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L'OUVRE D'ART


Poésie / Poémes d'Jean-François Revel





Un homme né sensible et qui n'aurait pas d'imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables1.

... L'affaiblissement de la sensibilité, qui est la banqueroute du talent2.

Marcel proust.



Proust a écrit : « Je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style2 », mais s'il n'y avait que les métaphores pour donner une sorte d'éternité à la Recherche du temps perdu, l'éternité en question serait fort compromise. Si l'on dressait une liste des métaphores proustiennes on serait étonné des bévues et du manque de goût dans lesquels il lui arrive de tomber quand il emploie un langage imagé, ou simplement des platitudes en quoi il abonde, en croyant devoir recourir, par exemple, à « cette brillante étoile qui, à l'instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier1 » ou dire « quand, par les soirs d'été, le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve2 », ou encore lorsqu'il complimente la mer « sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d'émeraudes3 », ou enfin se laisse aller à quelque ahurissante licence d'imagination dans le genre de celle-ci : « Symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant4. » Quoi qu'il ait pu en penser lui-même, ce n'est pas quand il est métaphorique que Proust est un grand écrivain, c'est quand il est direct, et ce n'est pas quand il est poète qu'il est original et a quelque chose à nous apprendre, c'est quand il est réaliste, narratif et chroniqueur.



