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PROUST CONTRE LES SNOBS


Poésie / Poémes d'Jean-François Revel





Nous sommes snobs lorsque notre attitude à l'égard d'une personne humaine (je laisse de côté le snobisme envers les animaux, sujet complexe, sur lequel, me dit-on, plusieurs thèses de doctorat sont en préparatioN) dépend, non point directement de cette personne, ni des impressions que nous recevons d'elle par l'effet de sa présence, mais d'une troisième force, étrangère aux qualités et aux défauts qui lui appartiennent en propre. Ce troisième facteur peut être la noblesse, l'argent, le pouvoir, la possession d'une automobile dépassant une certaine vitesse, d'un cheval, d'un chien, d'un record sportif ou littéraire ou même d'un titre universitaire ; l'appartenance, présente, passée ou future à une corporation quelconque : École, Administration, Corps, Armée ; ou encore le fait d'avoir séjourné dans tel pays, dans telle ville, voire dans tel hôtel ; de pratiquer la chasse, la pêche, le ski, l'alpinisme, la navigation à voile, le proxénétisme, une langue étrangère ; d'avoir assisté à des congrès ou (en d'autres milieuX) d'avoir volé, assassiné ou fait de la prison. L'homme trouve, en tout, matière à snobisme. Ainsi on peut être témoin, chez les drogués, du mépris des fumeurs d'opium pour les morphinomanes, de ceux-ci pour les buveurs d'éther, etc. Dans une grande ville du Texas existe un quartier où, par convention tacite entre les propriétaires et les agences immobilières, il ne se vend jamais un pouce de terrain à des gens dont la fortune serait évaluée à moins d'un milliard de dollars. Or, d'un point de vue strictement pratique, l'aspect « résidentiel » et luxueux du quartier pourrait certainement être sauvegardé à moindre prix. Ce qui conditionne, c'est donc bien ici une image, un totem, une idée-barrière, comme d'ailleurs dans tant de villes américaines où quelques mètres à peine séparent la partie de la ville où il est de bon ton d'habiter, de celle où résider vous exclut d'une certaine société, bien qu'aucune différence d'agrément ou de propreté ne soit perceptible à l'oeil nu entre les secteurs contigus de ces deux zones, et que seul l'écart des loyers vous indique le passage de l'une à l'autre.



Il serait facile et fastidieux d'allonger la liste. L'essentiel est qu'une idée s'interpose entre nous et notre semblable, plane au-dessus des têtes. L'interlocuteur que nous avons devant nous a beau donner toutes les plus redoutables marques de sottise et de vulgarité, nous ne les enregistrons pas, ces marques, comme telles, parce que nous baignons dans la notion qu'il est champion d'escrime, collaborateur de Time Magazine, ambassadeur de France, ou chef des sucettes Girard. L'être le plus ennuyeux ne nous ennuie plus. A travers lui nous entrons en contact avec l'Idée, et, comme dit M. Verdurin, il « en » est (notez le vocabulaire de la participation magique ou platoniciennE). Tout à la fin, Mme Verdurin, devenue princesse de Guermantes et à moitié moribonde (car pour le snob comme pour l'homme politique il n'est point d'âge ni de retraitE), s'écrie : « Oui, oui, c'est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J'aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes » Jusqu'au bout, note l'auteur, elle était décidée à « participer », à « faire clan ».

Parmi les facteurs de discrimination les plus grossiers se rencontrent d'abord les titres nobiliaires ou officiels, le pouvoir et l'argent. Mais on peut forger des millions d'autres principes discriminateurs. Plus une civilisation se complique, plus les critères du snobisme se diversifient et font fi, en apparence du moins, de la richesse ou de la force, plus le snobisme multiplie ses facettes, se fait ondoyant, se subdivise, se déguise et va jusqu'à s'inverser. L'anti-snobisme des snobs n'est en effet qu'une variante du snobisme, que Proust a cataloguée comme les autres, lorsqu'il écrit par exemple que la duchesse de Guermantes « reprit son point de vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité».



