Jean-François Revel |
A la recherche du temps perdu est un des livres les plus homogènes qui soient. Ouvre d'un écrivain qui domine de toute sa maturité ce qu'il dit ; qui pourrait en dire beaucoup plus long, ou le dire autrement ; qui ne se « vante » pas, mais auquel tout ce qu'il raconte! - ou l'équivalent - est vraiment arrivé ; enfin qui donne l'explication d'une chose parce qu'il a vraiment cru la comprendre ainsi et qu'il ne pense pas avoir beaucoup de chances de trouver mieux par la suite, et non point par goût de la théorie. Livre homogène, certes, et pourtant, jusqu'à un certain point seulement, car on a l'impression, parfois, que Proust incorpore à sa pensée présente, traduites dans sa formulation d'homme mûr - en leur conférant par là une autorité et un poids qu'elles ne possédaient peut-être pas à l'origine - des idées conçues, élaborées, récitées dans son for intérieur à toutes les époques de sa vie. L'oeuvre adulte semble être le précipité final d'une longue méditation, plus ou moins volontaire, souvent interrompue, toute soumise aux humeurs d'un homme capable d'insister pendant des heures sur le même point, la même circonstance, le même portrait, de se les dire, de se les composer, de les écrire dans sa tête, n'ayant besoin d'aucun effort pour se concentrer sur son sujet, au contraire happé par le réel. Cette facilité ne rend pas inexplicable la difficulté que Proust a éprouvée à se mettre à écrire : non par manque de matière, bien entendu, mais faute de pouvoir trouver aisément un rythme commun au flux des pensées et à l'organisation de l'existence quotidienne. Son problème est celui du début, non point de chaque page, mais de l'ouvre tout entière. Une fois cette oeuvre commencée, il bascule en elle, les phrases I s'écrivent, débordant de toute part, émergeant les1 unes des autres, et la difficulté deviendrait bien plutôt j alors de s'interrompre. Le développement fourmille de nouvelles scènes, de traits, de saillies, de maximes, de conclusions générales qui ne concluent rien mais net font qu'amorcer de nouveaux développements.! Comme Montaigne, Proust ne pense que lorsqu'il pense sans effort, jusqu'à la satiété, et devient, malgré lui, comme obsédé par ses idées. Il a dû toujours penser ainsi, longuement, souvent : d'où l'intérêt prodigieux qu'il parvient à prendre aux réunions les plus ennuyeuses. Car ce n'est pas l'ennui de ces réunions qu'il perçoit : il est lui-même stupéfait de constater, quand il lit la description-pastiche du salon Verdurin par les Goncourt, dans le Temps retrouvé1, qu'en somme il n'a jamais rien su remarquer de ce qu'il était censé voir, que tout lui a échappé de ce qui frappe les autres. A quoi tient ce fait ? Goncourt s'occupe des opinions et théories de Mme Verdurin, Proust de sa manière de rire. Goncourt admire la vaisselle des Verdurin, Proust la façon dont les Verdurin parlent de cette admirable vaisselle. Et, se plaçant ainsi au niveau où transparaît le système nerveux des événements comme, en regardant un tableau à la lumière rasante, l'oil en découvre la facture tourmentée, les coups de pinceau et les repeints, alors qu'en le regardant de face il ne voit qu'une première couche d'illusion, à laquelle la critique d'art viendra en ajouter une seconde, Proust montre en projection simultanéei les manifestations des hommes, les explications qu'ils en donnent, leurs intentions conscientes mais inavouées, les mobiles et les impulsions, inconnus d'eux, auxquels se rattachent leurs manifestations, enfin (et c'est peut-être là le plus précieuX), les moments où ces manifestations se mettent à vivre pour ainsi dire d'elles-mêmes, devenant indépendantes des hommes et s'en détachant pour danser un ballet de gestes et d'in- tonations, qui compose le spectacle que donne de lui, à j son insu, chaque être humain : ainsi Legrandin, ayant contracté de sa fréquentation des mauvais lieux et de sa peur qu'on l'y vît entrer, ou qu'on l'en vît sortir, l'habitude de ne plus franchir une porte, même pour pénétrer dans un salon, qu'en coup de vent et par une sorte de bond, d'effacement, de dérobade1 ; le duc de Guermantes retenant obstinément la main du père du narrateur dans la sienne « pour bien lui prouver qu'il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse2 », geste où il croit mettre un monde de grandeur d'âme et qui incommode évidemment le bénéficiaire ; Proust lui-même, lorsque, avant même d'avoir réfléchi, il acquiesce mécaniquement au reproche de « dilettantisme » qui lui est fait par M. de Charlus. Le dilettantisme, cette erreur où le baron voit la cause principale de la guerre de 1914. (« Par surprise du reproche, manque d'esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur, attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu'il m'y invitait, j'avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide, car je n'avais pas l'ombre de dilettantisme à me reprocher1. ») Lorsqu'on regarde directement à travers la