Comme si l'auteur de la Recherche avait trop bien indiqué la voie à ses commentateurs, ceux-ci se sont acharnés à voir dans son livre tout ce qui ne s'y trouvait pas ou ce qui, s'y trouvant, n'en constituait pas le caractère original. Rien de plus instructif à cet égard que les comparaisons courantes entre Proust et d'autres auteurs. On a comparé Proust à Henry James, peut-être parce qu'on croit que ce sont tous deux des « compliqués », alors qu'on pourrait reprocher à Proust, à meilleur droit qu'un byzantinisme « décadent », un penchant à la simplification caricaturale et à la naïveté dans ses théories et, plus souvent que l'abus de l'allusion, une explication de ses points de vue qui va jusqu'au ressassement. On a comparé également Proust à Joyce, alors que les questions de composition et de forme ne jouent aucun rôle dans la Recherche, si copieuse soit la rhétorique qu'a pu faire couler la fameuse et mythique « composition en rosace », façon pudique de dire qu'il s'agit d'un ensemble de pièces aux coutures hasardeuses, de plusieurs coulées d'inspiration librement suivies. D'ailleurs, quelle ouvre littéraire d'un intérêt durable est jamais sortie de préoccupations exclusivement formelles ? Lorsqu'on parle de forme du roman ou de la poésie, on oublie que la littérature n'est ni la musique ni la peinture ou l'architecture, que les mots et les phrases ne sont pas des formes, ou ne le sont qu'à titre secondaire, étant avant tout essentiellement des signes conventionnels destinés à exprimer des idées, et valant d'abord par la valeur de ces idées. Ce n'est que par analogie qu'on peut parler de forme en littérature, et si les innovations de contenu s'accompagnent souvent d'une innovation de la forme, il n'est pas de révolution littéraire qui ne soit d'abord une révolution du contenu, c'est-à-dire, pour parler platement, la découverte d'un sujet original, de nouvelles choses à dire. Il ne serait pas difficile de montrer que, même dans Ulysse, où la modification de la narration traditionnelle est pourtant si apparente (bien que certains des chapitres les meilleurs, le premier par exemple, soient écrits selon une technique semblable à celle de Flaubert et que de nombreux autres chapitres soient simplement des pastiches de divers styles, style des journaux, style épique médiéval, etc.), c'est la nouveauté de la matière, c'est-à-dire l'audace de la pensée, qui, à la base, fait la grandeur et le caractère révolutionnaire de ce roman. Quoi qu'il en soit, la structure fortement marquée d'Ulysse, l'usage qui y est fait de la langue asyntaxique du monologue intérieur en font un livre d'une tout autre famille que celle de la Recherche. Lorsque fut traduit en français l'Homme sans qualités, l'inévitable rapprochement avec la Recherche ne manqua pas de se présenter à nombre de bons esprits, peut-être parce que les deux livres contiennent des phrases longues. Pourtant, l'Homme sans qualités se déploie sur le terrain ambigu du symbole, veut être à la fois comique et allégorique, surtout allégorique, préoccupation tout à fait étrangère à Proust. Ce que poursuit Musil, à travers sa description d'un milieu historique, ce sont des prototypes d'attitudes sociales et surtout morales et spirituelles : Diotime, Clarisse, Arnheim. Au contraire, chez Proust, un personnage est toujours un personnage particulier. M. de Norpois ou Mme Verdurin ne sont des types d'une époque et d'une société que parce qu'ils sont tels en eux-mêmes ; Proust, quant à lui, les décrit comme individus. Il n'y a même pas chez Musil ce comique riche, burlesque et bouffon commun à Joyce et à Proust (un talent sur lequel on attire rarement l'attention chez l'un comme chez l'autrE), car le comique de Musil n'a pas le gigantesque du comique proustien ou joycien, il est tout en filigrane et suscite la réjouissance intime plus souvent que le fou rire. Lorsque Valéry Larbaud et Benjamin Crémieux révélèrent à l'Europe Italo Svevo, plusieurs critiques l'assimilèrent aussitôt à Proust, probablement parce que, dans la Conscience de Zeno, Italo Svevo fait parler un homme qui cherche à reconstituer son passé, à l'usage, du reste, de son psychanalyste. Malgré la différence immense de style bien que le passé de Zeno soit constamment retrouvé, avec effort, comme passé, à travers l'angoisse du songe éveillé ou au contraire la fulguration éblouissante du souvenir obsédant - alors qu'au contraire c'est toujours au présent que nous vivons le récit de Proust -, on les met ensemble du seul fait qu'ils utilisent tous deux le mot « mémoire ». Un essayiste italien écrivait en 1926 : « Pour nous, la définition "analyste" n'a pas la signification ni l'importance qu'elle peut avoir en France, où la critique a dû l'inventer pour donner un statut (sistemarE) à Marcel Proust et à ses imitateurs. Pour nous, Manzoni est aussi un analyste, et on peut dire que le roman italien, des Promessi Sposi à Lemmonio Boreo est un roman d'analyse. » Nous constatons une fois de plus cet automatisme dans le jaillissement du cri « roman d'analyse » dès qu'on a affaire à un écrivain qui réfléchit. Le critique cité tient d'ailleurs ce genre en médiocre estime, si l'on en juge par ce qu'il écrit un an plus tard des mêmes romanciers : « Italo Svevo, auteur de très médiocres romans... est proclamé grand écrivain par un exécrable poète irlandais, Joyce, et un exécrable poète parisien, Valéry Larbaud... Quel est le mérite de Svevo ? De s'être rapproché, plus que tout autre Italien, de cette littérature passivement analytique qui a eu son moment suprême en Proust. » Tous ces rapprochements injustifiés qui reposent sur des identifications entre les ouvres au nom des coïncidences les plus extérieures, montrent la persistance de slogans erronés, même à propos d'un des écrivains les plus lus et les plus commentés. Plus tard, vers 1958, on a prononcé le nom de Proust à l'occasion du roman agréable et industrieux du prince de Lampedusa, le Guépard, uniquement parce que cette histoire se passe dans l'aristocratie.



La séparation entre le moi de la vie et le moi « créateur », Proust l'a établie en discutant « la méthode de Sainte-Beuve », la méthode d'explication des ouvres littéraires par la biographie des écrivains. Mais on doit distinguer le cas particulier de Sainte-Beuve et la thèse générale que Proust cherche à soutenir en le réfutant.