Dans d'autres sociétés, le snobisme reste robuste et simple, il a besoin d'étiquettes distinctives, de signes visibles. En Italie un individu ne jouit que d'une existence inférieure s'il n'a pas de titre, s'il est réduit à lui-même. C'est toujours un pis-aller, une grossièreté, que d'appeler quelqu'un seulement « Monsieur ». Il faut qu'il soit Dottore, Ingegnere, Commendatore, Awo-cato, Professore, Ragioniere, etc. On raconte l'histoire d'un malheureux qui mourut, écrasé par un camion, parce que le passant qui avait aperçu sa position périlleuse n'osa pas, de peur de le vexer, l'interpeller en lui criant simplement « Signore ! » Il cria à tout hasard « Commendatore ! » : l'autre (n'étant pas commandeuR) ne se retourna pas, et périt. Tout snobisme suppose un conformisme préalable, sans lequel il serait noyé et perpétuellement désorienté, c'est-à-dire suppose l'acceptation non critiquée de certaines valeurs. L'aveuglement de cette acceptation peut aller jusqu'à nous faire vouer un respect religieux à une hiérarchie sociale dont nous sommes nous-mêmes précisément exclus : c'est le snobisme des domestiques, si bien décrit par Proust, c'est aussi, dans les sociétés de grandes propriétés terriennes, l'adoration des paysans gour les maîtres et les usages dont ils sont les victimes. Etre classé, même dernier, mais l'être, ce besoin fait chérir à l'homme n'importe quelle classification.



Le snobisme recompose, dans un cercle limité par une frontière artificielle, l'entière échelle humaine des défauts et des qualités. Hors du cercle quelqu'un pourra posséder des vertus, être gentil ou intelligent : ces vertus, pour parler le langage administratif, il n'en sera jamais le titulaire. A l'inverse, la « gentillesse », le « courage », le « brillant », etc., croissent à l'infini s'ils fleurissent chez un individu participant à l'Idée. Un garçon « très brillant », « très cultivé », « très musicien », « très droit », « très drôle », « très affectueux », etc. ne se prononce pas, ne s'articule pas, ne se module pas, de la même manière, avec la même intonation, avec la même précipitation, selon qu'il s'agit d'un titulaire ou d'un individu dépourvu de tout statut défini. La titularisation dépendra aussi bien de toute une classe sociale, que d'un groupe réduit à quelques personnes, ou même à une seule famille. On connaît cette sorte d'auto-snobisme qui unit les membres de certaines familles dans une admiration réciproque, aussi coriace que peu motivée, et qui d'ailleurs, parfois, ne les empêche pas de s'entre-déchirer. Peu importe : divisant l'humanité entre ceux qui « en sont » et ceux qui n'en sont pas, le snobisme nous rend la vie plus facile, il nous dispense d'avoir à sentir et à juger dans chaque cas particulier, et il suspend notre estime de nous-mêmes à l'estime sans restriction que nous accordons à un nombre restreint d'autres individus.



Chaque catégorie de snobs évoque donc une société secrète dont la cohésion reposerait sur la garde farouche d'un trésor inexistant. En disant que « ce trésor n'existe pas » je parle évidemment des justifications et des prétextes que le snobisme se donne à lui-même sur le terrain des valeurs morales, intellectuelles ou esthétiques. A la base, le trésor existe bien, car tout snobisme défend, du moins à l'origine, les intérêts d'une classe, d'un groupe, d'un clan ou d'une coterie. En dernière analyse, à l'échelle microscopique, il n'y a qu'un seul snobisme, celui de l'argent, et de ce qui équivaut à l'argent : le pouvoir, l'influence, la célébrité. Mais une grande distance court de la racine d'un fait à ses proliférations. Comme l'a montré Marx dans le Dix-Huit Brumaire, toute construction morale acquiert une sorte de puissance autonome plus durable que les causes qui l'ont inspirée ; elle peut survivre aux nécessités dont elle sort ou auxquelles elle résistait, et influencer à son tour ses propres supports, en se développant pour son propre compte, de plus en plus follement.

Débordant largement ses formes les plus classiques - comme la vie dite mondaine - et ses formes monstrueuses, comme l'antisémitisme et le racisme en général, le snobisme est insondable et polymorphe. Toujours présent chez tous, fût-ce à l'état de résidu imperceptible, il corrompt avec subtilité toutes nos attitudes. Il falsifie la conduite de ceux mêmes qui s'en défendent le plus (il existe un snobisme à l'intérieur du Parti communiste et, bien entendu, à l'intérieur de l'Église catholiquE) ou qui en prennent gauchement le contre-pied par une affectation défensive, dans laquelle on peut le lire tout entier, comme dans un miroir une écriture renversée : s'encanailler, c'est évidemment être snob. Le snobisme nuance tous les rapports personnels dans les sociétés policées, car il reproduit, autant que les lois et l'intérêt le permettent, ce vaste édifice d'inclusions et d'exclusions où l'ethnologie a vu un phénomène fondamental de toute vie sociale. On snobe celui que, dans certains systèmes sociaux archaïques, où il n'existe que deux catégories d'êtres humains, les parents et les ennemis, normalement on tuerait.