pellicule le film de la Recherche sans le projeter, ou qu'on le fait passer au ralenti dans l'excellente moviola que constitue l'index de l'édition de la Pléiade, on est frappé par le nombre de brèves séquences, se suffisant à elles-mêmes, dont il se compose. Tantôt visuelles : « Bloch était entré en sautant comme une hyène2 », tantôt auditives, imposant à l'oreille du lecteur une intonation : On disait : « Mais, vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit « il est décoré », « il est de l'Académie3 ». Audiovisuel, ou purement visuel, l'instantané acquiert d'emblée la vivacité de raccourci, le potentiel narratif enchâssé dans l'immobilité même de l'image que possèdent une gravure de Goya, de Dau-mier, ou simplement de Gavarni, ou, plus aimablement, de Constantin Guys, qu'il s'agisse de la scène d'amour sadique, à Montjouvain, entre Mlle Vinteuil et son amie, scène vue tout entière inscrite dans l'encadrement lumineux d'une fenêtre éclairée, la nuit, ou qu'il s'agisse du faciès à la fois burlesque et hideux de M. de Norpois, de l'entrée de M. de Charlus chez Mme Verdurin, à la Raspelière1, ou encore de l'attitude majestueuse de M. Bloch père : « N'allant pas jusqu'à avoir une voiture, M. Bloch louait à certains jours une Victoria découverte à deux chevaux de la Compagnie, et traversait le bois de Boulogne, mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres sous le menton, et si les gens qui ne le connaissaient pas le trouvaient à cause de cela "faiseur d'embarras", on était persuadé dans la famille que, pour le chic, l'oncle Salomon aurait pu en remontrer à Gramont-Cade-rousse. » Crayon auquel la deuxième partie de la phrase sert comme de légende2. Ou qu'il s'agisse enfin, au bois de Boulogne à nouveau, de la silhouette tout en couleurs claires de Mme Swann apparaissant dans l'allée des Acacias. Proust veut voir les phénomènes tels qu'ils sont, il les croit profondément tels qu'il les voit, on pourrait presque dire tels qu'il les reçoit : car son inattention, dans un dîner, aux événements, pour lui superficiels, qui captivent les frères Goncourt est la condition d'un état de réceptivité aux faits qui, à ses yeux, sont seuls! importants, et dont la perception lui donne la certitude i de toucher à la réalité telle qu'elle est en elle-même. La certitude d'atteindre le corps des choses en se rendant disponible, en plaçant le regard de façon à le rendre accessible aux images que lui envoie la matière intime du réel, avec sa vérité, ses lois-cette certitude ressort bien de la comparaison suivante entre divers instru-ments d'optique : « Bientôt, je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes « au microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. » Non seulement l'auteur de la Recherche est envahi par la présence des choses et des scènes, mais on sent, et d'ailleurs il dit que, depuis toujours, il ne peut pas s'empêcher de les décrire attentivement avec des mots. On sent en effet, fréquemment, dans la Recherche, des « morceaux préparés » - sans que j'attache ici rien de péjoratif à cette expression, car il s'agit évidemment d'une préparation en profondeur : Proust est capable de reprendre un même récit de cent manières, avec autant de conviction et de verve, et d'ailleurs il le fait souvent. Le contact intime avec la chose à dire engen-dre le besoin et le talent de la raconter plusieurs fois sans pourtant se répéter. Cette réalité, Proust l'a contemplée depuis longtemps, il a pensé sans doute des centaines de fois à une conversation, à un individu, à un épisode, les a imprégnés, dans sa tête, de ses mots, de ses phrases, les exprimant déjà, trouvant une, dix expressions ; composant, ordonnant, classant ses formules, les oubliant, mais ne voulant pas perdre la possibilité permanente de remonter à leur source. C'est là, probablement, l'une des composantes de son remords de ne pas écrire au cours des longues années d'oisiveté, remords qui semble provenir de la simple crainte de mourir sans avoir pris note, à l'époque même où se passent les événements qu'il raconte : pris note, non pas de ces événements mêmes (il n'en manque jamais !) mais de ses propres mots, et aussi des idées etl des réflexions morales que ces événements lui suggè-rent. Sans cette préécriture mentale, on ne comprendrait pas le caractère de photographie merveilleusement au point de certains paragraphes proustiens : la façon dont Charlus s'absorbe, sans en avoir l'air, dans la contemplation des deux fils de Mme de Surgis-le-Duc jouant aux cartes1, ou bien la façon dont Swann, presque mourant, est envahi une dernière fois par le désir, en se penchant sur le corsage de cette même Mme de Surgis (et Proust saisit chez Swann ce retard d'une seconde, où l'amour des femmes, qui a dominé sa vie, entre en collision dans ses yeux avec l'idée de la mort prochaine2) ; ou encore le portrait moliéresque du Pr Dieulafoy, celui dont la spécialité est de venir constater l'agonie ou la mort3. Tous