Sur le cas particulier d'un critique, le Contre Sainte-Beuve est inattaquable. Ce livre, un des très rares livres de critique littéraire écrits en notre siècle, avec ses pages sur Nerval, sur Balzac, rencontra, lors de sa publication posthume en 1954, un accueil fait de gêne et de froideur, parce qu'il réduisait à néant le principe même d'une certaine histoire littéraire en France. Bien que le Contre Sainte-Beuve fût une ouvre tardivement découverte d'un auteur classique, on l'a traité comme s'il avait été le livre d'un débutant, on l'a attaqué et passé sous silence à la fois, c'est-à-dire mentionné avec réprobation, tout en se gardant bien de préciser ce qu'il contenait, et, à plus forte raison d'y répondre, à vrai dire pour la meilleure raison du monde : l'incapacité de le faire. Il faut se méfier des gens qui disent « Je n'aime pas la polémique », c'est en général qu'ils lui préfèrent l'équivoque insidieuse. Réfractaires à la polémique dans la mesure où, en réalité, ils sont simplement à court d'arguments, ces êtres délicats se contentent de remplacer leurs idées inexistantes par l'insinuation malveillante et l'affirmation sans preuve. Au surplus, « polémique » n'est pas une catégorie de la pensée, c'est une dénomination qui lui est extérieure, qui est toute relative au public, et au moment : la même page peut être lue comme une suite de considérations de plat bon sens, ou être ressentie comme une agression forcenée selon le milieu et l'époque où elle tombe. Cela dépend du degré d'imprégnation de ce milieu et de cette époque par les préjugés et les intérêts indirectement menacés. C'est surtout du lecteur que vient la résonance polémique d'un livre. Quant au livre même, ce qui importe est de savoir s'il contient des arguments ou s'il n'en contient pas, et ce que ces arguments valent. Mais peut-être faut-il supposer que prendre acte d'une argumentation ou même d'un fait répugne à maints esprits, qui d'ailleurs réagissent avec autant de mauvaise foi aux objections dites « nuancées » qu'aux objections formulées sans circonlocutions. Après la publication du Contre Sainte-Beuve, le désarroi et la consternation furent très vite surmontés, on ne tarda pas à voir poindre ça et là, même dans des articles consacrés à de tout autres sujets, de petits morceaux de phrases affirmant à tout hasard que l'auteur des Lundis n'était « nullement diminué » par cet ouvrage. Dans le meilleur des quotidiens français, en nous entretenant de la question de savoir si Sainte-Beuve a vraiment fait gras le vendredi saint 10 avril 1868, on glisse entre parenthèses : « Celui-ci (Sainte-BeuvE) comme critique garde la première place. Négligeons le contestable Contre Sainte-Beuve de Proust paru l'année dernière1. » Mais, si cet ouvrage est contestable, que ne le conteste-t-on ! Que ne prouve-t-on que Sainte-Beuve ne s'est trompé ni sur Baudelaire, ni sur Balzac, ni sur Stendhal, ni sur Flaubert ! Rien de plus clairement définissable que les conditions auxquelles devrait, pour nous convaincre, satisfaire cette contestation. Il suffirait, en effet, de démontrer par exemple le contraire de ce que dit Proust dans le passage suivant : « Si tous les ouvrages du xixe siècle avaient brûlé sauf les Lundis et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du xixe siècle, Stendhal nous apparaîtrait inférieur à Charles de Bernard, à Vinet, à Mole, à Mme de Verdelin, à Ramond, à Sénac de Meilhan, à Vicq d'Azyr, à combien d'autres, et assez indistinct à vrai dire entre d'Alton Shée et Jac-quemond2. » Il existe toujours dans la littérature française un grand critique influent qui est une sorte d'appareil automatique et admirablement réglé de réaction négative au talent. Entre les deux guerres, ce rôle fut joué à la perfection par Thibaudet, qui trouva le moyen de ne pas mentionner, précisément, Proust dans un article paru le 1er juin 1919, où il établissait son bilan des romans français les plus importants parus pendant la guerre de 14-18. Bilan duquel émergent après un tri sévère les trois chefs-d'ouvre ci-après : le Justicier, de Paul Bourget, Solitudes d'Edouard Estaunié et Fumées dans la campagne d'Edmond Jaloux1. Chose étrange, le seul critique officiel que la postérité condamne volontiers est un des rares qui n'ait commis aucune erreur sur ses contemporains : Boileau. Prenons n'importe quelle satire, transposons-la dans notre époque, jouons à remplacer les noms du xvnc siècle par leurs équivalents contemporains, et il est facile de voir que Boileau aurait aujourd'hui toutes les chances d'être refusé aussi bien par un journal de droite que par un journal de gauche. Par exemple ceci :



Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume

Peut tous les mois sans peine enfanter un volume !

Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,

Semblent être formés en dépit du bon sens ;

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,

Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.



Scudéri était alors le grand romancier à la mode et Boileau, âgé de vingt-six ans, n'était encore l'auteur que de trois satires égales au total à vingt feuillets dactylographiés. Traduisons en français du xxe siècle l'apostrophe de ce blanc-bec. Cela donnerait à peu près ce langage :

« Cher Monsieur G., ou cher Monsieur M. de l'Académie française (à la différence de Boileau, je ne puis évidemment nommer personne, puisque j'écris au XXe sièclE), cher Monsieur A., ou B., la fécondité inépuisable de vos nègres vous permet de publier quatre livres et six cents articles par an. Certes, nul ne songe à considérer les idées anémiques et la prose tiède que vous signez comme autre chose que de l'épicerie en gros. Tout le monde est d'accord sur ce point, et pourtant vous trouvez toujours un éditeur pour vous faire imprimer, des journaux qui vous demandent de la copie et des imbéciles qui vous achètent. »

Quel mauvais goût ! s'écrierait-on. Il s'agit sûrement d'un envieux qui substitue l'injure à la critique ! Et l'on sait que, de nos jours, la critique doit demeurer « constructive », c'est-à-dire culminer en un éloge. La franchise de Boileau, lorsqu'il s'attaque à Scudéri, est encore dépassée par le courage dont il fait preuve en parlant du tout-puissant Chapelain :



Chapelain veut rimer, et c'est là sa folie.

Mais, bien que ses durs vers, d'épithètes enflés,

Soient des moindres grimauds chez Ménage siffles,

Lui-même il s'applaudit, et, d'un esprit tranquille,

Prend le pas, au Parnasse, au-dessus de Virgile.



Franc-parler méritoire, car Chapelain ne représentait pas seulement, vers 1660, une sorte de tabou littéraire national, intangible comme peut l'être aujourd'hui Claudel, il disposait en outre d'un appréciable pouvoir temporel, puisqu'il avait la charge officielle d'établir la liste des écrivains dignes de recevoir du roi une pension. Il était en quelque sorte à la fois Claudel et M. André Malraux.



Bien différent du pompeux déclamateur de dogmes classiques que l'on nous peint, Boileau est le Léautaud du XVII siècle, par l'indépendance comme par l'intransigeance de son goût. Mais Léautaud a toujours vécu à l'écart, il n'a atteint le grand public qu'en 1951, à quatre-vingts ans, dans les célèbres entretiens radio-phoniques dont la vivacité et la verve tranchèrent tellement sur le style critique de l'après-guerre ; au contraire, Boileau devint à partir de 1670 une autorité reconnue. Mais cette réussite, il ne la dut pas à un tiédissement de son caractère, ni à des compromis. Force nous est de constater qu'en matière de satire et de critique littéraire, l'esprit du XVII était plus libre que le nôtre. Au XXe siècle, un Léautaud est aussitôt classé comme un ronchonneur dont les réactions amusantes ne tirent pas à conséquence, ce qui est une des formes de censure les plus subtiles, et il serait inconcevable actuellement que l'auteur d'un livre à clefs aussi impitoyable que les Caractères continuât de jouir de l'intimité et de la confiance des puissants.