Détecteur et compteur hautement précis des traces de snobisme les plus faibles répandues dans la nature, que ce soit à l'état cristallisé, fossilisé, fluide ou gazeux, Proust en perçoit l'ubiquité, la mimique, les ramifications. Il s'amuse, sans se lasser, à en décrypter, au moyen de la grille, fabriquée par lui, de l'anti-snobisme, les propos et les actes. Partout où il entre, la première chose que son oil et sa sensibilité pénètrent, au travers des gens qu'il regarde, c'est le réduit obscur où palpite le secret de leur grimace. Ce secret, aussitôt il le cerne, l'isole, l'accule, et s'amuse à voirie titulaire, ou candidat à la titularisation, s'agiter, refaire interminablement le trajet triangulaire qui le conduit de la ou des personnes présentes à la Valeur dont il est l'esclave, pour revenir, enfin, après avoir consulté cette Valeur, à ses propres (si l'on peut ainsi dirE) sentiments.

Parfois même, Proust prolonge l'expérience, torture sadiquement le snob. Il laisse Mme de Cambremer, snob intellectuelle, s'enferrer dans sa condamnation de Poussin, qu'elle croit toujours hors de mode, puis il annonce négligemment que Degas aime beaucoup les Poussin de Chantilly. « Ouais ? répondit-elle. Je ne connais pas ceux de Chantilly [...] mais je peux parler de ceux du Louvre, qui sont des horreurs. - Il les admire aussi énormément. - Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de silence, et comme si le jugement favorable qu'elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l'examen supplémentaire et cette fois définitif, qu'elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre, pour avoir la faculté de se déjuger1. »

Et dans son regard rêveur se lit l'aurore du revirement qui la conduira infailliblement quinze jours plus tard à aimer Poussin. Morel lui-même, si veule, si peu affecté par le mépris d'autrui, a pourtant, lui aussi, son secret talon d'Achille : la sacro-sainte classe de violon du Conservatoire. La terre entière peut bien le tenir pour une immonde petite frappe, il ne tremble qu'à la seule idée que quelque chose pourrait en transpirer rue Bergère.



Par quel aveuglement a-t-on parfois pu considérer Proust comme un romancier de la vie mondaine, quoique exceptionnel, un romancier dont le mérite essentiel serait d'avoir su tirer le profond du superficiel, rendre humaine une matière ingrate - un peu le Saint-Simon de la haute bourgeoisie ?

