée. La passion est autre chose qu'une attirance multipliée, même par l'infini, et la preuve en est qu'on ne peut souhaiter aimer de nouveau que si l'on est encore ou déjà sous la mainmise d'une passion ou de ses prolongements, jamais dans ces moments où le souvenir d'avoir aimé passionnément est encore plus loin de nous que ne le sont les sentiments des autres hommes. Seule la passion actuelle permet de savoir ce qu'est la passion et Proust, dans la Fugitive, considère avec raison le souhait même vague et dépersonnalisé « d'avoir un grand amour » comme le signe qu'il n'est pas encore détaché du souvenir d'AIbertine1. Dissipée, la passion nous devient étrangère, comme, présente, elle nous a rendus étrangers aux plaisirs et aux amours agréables. Sans dépendre des qualités - au sens de « bonnes qualités » - de l'être aimé, c'est elle qui nous le révèle au contraire : l'amour ajoute à la vie habituelle en ce sens qu'il nous fait apercevoir les qualités réelles que tout être possède, mais qui, à froid, ne nous apparaîtraient pas. Tout en étant égoïste, il nous fait donc réellement sortir de nous. Mais ce ne sont pas ces qualités, ni la grâce ni la séduction physique, qui raniment la disposition à aimer, c'est autre chose. Avant de quitter Venise, où la jeune Vénitienne qui lui plaît le satisfait pleinement, le narrateur sent passer une dernière fois sur son épaule l'aile menaçante de l'amour-passion en ébauchant une vague amitié de hall d'hôtel avec une jeune femme autrichienne « dont les traits ne ressemblaient pas à ceux d'AIbertine mais qui me plaisait par la même fraîcheur de teint, le même regard rieur et léger. Bientôt je sentis que je commençais à lui dire les mêmes choses que je disais au début à Albertine, que je lui dissimulais la même douleur quand elle me disait qu'elle ne me reverrait pas le lendemain2 ». Il semble qu'ici la « fraîcheur de teint » ait un poids atomique supérieur à « la carnation de fleur » de la jeune Vénitienne, et que ce « me plaisait » se convertisse en douleur avec une inquiétante rapidité. Pourquoi ? Voici le trait essentiel : elle avait « cet air de franchise aimable qui séduisait tout le monde et qui tenait plus à ce qu'elle ne cherchait nullement à connaître les actions des autres, qui ne l'intéressaient nullement, qu'à avouer les siennes1, qu'elle dissimulait au contraire sous les plus puérils mensonges ». Les êtres qui attirent la passion (dans le sens où certains objets attirent la foudrE) ce sont donc ceux que nous sentons indépendants de nous, qui se dérobent à tous, ce sont ces « êtres de fuite » dont Alber-tine est un exemple, ce sont les êtres narcissiques dont parle Freud dans son essai Sur le narcissisme, paru en 1914. Comme dans le cas de Veblen, aucune communication, mais simple coïncidence des réalités décrites presque identiquement par Freud et par Proust, à peu près au même moment. Ce n'est pas la seule convergence entre eux. Au sein d'une affinité générale de pensée, certains parallélismes précis entre les deux auteurs sont remarquables. Ainsi Freud écrit Deuil et Mélancolie en 1917. La Fugitive, qui en est pour ainsi dire l'illustration pratique, l'application à un cas concret, jusque dans les moindres détails, est élaborée à peu près au même moment. Les coïncidences de dates ne sont pas toutes significatives et, même si Proust a écrit la Fugitive deux ans plus tard, même si Freud avait écrit Deuil et Mélancolie trois ans plus tôt, la similarité, obtenue à partir de points de départ entièrement différents, en dehors de toute communication directe, n'en est pas moins impressionnante. Dans l'essai sur le narcissisme, Freud écrit : « Il semble évident que le narcissisme d'un être humain présente un grand attrait pour tous ceux qui ont renoncé à une partie de leur propre narcissisme... Le charme d'un enfant réside en grande partie dans son autonomie, son inaccessibilité, exactement comme