Boileau a pris à la fois des responsabilités comme critique et des risques personnels : ce sont des écrivains jeunes, c'est une école débutante qu'il a d'emblée loués, les préférant sans ambages à tout ce qui, selon lui, était insignifiant1. On ne retrouve dans ses écrits aucune de ces précautions peureuses, aucune de ces formules équivoques noblement qualifiées de « nuancées », par lesquelles les mauvais critiques étalent, avant tout, leur crainte de se tromper, leur maigre confiance dans leur propre jugement, leurs réticences préventives - suiveuses des verdicts de la mode ou anticipant sur la rencontre du soir qui les fera changer d'opinion - enfin leur souci de constamment réserver à côté de la louange comme à côté du blâme le correctif compensatoire, amorce d'un revirement toujours possible.



Si l'on oublie les erreurs de fait de Sainte-Beuve pour examiner sa thèse générale, le principe de son explication historique des ouvres littéraires, on hésite à dire qui, de lui ou de Proust, donne du travail créateur l'idée la plus simplifiée, la plus sommaire, la moins satisfaisante. Proust ressasse à l'infini qu'on ne saurait identifier le moi de la création à celui de la vie, puis, quand il précise ce qu'il entend par ce moi de la vie, on s'aperçoit que c'est seulement, d'après lui, le moi qui jacasse avec Mme de Cambremer ou échange quelques platitudes avec Oriane. Mais pourquoi réduire arbitrairement la vie aux commérages de halls d'hôtel et aux discours philosophiques de terrasses de café ? Proust est stupéfait de voir que Bergotte « dans la vie » n'est pas le Bergotte de ses livres, il médite gravement sur ce point, mais ce qu'il appelle « dans h vie », c'est un déjeuner chez Odette Swann ! Autrement dit, il accepte la définition même de la vie que donne Sainte-Beuve : la vie, c'est la vie de salon. Bien entendu, il ne nous est pas interdit de nous demander pourquoi la vie, ce ne serait pas aussi les promenades au bord de la Vivonne, les conversations avec Swann, la passion, l'attrait des femmes, le spectacle du soleil sur la mer, la lecture de Tolstoï, les crises de fou rire devant Norpois et, pourquoi pas ? le travail littéraire. La théorie de la création chez Proust est aussi sommaire que sa critique de l'intelligence. Si l'on veut bien admettre cette définition de tout repos qu'être intelligent, c'est comprendre, on voit difficilement comment on pourrait comprendre, et surtout comprendre d'autres hommes, sans ce qu'on appelle la sensibilité, l'intuition, les émotions, les sensations. Si l'on décide de restreindre l'acception du terme intelligence aux opérations décrites par la logique formelle, il est évident qu'on n'a pas attendu Proust pour s'apercevoir que Diafoirus n'était pas intelligent. De plus, on sait à quel courant réactionnaire se rattache la thèse que Proust accepte avec naïveté pour argent comptant. Musil, plus lucide que lui sur ce point, a placé satiriquement l'énoncé de cette thèse dans la bouche de ses idéalistes de salon :



« - Le Seigneur, ce serait donc en fin de compte l'équivalent, ou presque, du poème ? demanda Dio-time, pensive.

« - Vous avez eu là un mot merveilleux ! répondit son ami1. C'est le mystère de la vie puissante. L'intelligence seule ne permet ni la morale ni la politique. L'intelligence ne suffit pas, l'essentiel s'accomplit au-delà. Les hommes qui ont atteint la grandeur ont toujours aimé la musique, la poésie, la forme, la discipline, la religion et la chevalerie2. »