ces portraits-minute, et tant d'autres archétypes, Proust a dû y penser souvent, avant de les écrire, moins pour les avoir tout faits, sous la main, que pour les tenir prêts à être faits, pour, en y songeant, afin d'en ébaucher des formulations, éprouver qu'il pouvait, à n'importe quel moment, se mettre à les écrire. D'où le double caractère, la double saveur de son ouvre, où achèvent de mûrir les fruits d'une lente préparation et qui pourtant respire l'aisance détendue d'une libre spontanéité. Proust improvise ses marottes, il n'est ni exactement un reporter (on connaît son dédain pour « l'observation », qui va mettre myope-ment le nez sur les choses et qui les « note », parce qu'elle ne sait pas les voiR) ni exactement un imaginatif car il ne s'intéresse qu'à ce qui est vraiment arrivé. Le fait que, pour lui, le souvenir soit, de préférence à une attention de commande dans le présent, favorable à la vision et au sentiment intenses de l'événement, ne signifie pas du tout que ce soit autre chose que cet événement lui-même, cet événement seul, vécu, qui l'intéresse. Le souvenir, pour Proust, n'est jamais l'il-l lusion, l'embellissement mystique et la fuite des| romantiques loin de l'ingrate vie. Bien au contraire, c'est le présent qui est illusoire, flou, pour des raisons d'ailleurs très concrètes : distractions, conversations, fatigues, et surtout complaisance qui, pour les besoins de l'euphorie du moment, nous fait grossir les qualités de nos interlocuteurs. L'épuration littéraire de la scène se fait donc dans le souvenir, parce que le souvenir est en réalité le présent, mais débarrassé des courants d'air, de la vanité d'éblouir, de l'angoisse amoureuse. Un brouillard se dissipe, l'objet apparaît, une images se coagule, scène déterminée ou, plus souvent, ensem- ble de gestes et d'intonations qui peuvent être prêtés éventuellement à plusieurs personnages différents, et jouent le rôle de ces petits diptyques portatifs, dans la peinture des anciens Pays-Bas, que les voyageurs ouvraient dans chacune de leurs résidences passagères. De tels tableaux se promènent à travers la Recherche. Ainsi le passage faisant état de l'amincissement de Legrandin vieillissant, opposé à l'épaississement de Charlus, « effets contraires du même vice », se retrouve mot pour mot appliqué à Saint-Loup, de même que le passage sur les entrées en coup de vent, par habitude de franchir ex abrupto le seuil des hôtels louches1. Le fait que Proust n'ait pas eu le temps de réviser le Temps retrouvé pour en éliminer ces redites nous permet de constater que ces comportements et ces silhouettes étaient déjà écrits dans sa tête et se sont appliqués deux fois, le déclic ayant joué, par erreur, deux fois. De même, la description de Gilberte paraissant à table « entièrement peinte » le soir où son mari vient dîner, pour tenter de le reséduire, se retrouve littéralement appliquée à la princesse de Guermantes désireuse de séduire Charlus (!), dans l'admirable inédit heureusement publié à la fin du tome II de la Pléiade. Rien de plus parlant, pour vérifier l'existence de ces noyaux de départ, de ces scènes déjà devenues « classiques » dans la mimique intérieure de Proust avant même qu'il ne se mît à son ouvre, rien de plus démonstratif que les sous-titres qu'il avait donnés aux diverses parties de la Recherche. Par exemple, au début de la deuxième partie du Côté de Guermantes, on lit : « Maladie de ma grand-mère - Maladie de Bergotte - Le Duc et le Médecin - Déclin de ma grand-mère - Sa mort. » Or, si l'on compare le programme à la réalisation, ces plans originels ne soufflent pas mot de passages qui, dans le texte final, seront parfois les plus longs et les plus importants (ainsi dans le volume cité, la soirée à l'Opéra, le séjour à Doncières, la matinée chez Mme de VilleparisiS). Inversement, certaines scènes annoncées ne sont pas du tout traitées, ou à peine, mais émergeront ailleurs (« maladie de Bergotte »), ou bien elles deviennent un détail dans un ensemble beaucoup plus vaste (« le duc et le médecin »), ou bien elles sont racontées sous un autre éclairage (« l'esprit des Guermantes devant la princesse de Parme » devient, en fait, quelque chose comme « je perds mes illusions sur les Germantes et je juge le monde »), ou encore, elles apparaissent dans un ordre différent de l'ordre annoncé. Il y a tantôt décalage des tableaux prévus (et vuS) par rapport aux développements et aux accroissements où s'épanche le récit intégral, tantôt, au contraire, encadrement exact de l'un de ces tableaux par les dimensions annoncées dans la séquence générale : « l'étrange visite à M. de Char-lus1 » respire le numéro depuis longtemps mis au point, la brillante réussite dont on a dosé chaque effet, savouré et répété chaque trouvaille, mesuré, épuré et fignolé avec un fol amusement la cocasse progression et les inénarrables « clous ». - Et combien de fois Proust ne dit-il pas : « au moment où cela se passait, je me mis à