Saint-Simon croit à la réalité de l'aristocratie du sang, mais il constate chaque jour des petitesses et des forfaits qui tiennent sa foi en échec, ébranlent les bases de son existence, rendent intenable son système moral ; d'où cette férocité amère, cette indignation sardonique dans les Mémoires. Là où Saint-Simon-Alceste souffre, Proust-Philinte est tout ironie, sensible à la cocasserie pure. Certains prétendent que Proust décrit la vie aristocratique et mondaine pour l'intérêt qu'elle présenterait en elle-même, d'autres parce qu'à demi juif il n'y aurait jamais été vraiment admis et serait fasciné par elle. Ces deux interprétations seraient très convenables de la part de gens qui n'auraient jamais ouvert la Recherche du temps perdu. Si la première est exacte, il est également exact de dire que la Farce de Maître Pathelin est une étude sur l'état du droit au xve siècle. Quant à la seconde, elle relève de cette application plate de bribes psychanalytiques, qui veut que tout ce que nous faisons soit toujours destiné à nous défendre d'une forte envie de faire le contraire, ou à tromper tout en le dissimulant notre dépit de n'avoir pu le faire. Sans doute existe-t-il chez Cervantes un amour secret et un attendrissement nostalgique pour les romans de chevalerie. Mais le ton de Proust ne trompe pas. Aucun écho affectueux ne résonne au creux de sa satire. D'ailleurs il ne s'agit pas chez lui d'une simple satire, qui supposerait que l'auteur a tout d'abord pris au sérieux ce qu'il daube, car s'il ne s'agissait que de cela, on ne comprendrait pas pourquoi nous pourrions relire toujours avec le même plaisir les mêmes pages sur la stupidité de M. de Nor-pois ou l'égoïsme rusé des Guermantes, ni pourquoi des lecteurs qui n'ont jamais connu d'exemplaires de ces types sociaux pourraient y prendre intérêt. La « démystification », pour avoir du sel, suppose une mystification préalable. La force de la satire prous-tienne, comme de la satire des Précieux chez Molière, tient donc à autre chose et plonge ses racines beaucoup plus bas que le sol sur lequel marchent les individus aux dépens de qui elle s'exerce. La Recherche du temps perdu n'est ni le roman revanchard d'un snob déçu ou brimé ni même la chronique du crépuscule d'une société, la description sceptique et cruelle de la mondanité, où excellait la plume avertie de cette Mme Gyp que Nietzsche prisait si fort, ou la plume amère et hargneuse des Goncourt dont le journal sonne, en effet, dans ce domaine, l'heure de la désillusion, de la chute des masques et de l'apparition des tics. Proust n'a jamais eu à découvrir les limites du « monde », parce qu'il n'a jamais cru au « monde ». Plus précisément, il a cru à l'esprit, au charme du « monde » avant de le connaître, et ses illusions se sont évanouies au moment même de son tout premier contact avec la réalité. Le chapitre II de Guermantes (si on peut parler, chez Proust, de vrais « chapitres »), « L'esprit des Guermantes devant la princesse de Parme », est écrit tout exprès pour raconter cela. Ses lettres à Reynaldo Hahn, dans lesquelles il se moque des égéries parisiennes et pastiche le style de leurs invitations montrent que l'homme qui, à vingt ans, collaborait à la Revue blanche, n'a pas eu à se dégager d'une « période mondaine ». Pourtant, il est rare de rencontrer des lecteurs de Proust qui ne croient pas que la Recherche contiendrait, en même temps qu'une critique, un discret aveu d'admiration et un mélancolique adieu.

C'est là confondre Proust avec par exemple Gabriel-Louis Pringué, le sympathique auteur de Trente Ans de dîners en ville. Pringué croit au « monde », à l'image parfaite que s'en faisaient en 1900 ceux qui n'y allaient jamais. Tout en y allant, c'est comme eux qu'il le voit. Pour lui, les salons sont peuplés de femmes « diablement » jolies (c'est son adverbE) ; les reines ont toujours un port de reine ; les auteurs à la mode font leur entrée en « lançant trois ou quatre mots d'esprit », tout comme dans l'imagination des enfants un héros du Far West ne se déplace qu'en tirant des coups de pistolet. Les duchesses sont toujours « très bonnes », les marquises ont un sens de la repartie à vous assommer un bouf. Pringué cite avec extase quantité de « mots », de « répliques », célèbres parmi les élégants des cinq continents entre 1900 et 1914, et d'une inanité tellement navrante, dans lesquels il est impossible de découvrir - fût-ce à l'état fotal - le plus petit espoir d'un mot spirituel que son livre risque de passer un jour pour le réquisitoire d'un atrabilaire, dans le genre des Annales de Tacite.



Sur le plan moral, Pringué croit qu'il y a des bons tout bons et des mauvais tout mauvais, comme dans les chansons de geste, et comme dans les westerns. En vérité, ce que Pringué a écrit, c'est un western de la vie mondaine. Il croit aux vertus des gens du monde, comme un enfant est sûr d'avance que Davy Crockett ou Billy le Kid auront toujours du courage, ne manqueront jamais leur cible. Hélas ! la vertu ne triomphe pas toujours : et il faut relire cette page déchirante où Pringué gémit longuement sur ce que des dames nouvellement parvenues, sans position mondaine légitime, arrivent à se faufiler, uniquement grâce à leur argent, jusqu'aux présidences des sociétés de charité et des organisations" de bonnes ouvres.

Sur le plan métaphysique enfin, l'appartenance au « gratin », comme il dit, garantit chez Pringué à l'être humain la possession de qualités d'intelligence, de beauté, de bonté, inhérentes aux individus eux-mêmes et inaliénables (de même les scolastiques pensaient que le Sec, l'Humide, le Chaud, le Froid étaient des propriétés appartenant à l'essence même de certains corpS). En parlant d'une femme « diablement » jolie, il écrit par exemple : « Sa taille était celle d'une véritable statue. » Ainsi, pour Pringué : 1° Il existe de véritables statues et de fausses statues ; 2° Les véritables statues seules ont la taille belle ; 3° Les femmes qui n'appartiennent pas au « gratin » ressemblent aux fausses statues.