L'explication proustienne de la création artistique (qui n'est d'ailleurs pas de son inventioN) supposerait, pour être cohérente, une métaphysique de type platonicien. Chose curieuse, l'immense majorité de la critique, au xxe siècle, part de ce postulat sans oser en formuler les implications métaphysiques, qui sont indémontrables et ne résisteraient pas à un examen sommaire. D'où ce langage à la fois confus, impérieux, allusif, ampoulé, péremptoire et spongieux de toute une critique qui fait en même temps la mystérieuse et le grand cour : c'est le langage de gens dont le ton est d'autant plus affirmatif qu'ils ne savent pas ce qu'ils affirment. Leur style a envahi également la critique d'art, après avoir pris pied sur la phénoménologie, qui l'a richement ravitaillé en mots. Le résultat est qu'on parle plus rarement que jamais d'une ouvre-livre ou tableau -, on s'en sert comme d'un écran sur lequel on projette un film verbal à peu près identique dans tous les cas. Il s'agit là d'une critique parasitaire et narcissique, s'exerçant aux dépens de l'ouvre commentée. Se nourrissant de pseudo-mystère, elle est conduite à privilégier les ouvres grandiloquentes, qui lui donnent à mâcher en abondance le foin sans lequel elle dépérirait, ce qui conduit Proust lui-même à mettre au-dessus de Mérimée, esprit trop « sec », Maeterlinck, parce que sa prose a des airs prophétiques1, c'est-à-dire à mettre un écrivain d'un talent moyen mais authentique au-dessous d'un faux poète illisible. Autre exemple, à propos de Balzac - auteur sur lequel l'opinion de Proust a d'ailleurs beaucoup varié, et dont on peut dire que les mérites ont été en grande partie inventés par des commentateurs visionnaires et une critique que, pour une fois, on peut appeler constructive : lorsqu'on voit Proust admirer, avec M. de Charlus, les Illusions perdues ou les Secrets de la princesse de Cadignan, on éprouve la réaction de Saint-Loup devant la photo d'Albertine : « Il ne fit aucune observation, il avait pris l'air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu'on a devant un malade - eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami - mais qui n'est plus rien de tout cela, car, frappé de folie furieuse, il vous parle d'un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l'endroit où vous, homme sain, vous n'apercevez qu'un édredon. »



Lorsque Proust écrit que la création est supérieure à l'observation, il nous oblige à remarquer qu'il entend probablement par observation quelque chose d'un peu plat et rudimentaire. Il ne réfute que la caricature du romancier-espion rôdant dans les salons en « gravant dans sa mémoire » silhouettes et propos. C'est d'ailleurs ainsi que les historiens de la littérature se représentent souvent le travail d'élaboration d'un livre, Molière ou Flaubert allant se poster au coin des rues « pour observer » comme on va à la Bibliothèque nationale prendre des notes et mettre en fiches la substance d'un ouvrage d'histoire. Ce n'est pas ainsi que s'amasse la matière d'une ouvre originale, car, bien entendu, il ne suffit pas d'observer pour voir, et souvent on voit même mieux quand on n'a pas l'intention d'observer. Mais Proust se dispense de nous expliquer comment il conçoit une création entièrement débarrassée de l'observation. Noter que tout artiste original a ses thèmes, son accent, « l'air de la chanson » que l'auteur du Contre Sainte-Beuve distingue « sous les paroles », c'est simplement noter que l'affectivité est l'unique moteur, sinon la seule matière, de la création artistique. Ce n'est pas trancher le problème de savoir quelle part dans l'élaboration des ouvres d'art est d'origine intérieure, quelle part est faite d'informations (au sens le plus large de ce moT) venues du dehors, quelle part encore, dans ce que Proust nomme intérieur, est la cristallisation d'émotions et d'expériences anciennes également d'origine externe. Ce problème, d'ailleurs, il est stérile d'en discuter dans l'abstrait, le dosage des diverses origines diffère suivant les arts et suivant les artistes. Le cercle vicieux de l'esthétique consiste à faire appel à la notion arbitraire et équivoque d'« ouvre d'art » en général. Quel rapport y a-t-il entre le Pantagruel et un tapis persan ? Pourtant, l'esthéticien développera à propos de l'un et de l'autre les mêmes considérations sur la « création artistique », « l'expérience de l'ouvre », le « contact avec l'ouvre ». Il semble raisonnable de penser que les informations venues du dehors sont plus importantes dans les arts qui ne vont pas sans contenu empirique, tel le roman, que dans les arts faits de structures, de formes, de rythmes, et non principalement d'idées et de récits - tels les arts plastiques et la musique - et qu'il faut plus de renseignements anecdotiques sur l'humanité pour écrire Nana que pour composer une sonate.