penser que, je me fis la réflexion que », lorsqu'il parvient à la constatation enfin irrévocable ou à l'explication enfin évidente d'un phénomène qui l'a toujours intéressé : il nous rapporte non point ce que l'auteur pense maintenant, en écrivant son livre, mais ce que le personnage du narrateur pensait jadis et se précisait à lui-même. Même si son opinion n'a pas changé, il importe que ce soit dans l'événement vécu que cette opinion s'est exprimée. Les réflexions, même les plus générales, font partie du récit, sont liées à la situation rapportée, à l'homme lui-même acteur, alors, dans cette situation. C'est là ce qu'on perd trop souvent de vue lorsqu'on cherche à isoler un Proust théori-cien. Les idées de Proust sont inséparables des « cho-' ses vues », des tableaux mobiles, qui constituent les cellules premières de la Recherche, et qui nous montrent que cette recherche du temps perdu a commencé au présent. Que l'ordre dans lequel ces tableaux mobiles seront finalement exposés ne soit pas, lui, essentiel, qu'il n'y,' ait pas, à vrai dire, de fil de la narration proustienney on peut s'en rendre compte, mieux encore que par les tables des matières définitives, du type de celle recopiée ci-dessus, en lisant le « Pour paraître en 1914 » qui se trouve imprimé sur la page de garde de l'édition originale de Du côté de chez Swann : « Pour paraître en 1914 : A la Recherche du Temps Perdu. Le Côté de Guermantes. Le Côté de Guermantes. Chez Mme Swann - Noms de pays : le pays - Premiers crayons du baron de Charlus et de R. de Saint-Loup - Noms de personnes : la duchesse de Guermantes - Le salon de Mme de Villeparisis. A la Recherche du Temps Perdu. Le Temps Retrouvé. A l'ombre des Jeunes Filles en fleurs-La princesse de Guermantes - M. de Charlus et les Verdurin - Mort de ma grand-mère - Les intermittences du coeur - Les « vertus et les vices » de Padoue et de Combray - Mme de Cambremer - Mariage de R. de Saint-Loup - L'adoration perpétuelle. » Il existe un tableau de Max Ernst qui, de loin, a l'air d'une carte d'Europe, mais qui, une fois qu'on s'en est approché, se révèle n'être composé d'aucune forme appartenant réellement à l'Europe, et qui pourtant n'arrive pas à être autre chose qu'une carte d'Europe : c'est l'Europe après la pluie ; et, comme souvent chez Ernst, la lecture du titre apporte le soulagement au malaise provoqué par l'ouvre. Ne croirait-on pas avoir affaire ici à quelque « Recherche du Temps Perdu après la pluie », quoiqu'il s'agisse, au contraire, d'une sorte d'ère tertiaire dans la géologie proustienne ? De même qu'en contemplant l'état de notre continent en une période géologique ancienne, nous voyons des océans là où se dressent aujourd'hui des massifs montagneux et inversement, ainsi on constate que, des projets de Proust, tout subsistera sous une forme ou sous une autre, mais pas au même endroit, pas dans le même rapport avec le reste, pas avec le même relief. Ce qui devait peser une tonne est finalement réduit à dix grammes et remplacé « par des éléments non prévus au programme mais desti-/ nés à meubler très largement l'horizon. Les Jeunes Filles en fleurs situées après Guermantes et devenues simple épisode du Temps retrouvé, Mme de Cambre-mer placée sur le même pied d'importance que Charlus et Saint-Loup, les « vertus et les vices » de Padoue et de Combray - c'est-à-dire, je suppose, la visite à l'Arena et la confrontation avec le souvenir des reproductions offertes par Swann - annoncés comme un chapitre et qui tiendront en quelques lignes de la Fugitive ; enfin l'absence totale d'Albertine - cette configuration du Temps perdu, à ce stade de son évolution, si différente des formes et des proportions que prendra l'organisme adulte, permet d'apprécier ou de soupçonner les rôles respectifs, chez Proust écrivain, de l'improvisateur qui crée d'abondance et de l'obsédé qui reproduit quelques scènes impossibles à modifier. Écrire résulte chez Proust du besoin d'exprimer certaines choses déterminées, de raconter telle histoire et nulle autre. Son talent n'est pas une disposition indifférenciée qui vient à s'individualiser dans un sujet ou une catégorie de sujets. Il est poussé par ses sujets, il ne les f choisit pas, semblable à ces voyageurs de jadis qui sont devenus écrivains seulement parce qu'ils ont été les seuls témoins de faits extraordinaires en Océanie ou dans l'Antarctique. C'est pour cela que le travail de Proust est en apparence si négligent, pour cela qu'il préfère continuer plutôt que de corriger, qu'il ajoute indéfiniment, récrit sans refondre, surcharge, oublie, répète, trouble la composition. Ce n'est pas parce qu'il improvise, c'est au contraire parce qu'il n'improvise pas, parce qu'il est porté par la matière. Celui qui improvise effectivement, c'est-à-dire qui trouve ses idées au moment même où il les écrit, a bien trop peur d'en perdre le fil pour se permettre un tel désordre extérieur car, quand on invente sur le moment même, on n'est