Tous points de vue qu'il faut, certes, imputer plus à simplicité qu'à malice. Je ne m'étendrai pas davantage sur cet auteur, auquel je consacrerai ultérieurement un important ouvrage.



Du moins ces aperçus, trop sommaires, permettent-ils d'écrire que le livre de Proust est plus que l'envers de celui de Pringué. A la recherche du temps perdu n'est pas à Trente Ans de dîners en ville ce que Don Quichotte est à Amadis, mais bien plutôt la Recherche est, sous ce rapport comme sous bien d'autres, l'envers de la Comédie humaine. Car lorsqu'il s'agit de croire à l'excellence foncière des individus composant la noblesse, à la supériorité de la substance humaine chez les femmes du faubourg Saint-Germain, Balzac possède la foi du charbonnier. Quant à Saint-Simon, il lui faut aller jusqu'à la cour d'Espagne pour trouver enfin une étiquette selon son cour, un cérémonial dont l'ordonnance visible reflète et matérialise les inégalités de rang et de sang, tant il est vrai que le rêve snob est de réaliser dans des objets extérieurs et de signaler par des uniformes la hiérarchie qu'il voudrait croire fondée dans la nature humaine elle-même. Poussé par cette hantise d'asseoir le rang sur la place à laquelle on a droit à la chapelle, dans une cérémonie, sur le droit de se couvrir, de passer ou non un seuil, bref sur la topographie, Saint-Simon va jusqu'à écrire : « Madrid est une belle et grande ville, dont la situation inégale, et souvent en pente fort raide, a peut-être donné lieu aux sortes de distinctions dont je vais parler1. » A l'opposé, Proust n'essaie même pas de justifier la vie mondaine, comme on le fait souvent, en s'efforçant de montrer que sans l'avoir mérité les snobs servent pourtant de parure peut-être inutile mais charmante à toute société policée. Aucun roman ne détruit plus simplement que le sien la légende d'après laquelle l'oisiveté, la richesse, le confinement dans un cercle étroit de relations personnelles constitueraient des conditions propices à l'épanouissement des qualités de l'esprit et à la finesse des manières. Dans une ébauche du personnage de Charlus, où celui-ci a nom M. de Quercy, on lit : « Il vint à Paris. Il était dans sa vingt-cinquième année, d'une grande beauté, spirituel pour un homme du monde... » Après le manque d'esprit, l'ignorance :



« l'extraordinaire ignorance de ce public », du public qui compose, dans le Temps retrouvé, l'assistance de la matinée de la princesse de Guermantes1. Ainsi, ce n'est pas seulement par intérêt psychologique mais par curiosité ethnologique que Proust détaille et reproduit impitoyablement les façons de parler des gens du monde. Le langage des gens faux est lui-même toujours faux parce qu'il n'a pas de centre naturel et, ne coulant d'aucune source, est fait de lambeaux boudinés comme les ruisseaux de papier d'argent dans les crèches provençales. Le mauvais français du duc de Guermantes (les cuirs de Françoise lui sont préférableS), alors que tant de gens du peuple, Jupien, par exemple, parlent naturellement une langue élégante et correcte, ne nous inspire pourtant pas le même malaise que ces vulgarités de vocabulaire et de syntaxe, ce mélange de mots savants mal compris, d'argot plaqué, d'expressions familières affectées et de silences suggestifs par lesquels tant de mondains semblent s'excuser de n'avoir ni langue ni langage et que nous trouvons par exemple dans ces propos tenus au narrateur par Gilberte de Saint-Loup : « Mais comment venez-vous dans ces matinées si nombreuses ?... Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n'est pas ainsi que je vous schématisais ? Certes, je m'attendais à vous voir partout ailleurs qu'à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a... »