Et, précisément, la manière dont Zola a été et est encore sous-estimé procède du mépris de la critique pour tout romancier chez qui on croit discerner la prédominance de l'« observation », mépris dont la contrepartie est la surestimation permanente des écrivains considérés comme ayant leur « vision ». Le fait que de nos jours les plus pâles, les plus anémiques des romans fabriqués en série, ainsi que les plus laborieuses, plates et pédestres compilations narratives soient régulièrement salués comme apportant une « vision nouvelle »,un« univers «entièrement neuf est significatif parce qu'il montre dans quelle direction se dirigent les automatismes de plume et quel vocabulaire utilise de préférence le psittacisme de l'éloge. Ce snobisme qui veut que seuls les prétendus visionnaires aient du sang bleu a produit par exemple une complaisance sans limite à l'égard de Balzac et une méconnaissance des qualités les plus éclatantes de Zola - sur bien des points les qualités mêmes que l'on attribue gratuitement à Balzac, qui ne les possède pas. Au moins peut-on aborder Zola de plain-pied et juger par soi-même du mérite de ses livres, sans avoir eu, comme lorsqu'on lit Balzac, les réflexes préalablement conditionnés par toute une littérature qui vous a affirmé que c'est précisément quand c'est stupide que vous devez trouver cela sublime, une réaction défavorable ne témoignant jamais que de votre propre aridité naturelle et pauvreté d'imagination.



En écrivant que Balzac, tout en se voulant réaliste, est en fait un visionnaire, Baudelaire veut dire que la vision de Balzac prête au réel une intensité trop perpétuelle pour n'être pas souvent imaginaire, et que dans la Comédie humaine « chacun, même les portières, a du génie ». On a tiré parti de cette phrase pour déifier Balzac, comme s'il suffisait qu'un auteur projetât des mythes sur la réalité pour devenir inattaquable, quelle que soit la qualité de ces mythes. Par contre, on n'a jamais prêté de « vision » à Zola pour cette seule raison que sa vision se trouve en outre être exacte.



Lorsqu'il nous raconte un coup en Bourse, dans l'Argent, il est aussi exaltant et manie le suspense avec autant de brio que Balzac : la seule différence est que son coup en Bourse est vrai, qu'un agent de change ne trouverait rien à redire à l'atmosphère et aux éléments techniques de son récit, bref qu'on peut le croire, alors que neuf fois sur dix on ne peut pas croire Balzac, qui semble chercher avant tout à s'éblouir lui-même au moyen de son histoire. Aussi, la fameuse observation accélérée qu'on attribue d'ordinaire à Balzac pour expliquer qu'il ait pu acquérir une si grande connaissance des milieux les plus divers tout en les étudiant si peu, c'est plutôt à Zola que le mérite en revient. En effet, dans le cas de Balzac, où est le mérite d'acquérir de façon accélérée des connaissances pour la moitié fausses, et articulées avec une psychologie si grossière ? Celles de Zola sont exactes, et forment une masse incroyablement volumineuse, surprenante chez un homme qui a vécu une existence laborieuse et rangée. Zola était encore jeune quand il écrivit Nana, où l'on croirait condensée l'expérience d'un vieux marcheur ayant passé soixante ans dans les petits théâtres de variétés.



On ne souligne pas volontiers non plus l'humour, la puissance comique de Zola : il doit rester entendu que c'est un lourdaud - ni la puissance comique de Proust : ce serait le diminuer comme poète de la vie intérieure. Or le comique est justement aussi mystérieux que la poésie. Les jeux de mots de Cottard, les cuirs du directeur du Grand-Hôtel ne sont pas supérieurs à ceux d'un bon numéro de fantaisiste à Bobino, ce sont les mêmes éléments qui font le comique élémentaire et le comique raffiné. Quelle farce est plus grosse que la série des mésaventures de l'infortuné Morel, tiré à hue et à dia par tous les plus riches pédérastes déferlant sur la côte, dans Sodome et Gomorrhe, depuis les épisodes de la maison de plaisir jusqu'au duel fictif de M. de Charlus ? On sait que l'énormité caricaturale peut aboutir soit à la vulgarité, soit au sublime.