pas sûr, comme l'est Proust, de voir resurgir de toute manière, à un endroit ou à un autre, ce qu'on n'aura pas noté, développé, mis en place. Proust redoute, certes, de n'avoir pas la possibilité de se mettre à son ouvre, mais une fois qu'il s'y est mis, une fois réunies les n + 1 conditions extérieures psychologiques ou physiologiques, sans lesquelles il ne peut pas travailler, il sait que ses thèmes ne peuvent pas se volatiliser, et que seules la maladie ou la mort pourraient l'empêcher d'achever son ouvre. Son problème-non de manquer d'idées, mais de se mettre matériellement à écrire - étant résolu, il sait devoir en passer, quoi qu'il arrive, par tel fait, telle conception, telle métaphore. Chez lui la composition, aussi peu distincte que possible de la substance même des faits relatés, est donnée dans la graine de l'ouvre, elle est inéluctable. On a beaucoup parlé de la subtilité de la composition proustienne, on l'a beaucoup comparée tantôt à lai musique sérielle, tantôt à la relativité généralisée, , tantôt à la mécanique ondulatoire et à la théorie des i quanta - la liste des équivalents scientifiques étant nécessairement bornée par les informations réduites, que fournissent les manuels de logique de la classe de philosophie. Ce serait donc avoir l'air de cultiver à la fois la platitude et le paradoxe que d'observer combien la composition de la Recherche est relâchée, peu calculée et peu rythmée. Proust ne compose évidemment pas, il ne « met » pas « ensemble », au sens architectural du terme, des éléments définis en vue de cette construction même. Seuls les mauvais écrivains le font, du reste. De plus il me paraît clair d'après la seule lecture de la Recherche que ce livre se décompose, en avançant, plus qu'il ne se compose, qu'il s'enrichit en se gonflant, par débordements et hypertrophies locales, comme font les Essais de Montaigne. Les idées-] tableaux préalablement fixées sont rapidement prises dans une énorme masse qui, elle, est en quelque sorte venue par surcroît. La réalisation de Proust a dépassé de beaucoup son projet, comme le montre l'annonce par lui-même de ce qui devait suivre Swann. D'un côté persiste tout en s'atténuant l'improvisation préparéej de l'auteur qui voulait coucher sur le papier quelques souvenirs obsédants, mais qui, sachant obscurément que ces souvenirs resurgiront toujours - comme le psychanalyste sait que le thème dont le patient a perdu le fil resurgira inévitablement - délaisse à tout propos cette ligne principale, prend la liberté de se jeter dans les digressions les plus longues, et c'est ce retour perpétuel] quoique de plus en plus espacé, qui donne à la Recherche ses mélodies et ses contrepoints, et qui peut faire parler de composition « savante » (ainsi Du côté de chez Swann s'ouvrant sur un coucher et finissant sur un leveR). De l'autre côté, et de plus en plus généreuse à mesure que le livre devient ce qu'il est, une autre improvisation se déploie, au service d'une pensée de constatation, écrite au présent ç'est l'improvisation des digressionS) qui enveloppent et noient les images primitives, finissant par nous les faire perdre de vue, à nous et à l'auteur. Comme chez Montaigne, l'accessoire devient le plus volumineux, le plus significatif peut-être et, du point de vue littéraire, le meilleur. Bien que Proust reste convaincu de toucher à l'essentiel de lui-même dans ses thèmes anciens, ce sont sans doute au contraire ses digressions qui l'ont sauvé de ses obsessions. Je n'ai pas prétendu, dans les pages qui précèdent, traiter de la genèse historique de l'ouvre de Proust. Les sentiments que j'y exprime reposent sur la seule lecture des textes littéraires de Proust, et même sur la lecture attentive de la seule Recherche, puisqu'il reste vrai, malgré l'intérêt des inédits publiés depuis 1950, que « Proust est l'homme d'un seul livre1 » comme le dit Bernard de Fallois - confirmation du fait que le génie de Proust est lié à une matière unique, qu'il n'est pas une manière. Je n'aborde pas la question des rapports entre le livre de Proust et sa biographie, dont je sais seulement ce que personne ne peut éviter d'en savoir. Que les proustologues m'excusent si j'écris indifféremment « Proust » et « le narrateur ». Bien qu'il n'y ait dans la Recherche, selon Proust lui-même, aucune incorporation littérale et intégrale d'un personnage ou d'un événement réels, il me semble également indiscutable que rien, absolument rien, n'y est créé de toutes pièces, et que l'auteur n'y parle jamais que de ce qu'il a vécu ou vu. Mémoires imaginaires ou roman vrai, ou les deux, le goût le plus profond de la Recher-che est celui du réel. En raillant une esthétique terre à terre de « l'observation » plate, du décalque laborieux, Proust a cru naïvement avoir fait le procès du réalisme ou même de la réalité. Mais quels que soient les écartèlements, les arrangements, les dispersions, les reconstructions plastiques qu'il fasse subir aux éléments de son