Proust est aussi peu impressionné que possible par l'aristocratie et la richesse, aussi étranger qu'on peut l'être à la notion même d'« élite » sociale. Partout il nous montre la sottise et la grossièreté des gens du monde et si l'on ne prête pas une attention particulière à cette démonstration c'est que pour lui elle va tellement de soi que, bien que constante, elle reste dans les marges du récit principal et n'emprunte jamais elle-même le cours de ce récit. Pourtant, dans la Prisonnière il déclare explicitement son mépris, au moment où il raconte la soirée musicale que le baron de Charlus organise, en l'honneur de Morel, chez Mme Verdurin. On se rappelle qu'à la demande de la « patronne », Charlus a invité presque uniquement des gens de son monde à lui, et que ceux-ci se tiennent si mal que Mme Verdurin, pour se venger, convainc Morel, à la fin de la soirée, de plaquer définitivement le baron. « Ce qui perdit M. de Charlus, écrit Proust, ce fut la mauvaise éducation, si fréquente dans ce monde, des gens qu'il avait invités. Entendant parler de Mlle Vinteuil, plus d'un disait : - Ah ! la fille à la sonate ? Montrez-la-moi. Un duc pour montrer qu'il s'y connaissait, déclara : - C'est très difficile à bien jouer. » Et Proust conclut : « Le monde étant le royaume du néant, il n'y a, entre les mérites des différentes femmes du monde, que des degrés insignifiants, que peuvent seulement majorer les rancunes ou l'imagination d'un M. de Charlus. »



Il est toujours cocasse de voir qu'une ouvre est considérée tenacement, parfois pendant des siècles, à l'instar du Parnasse de Mantegna, comme un plaidoyer en faveur des idées qu'elle se proposait précisément de réfuter et des personnages qu'elle nous peint comme odieux ou grotesques. Peut-être dira-t-on un jour du Capital que c'est un hymne qui retrace avec une sensibilité voilée et une tendre ironie les charmes de la condition ouvrière au XIXe siècle, puisque, de quiconque, aujourd'hui, cultive les signes extérieurs du raffinement, on dit qu'il est « proustien », comme on le dit de n'importe quel éphèbe du Quai d'Orsay qui susurre un français atonal, de tout bas-bleu pâmé de complications, de tout énergumène herculéen qui s'invente une névrose et, plein de sang, se fait un point d'honneur de rester au lit jusqu'à onze heures du soir, pour mieux ressembler à Proust, lequel était mourant quand il en faisait autant.



Le personnage pour lequel Proust est le plus dur, en dépit des qualités qu'il lui reconnaît à maintes reprises, c'est en définitive la duchesse de Guermantes. A la fin il la piétine plus encore qu'il n'accable le duc. Car celui-ci est tout d'une pièce, nettement circonscrit dans ses titres, sa situation mondaine, ses plaisirs, son argent, son égoïsme. Il ne feint pas de cultiver une autre morale que celle dont il a besoin pour se sentir à l'aise. La duchesse, au contraire, est un agent double. Proust montre à son propos tout d'abord la complaisance dont bénéficie une femme presque dépourvue d'esprit en acquérant dans le monde le statut officiel de diseuse de bons mots, la cause du rire des assistants étant pour un dixième seulement le « mot », pour les neuf autres dixièmes la puissante situation mondaine des Guermantes, lesquels amusent à la manière dont un patron boute-en-train fait « fuser », au cours d'un banquet, le rire de ses employés. Car si l'on y prend garde, les fameux « mots d'Oriane » sont toujours absolument idiots. Ils dépassent rarement le niveau du calembour plat. En citant ces mots, Proust fait, délibérément, ce que Pringué fait à son insu : il montre quel bas prix il suffit de payer pour acquérir, dans un milieu falsifié par le snobisme, la réputation d'avoir infiniment d'esprit. Avec cruauté il détaille les cabotinage de la duchesse, qui répète ses propres « mots » devant des auditoires successifs, en apparence s'en défendant, feignant de les avoir oubliés, se laissant forcer la main par le duc, tous deux s'entendant comme larrons en foire. Un seul mobile, mais mille prétextes aux préférences et aux actes : la duchesse se prétend bohème, mais elle épouse comme par hasard - avec l'aide du « génie de la famille » - le plus riche parti de France. Elle se donne pour connaisseur en littérature et en art, mais ne peut que répéter des clichés (« Ah, je comprends, vous venez pour observer », dit-elle gravement à Proust-sachant qu'il écrit-au cours de la matinée chez la princesse de Guermantes, dans le Temps retrouvé.)