le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, tels les chats. » Freud disait quelques lignes plus haut : « L'importance de ce type de femmes [qui n'aiment dans celui qu'elles aiment que l'amour qu'il porte à leur propre ego] doit être reconnue comme très grande pour l'humanité. Elles exercent la plus grande fascination sur les hommes, non seulement pour des raisons esthétiques - car en général elles sont très belles - mais aussi à cause d'une certaine constellation psychologique intéressante. » On peut se risquer à ajouter que cette constellation psychologique se rencontre évidemment aussi bien chez les hommes que chez les femmes, chez les homosexuels que chez les hétérosexuels, et que par conséquent toutes les objections tirées de la nature en réalité homosexuelle de l'expérience de l'auteur et du modèle d'Albertine me sembleraient pertinentes au sujet de ce que le narrateur dit de ses aventures rapides et des êtres qui simplement « lui plaisent », même beaucoup, car, dans ces deux catégories, les choses se passent, pour mille raisons sociales ou psychologiques, autrement chez les homosexuels et entre les hommes et les femmes : mais ces objections perdent leur valeur lorsqu'il s'agit de la passion, qui est une. La passion, Freud et Proust concordent à peu près pour dire qu'elle est cette déperdition sans limite de notre moi en direction d'un être narcissique, d'un « être de fuite », qui n'aime en nous que cette déperdition même, et donc s'attache à la rendre de jour en jour plus abondante. Aussi la passion n'est-elle pas intrinsèquement fortuite, car l'être pour lequel nous nous passionnons possède, pour nous émouvoir et nous-même possédons pour être ému par lui, certaines dispositions précises. Mais elle est fortuite en pratique, du point de vue de la conduite quotidienne de la vie, car les êtres sont nombreux qui réunissent les caractéristiques propres à les faire aimer de nous. Dans ce nombre, à l'échelle de la durée d'une existence individuelle, c'est bien le « hasard » qui décide. (« Cela ne dura pas, elle devait repartir pour l'Autriche »...) D'où « l'étonnement » devant les « coïncidences », chaque fois qu'on recompose dans sa mémoire le souvenir d'un amour. Et aussi la « lassitude » engendrée par cette recomposition qui ne parvient qu'à tout rendre encore plus incompréhensible. D'où, enfin, le pressentiment de notre mort qui nous envahit quand nous prévoyons l'inévitable mort d'une passion qui nous occupe tout entier à un moment de notre vie, puisque les passions, comme nous, n'ont qu'une existence de fait, et qu'une fois leur occupation (au sens militaire du termE) achevée, on ne pourra bientôt plus même les concevoir, se remettre à la place de celui qui les éprouvait en nous. Le souvenir des impressions visuelles - « Mme Swann sous son ombrelle comme sous le reflet d'un berceau de glycines » - est plus durable que celui des souffrances du cour qui, sur le moment, étaient les plus fortes et refoulaient ces impressions visuelles à l'arrière-plan. Il est piquant de se souvenir que le futur auteur de la Prisonnière écrivait en 1893, dans un compte rendu donné à la Revue blanche : « Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. » Sans aucun doute, Proust a poussé jusqu'à l'atroce la peinture de la contradiction amoureuse, pour mieux montrer que, même quand l'objet aimé est aussi digne de l'être, ce n'est point pour cette raison qu'il l'est, ni d'ailleurs pour la raison contraire. Nous sentons un être comme « en fuite » devant nous lorsqu'il nous paraît être le dépositaire, ou le fragment aperçu de nous par hasard, d'une félicité qui le dépasse. La grande tentation est toujours alors d'imaginer une réalité au bout de ce dépassement. Proust n'y a pas cédé : la passion consiste à sentir dans le fini un infini qui n'existe pas. |
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Jean-François Revel (1924 - 2006) |
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