récit, on peut se demander s'il a inventé un seul de ces éléments. Il n'est certes pas exact de dire que Prousti « déverse » dans son roman son « expérience de la vie », car on ne s'aperçoit pas un beau jour qu'on a « de l'expérience » : et d'ailleurs, où fixer ce jour ? Ne devrait-on pas le reculer indéfiniment vers la naissance ? En réalité, l'expérience ne s'acquiert pas (combien sont revenus des camps de prisonniers aussi petits-bourgeois qu'avanT) ou, du moins, quand elle s'acquiert, c'est de tout temps, et on y réfléchit de tout temps. Proust lui-même a dénoncé l'illusion selon laquelle il existerait dans la vie des « minutes de vérité » provoquées par des « moments » exceptionnels : « Car il est extraordinaire à quel point, chez les rescapés du feu que sont les permissionnaires, chez les vivants ou les morts qu'un médium hypnotise ou évoque, le seul çffet du contact avec le mystère soit d'accroître, s'il est possible, l'insignifiance des propos1 . » Aussi, l'idée de la prise de conscience du sens et de la possibilité de son ouvre - lorsque, dans le Temps retrouvé, Proust attend que le morceau de musique soit fini pour pénétrer dans le salon de Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes -, cette brusque « révélation » m'a-t-elle toujours semblé une version peut-être un peu voulue des événements. Je dirai même qu'elle m'a toujours semblé être un bon exemple de ce qu'on appelle une « superstructure idéologique ». De plus, à l'endroit où elle vient, cette révélation si souvent annoncée n'est pas une nouveauté, et le Temps retrouvé n'offre rien que redites sur ce point : Proust a déjà expliqué cent fois ce qu'il considérait comme étant pour lui la source de la « création » littéraire, comme il dit. Pourtant, on répète de confiance que le Temps retrouvé est la clef de l'ouvre. Or le Temps retrouvé est un charmant recueil de souvenirs sur Paris en temps de guerre, une salutaire satire du chauvinisme, des salons nationalistes, des égéries patriotiques, de la presse envahie par la prose martiale des Norpois et des Brichot. Une bonne partie du livre est consacrée à une chronique en hors-d'ouvre de l'évolution homosexuelle de Saint-Loup et des drames qui agitent le mariage Gilberte-Saint-Loup. On trouve, à la fin, des notations extrêmement « précieuses » (pour parler en langage de SorbonnE) sur les conditions dans lesquelles Proust se met au travail, en luttant à la fois contre sa maladie et contre ses habitudes ; sur son indifférence au jugement des autres touchant la valeur de son ouvre, du moins dans l'immédiat. On y lit encore le récit de sa dernière sortie dans le monde, cette matinée où tout le monde a l'air de s'être « fait une tête » à force d'avoir vieilli. Enfin et surtout, on savoure non pas tant la grand-guignolesque séance masochiste de Charlus, la nuit, dans l'hôtel louche, intermède reposant mais un peu conventionnel, que l'admirable rencontre de Proust et de Charlus sur les boulevards. Quel sublime monologue que celui du baron, sur la guerre, les Allemands, l'histoire, les fautes de français dans les articles de Norpois, l'époque, le dilettantisme et l'impossibilité regrettable où les événements le mettent d'envoyer ses voux annuels à François-Joseph, son cousin, etc.1. Quant à la révélation de la nature et du sens de son ouvre, déjà surabondamment expliquée dans Swann, et que l'auteur reçoit ici, de la résurgence dans sa mémoire de la sensation de l'inégalité du niveau des dalles de Saint-Marc de Venise, c'est là, peut-être, le passage le moins vivant du Temps retrouvé, le moins inattendu2. D'ailleurs, le caractère d'illumination fulgurante apportant l'ouvre au monde serait compréhensible s'il s'agissait d'un poème mystique ou d'une extase métaphysique dispensés de tout détour à travers l'existence quotidienne. Mais cette révélation est plus surprenante, dans son incandescence prophétique, quand on voit ensuite qu'il s'agit en somme de décrire minutieusement les maîtres d'hôtel de Paris ou de Balbec, le regard de Brichot derrière ses lunettes, ou les calembours du Pr Cottard. De façon générale, le thème des deux mémoires, qui constitue la thèse philosophique fondamentale de l'ouvre, me paraît être de beaucoup l'un des moins originaux. Pour commencer, bien entendu, l'idée n'estj pas nouvelle quand Proust la reprend. Et non seule-' ment elle n'est pas nouvelle, mais elle règne, vers 1910, à titre de lieu commun mondain issu de Bergson. Elle avait, avant Bergson, constitué un thème fondamental des romans de George Eliot. Proust, on le sait, les lisait et les aimait beaucoup. On rencontre également la même idée, traitée avec une puissance incomparable, par un écrivain que tous ignoraient alors, Kierkegaard, qui distingue dans l'Introduction du Banquet (In vino veritaS), ce qu'il appelle souvenir de ce qu'il appelle mémoire. Chose curieuse, il prête à sa mémoire les caractères de spontanéité et de soudaineté reconnus par Proust à sa mémoire « vraie », mais, au contraire de Proust, c'est au souvenir réfléchi, à l'art de se souvenir qu'il attribue la force créatrice, la faculté, par exemple, d'éprouver méthodiquement par le « souvenir » le mal du pays tout en restant chez soi. A l'époque où il écrit, Kierkegaard est original, alors qu'au moment où Proust écrira, il vient non seulement après Bergson, mais après toutes les discussions des psychologues autour de la « mémoire affective ». Croyant atteindre l'intemporel, l'impérissable, Proust n'atteint qu'à la cheville de Théodule Ribot. Il révèle son matérialisme latent ou son empirisme associationniste en faisant toujours dépendre le déclenchement de la « mémoire vraie » d'une sensation, le souvenir plein de l'identité, de la coïncidence entre une sensation présente et une sensation passée et par conséquent d'un facteur extérieur toujours fortuit. Dans le spiritualisme bergsonien, ce n'est jamais rien d'extérieur, mais la seule intuition du « moi profond », dans la pure intériorité, qui peut procurer une telle expérience. La psychologie de Proust mélange un peu de spiritualisme! avec un peu de sensualisme associationniste. Il devient plus bergsonien lorsqu'il devient plus théoricien, par exemple dans ses vues sur la création artistique, et se rapproche du sensualisme et de l'associationnisme lorsqu'il raconte sans trop s'exalter ce qui se passe en lui, et que le conteur du réel reprend la parole. Mais quelle que soit la philosophie qu'il forge à ce propos, l'expérience qu'il relatefçette superposition d'une sensation passée et d'une sensation présenté] à quoi tout brusquement s'accorde, a dû certainement être très forte pour lui, si forte qu'il a sans doute estimé naturel et facile d'en communiquer le charme. Mais le charme de ce contact entre nous et notre passé, qui est un fait indiscutable et vécu par tous, si chacun l'éprouve pour son propre compte, n'est-il pas aussi difficile de le faire partager à un tiers qu'il l'est de lui faire partager l'expérience de la passion amoureuse ? Je l'avoue en effet : les passages que j'aime le moins, chez Proust, ceux que je relis avec le moins de curiosité, ce sont ces résurrections qui émergent, précisément, de sa « seconde mémoire » - à commencer par l'histoire de la madeleine, qui m'a toujours fait penser à une « narration » de classe de troisième (« Tout Combray [...] est sorti de ma tasse de thé », c'est faible, comme dernière phrasE) ; ces évocations d'impressions, à propos de noms de lieux, d'habitudes domestiques, de changements de saisons ; ces découvertes désabusées d'endroits familiers devenus rétrécis et méconnaissables quand on y retourne après un long temps ; ces amalgames d'un nom et d'une image, d'un sentiment et d'une circonstance, d'un bruit de calorifère et d'une période de la vie, d'une odeur et du souvenir d'un grand amour - oui, tout cela est vrai, tout cela nous arrive, mais, il faut bien le dire, n'a guère d'intérêt que pour nous-mêmes. Parfois on ne voit vraiment pas pour quelle raison, en dehors de celle que cela lui est arrivé à lui, Proust s'étend longuement sur certaines choses. Et que l'on me comprenne bien : c'est la chose qui m'ennuie, et non pas la longueur ; car si l'on appelle brièveté le fait de ne rien écrire qui n'exprime une nouvelle idée, le style de Proust est en général un des plus rapides qui soient, sauf, précisément, dans les passages qu'il croyait, lui, les plus lyriques. Sa psychologie en l'occurrence intégralement associationnistE) se retourne ici contre lui : car s'il est vrai, comme il le dit, que ces constructions affectives résultent exclusivement de rencontres fortuites entre une sensation et un sentiment, elles n'ont évidemment de résonance que pour l'individu chez qui elles se sont produites. Nous avons les nôtres pour notre propre compte, et ce n'est pas le fait général qui est précieux, c'est le contenu personnel, lequel n'est touchant que pour celui qui le vit. Mes réserves ne sont pas dictées, ici, par le souci de condamner pour la dix millième fois l'associationnisme, psychologie, paraît-il, démodée. Quelle que soit la théorie psychologique dans laquelle on les encadrera, les phénomèmes affectifs décrits par Proust sont, avant tout, des faits vécus, et c'est comme tels, c'est d'abord en romancier que, fort heureusement, il les décrit. Mais c'est donc au romancier que l'on peut reprocher de n'avoir pas vu dans quelle mesure limitée de tels sentiments sont partageables. Je songe, par exemple, à toutes les pages sur les noms de pays. Tout ce qu'un nom peut évoquer pour chacun de nous par sa seule sonorité est aussi peu obligatoire pour autrui que les états où nous mettent les couleurs. Apprendre qu'un ami est jeté dans les convulsions par le violet, même si c'est pour lui une expérience très intense, ne saurait jamais nous inspirer qu'un léger ennui. Je saute souvent bien des pages, lorsque je sens venir un de ces bateaux proustiens, voguant sur les flots de la « mémoire