On peut lire, dans les lettres à Reynaldo Hahn, des pastiches de la comtesse Greffulhe (Lettres LU, LUI, LV, et LVI) qui nous montrent un Proust jeune aussi peu dupe que le narrateur à venir de la Recherche. Parce que Proust a peint des mondains, et des littérateurs « artistes », on confond l'auteur et son sujet : on oublie que si le style de Proust est dense, complexe, chargé - du moins quelquefois, il est souvent aussi d'une légèreté aérienne - il reste en tout cas d'une constante simplicité, il est essentiellement et profondément naturel ; il n'y a pas, d'un bout à l'autre de la Recherche, une seule affectation, une seule préciosité, un seul archaïsme, une seule tournure « élégante ».

Enfin, Oriane, dans le domaine où le savoir-vivre touche à la morale, professe le culte de l'amitié, mais se conduit d'une façon révoltante avec Swann mourant, puis, après sa mort, trahit sa mémoire lorsqu'elle reçoit à déjeuner, dans la Fugitive, Gilberte Swann, devenue par adoption Gilberte de Forcheville, et quand elle insinuée, par son attitude, qu'elle n'a que très vaguement connu le Juif Charles Swann - elle qui avait été pendant de si longues années sa « plus grande amie ». Le charme de la duchesse de Guermantes a existé pour le narrateur de la Recherche à l'époque où il ne la connaissait pas encore, où elle restait une créature aimée de son imagination, et qu'il suivait dans la rue sans jamais lui avoir parlé. Mais que ce charme se brise dès le premier dîner, dès la toute première conversation, n'est-ce pas un des effets les plus voulus de l'histoire ? Alors ne subsiste plus qu'une snob méchante, qui croit être tout ce qu'elle n'est pas, qui prétend s'intéresser à tout, sauf à la seule chose qui l'intéresse réellement : sa position mondaine.



Car c'est là le propre du snobisme : il ramène toutes les valeurs à une seule mesure tout en se persuadant qu'il juge dans chaque cas particulier d'une façon désintéressée, au nom de l'amour de la vérité, de la « qualité », et d'une idée élevée de la nature humaine. Legrandin se prend pour un poète, un amant de la nature, un ermite, alors qu'il ne rêve que d'être « vu avec ». Les Verdurin prétendent établir leur salon sur le principe de l'impartialité dans la recherche des vrais talents, mais les artistes qui cessent de fréquenter chez eux, ou qui - pis encore - meurent (deux manières impardonnables de « lâcher ») cessent aussitôt, à leurs yeux, d'avoir du talent et deviennent des « ennuyeux ». Les Verdurin appartiennent évidemment à la catégorie suprême, celle de l'auto-snobisme, ils sont snobs d'eux-mêmes.

Cependant le snobisme, intransigeant en apparence, comme s'il n'était attentif qu'aux valeurs permanentes, quand il est esclave en fait des fluctuations de la fortune, des situations, de la célébrité, est condamné à s'infliger à lui-même de perpétuels démentis. Les principaux héros de Proust sont aux pieds de ceux qu'ils n'auraient pas voulu, vingt ans auparavant, qu'on leur présentât (ou même ils les épousenT). Bloch, Rachel, Gilberte, Odette, Mme Verdurin, prennent d'assaut le faubourg Saint-Germain à coup de coucheries et d'argent. Le personnage le plus cauteleux et le plus malhonnête du livre, Morel, est cité comme témoin dans un procès, où sa réputation de haute honorabilité, acquise grâce à ses relations, confère à son témoignage et à sa parole, en l'absence de toute preuve, une autorité qui suffit à emporter la décision du jury. Pourquoi donc, si c'est pour aboutir à ça, tant d'années de cruautés mesquines et de souffrances, tant de vies snobs consacrées à la garde jalouse de principes imaginaires, tant de subtilité et de ruses dans la poursuite d'une ombre dont la seule existence est celle des vains efforts qui se dépensent en pure perte pour la saisir ? Le snobisme dans le roman de Proust joue le rôle d'un leurre vers lequel les ambitions, les désirs et les passions de l'homme s'élancent dans le vide, accusant ainsi leur démesure, à jamais sans support dans l'objet dérisoire sur lequel ils s'exercent.



Cet objet n'est rien de moins que le lièvre dont parle Pascal dans le fragment sur le Divertissement, ce lièvre que l'on s'épuise à courir tout le jour et « dont on ne voudrait pas s'il était offert ».

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Jean-François Revel
(1924 - 2006)
 
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