On doit se consoler de voir que Proust a pris Henri de Régnier, Pierre Loti, Francis Jammes pour de très hauts génies, en constatant qu'il est par contre le seul grand écrivain à posséder un sens véritable de la peinture, et des arts plastiques en général. Il m'est arrivé plus haut de déplorer les rapprochements tout mondains que Proust - imitant en cela Ruskin dans ses pires défauts - établit entre tel personnage d'un tableau célèbre et tel personnage réel. Mais cela ne doit pas faire omettre qu'en général, sauf dans ses broderies discutables autour des fresques padouanes de Giotto, ses références à des tableaux sont constamment des plus heureuses, des moins forcées, et témoignent à la fois d'une sûreté d'oil, d'une sensibilité aux arts de l'espace, d'une culture formée au contact des ouvres, bien rares dans la littérature française. Proust excelle à donner l'équivalent en prose d'un tableau, avec cette précision à la fois évocatrice et descriptive qu'on rencontre parfois au XIXe siècle - l'âge d'or de la critique d'art - chez Taine, chez Fromentin, chez les Goncourt. J'ignore qui était le modèle d'Elstir. Emile Blanche prétend méchamment qu'il s'agissait seulement de Helleu, mais dans la préface au livre, d'ailleurs remarquable, de ce même Blanche, intitulé De David à Degas, Proust mentionne « le grand, l'admirable Picasso », ce qui révèle l'originalité de son goût, alors que Balzac était impressionné uniquement par le prix coûtant des ouvres d'art et que Stendhal, qui passe aujourd'hui pour connaisseur, se bornait à refléter le goût à la mode de son temps.



La thèse de Proust sur la création littéraire est le retournement exact de celle de Sainte-Beuve, et elle est du même niveau. A la thèse que l'ouvre procède du moi des dîners en ville, Proust réplique qu'elle procède d'un moi qui ne mange jamais. Mais il aurait eu beaucoup plus de mal à discuter du problème avec Taine qui, lui, est réellement un grand historien de l'art et des lettres, alors que l'erreur de Sainte-Beuve, et à sa suite de toute l'histoire littéraire universitaire, n'est pas du tout de vouloir fournir une explication historique des ouvres, c'est de ne pas la fournir vraiment, de ne pas même l'aborder, d'appeler histoire de la littérature une histoire anecdotique des auteurs. Dans toutes les histoires de la littérature on pousse encore des cris de joie le jour où on établit, documents en mains, qu'un poète a écrit un poème triste une heure après avoir reçu sa feuille d'impôts. La Recherche du temps perdu elle-même n'a pas échappé aux nuages des sauterelles qui se sont donné du bon temps à mesurer la largeur des allées à Illiers et la hauteur des vagues à Cabourg. Hélas ! Ce qui fait la beauté d'une promenade en barque chez Maupassant, ce n'est pas la promenade en barque, que tout le monde peut faire, c'est Maupassant - bien que sans barque le texte de Maupassant n'eût pas été écrit. Paradoxe inquiétant, malgré tant de travaux érudits et des bibliothèques entières de thèses de doctorat, chaque fois qu'on veut se documenter sur un auteur, il est difficile de trouver un livre qui parle de son ouvre. La plupart de ceux qu'on trouve semblent s'attacher à envisager un écrivain avec la plus grande minutie sous tous ses aspects sauf celui qui fait que nous avons envie de lire un livre de lui. L'ouvre semble se surajouter de l'extérieur, pour les motifs les plus incompréhensibles, à la vie d'un M. X... quelconque.

Dans l'aspect négatif de sa critique de Sainte-Beuve, Proust a donc raison car il y a une seule manière de parler d'un auteur, il y a une condition fondamentale qu'il faut remplir : il faut que ce qui lui importait vous importe. Parler d'un auteur, c'est dire en prenant appui sur lui ce qu'on pense soi-même de ce dont il a parlé.

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Jean-François Revel
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