involontaire ». Et, pourtant, cette mémoire, c'est bien en elle qu'il a vu la source et la nouveauté de son ouvre. Remarquons toutefois qu'il ne la fait intervenir expressément, qu'il n'y pense, que lorsqu'il se tourne vers lui-même, et évoque non pas un événement, mais un sentiment qui le détache de cet événement, comme il s'en était détaché déjà au moment même. C'est à se demander si le salut littéraire de Proust, qu-'il a toujours cru dépendre d'un retour en lui-même, n'est pas venu, au contraire, des instants où il s'oubliait lui-même, lorsque enfin il n'était plus, devant l'écran vierge, que spectateur et réalisateur du film à la fois. Car nul n'a su aussi brillamment dire les hommes, sauf peut-être Montaigne. Nul n'a su aussi énergiquement les mettre en scène, nul n'a fixé comme lui tout ce qui chaque jour nous échappe parce que nous sommes incapables de le raconter, nul n'a mis avec autant de régularité dans le mille, sauf peut-être Saint-Simon. Mais, tout en n'étant pas aussi fanatiquement visionnaire du réel que Saint-Simon, Proust le dépassapar l'intelligence qu'il en acquiert ; il est plus subtil, plus varié, plus généreux que lui dans la sensibilité, et il atteint ainsi à ces vérités morales que Saint-Simon, dont la merveilleuse frénésie rétinienne sollicite en vain l'esprit obtus, manque par exaspération. Proust, en tout cas, n'est en aucune façon un romancier d'analyse. JJ y a roman d'analyse lorsque c'est l'analyse qui remplace ou même crée le fait. Or, l'analyse proustienne est toujours une réflexion sur des événements qui sont arrivés. Dans la Recherche, les parties consacrées sans coupure au récit des faits, aux descriptions, au compte rendu des conversations sont facilement séparables des réflexions qui les commentent, et plus encore des pensées sur la vie en général qui peuvent en sortir. Aujourd'hui, on attribue rétrospectivement à Proust le mérite d'une révolution formelle du roman (expression qui signifie sans doute une révolution de la forme du romaN). A vrai dire, je vois mal en quoi elle consiste, et j'attribuerais plus volontiers à Proust le mérite plus rare d'une révolution de la matière de la littérature. Avant la guerre de 1939, du reste, on reprochait précisément à Proust le contraire : de n'avoir pas trouvé une forme nouvelle, adaptée à ses trouvailles de contenu. Esthète, lettré européen, mandarin resté fidèle à une forme classique, il n'avait pas osé faire jusqu'au bout sa propre révolution, son suicide littéraire n'était qu'un suicide « à la petite semaine », écrivait Sartre, lui opposant Faulkner et les romanciers américains en tant qu'écrivains révolutionnaires. Aujourd'hui, alors que les prouesses techniques des Américains ont usé leur pouvoir de saisissement, n'est-il pas devenu presque évident que les romans de style faulknérien ou à la Dos Passos sont beaucoup plus arrangés, plus « littéraires », plus esthètes que le roman proustien ? Ces romans font partie désormais de l'histoire de la littérature, ils représentent un « moment » du roman, celui de la réaction, précisément, contre le roman d'analyse. Mais Proust se moque bien de l'histoire du genre roman. Pourquoi supprimerait-il, de parti pris, ces longues méditations à demi organisées, et aussitôt désorganisées, ces hésitations, ces interprétations, ces redites intérieures qui, en effet, nous accompagnent partout, et qui suivent par exemple le départ d'un être que nous aimons, ou sa mort ? Et pourquoi leur donnerait-il la forme toute littéraire du « monologue intérieur » puisqu'il est bien évident que, dans la réalité, elles n'ont pas cette forme, qu'elles sont même passablement élaborées et bien exprimées, et qu'il est faux, ou rare, que nous pensions en style télégraphique ? Que son livre soit un roman fondé sur des souvenirs, ou des mémoires pleins de faits romancés ou imaginés, pourquoi se priverait-il de ressasser ce qui lui est arrivé et de dire longuement ce qu'il en pense, du moment que ça commence par arriver ? Le roman behavioriste est un artifice littéraire au même titre que le roman qui se veut purement intérieur. Comme l'a admirablement montré Sartre lui-même, tous deux sont des ouvres d'art, des stylisations du réel, c'est-à-dire des mensonges1. Nous ne vivons ni uniquement par nos gestes, ni uniquement dans nos pensées, ni seulement devant les événements et les spectacles qui se présentent à nous. Proust, malgré sa volonté de faire une ouvre d'art, semble avoir préféré, sur ce point, la vérité à l'art. En ne parlant jamais qu'en son propre nom, en ne faisant sur la vie intérieure des autres que des suppositions légitimes, il a montré l'inextricable et constant entremêlement de l'intérieur et de l'extérieur, c'est-à-dire l'impossibilité - toujours sur le plan de l'exactitude, et non pas esthétique ou poétique - de les isoler l'un de l'autre. La coexistence des sphères les plus diverses est chez lui la règle, comme elle l'est dans la vie. Proust ne choisit pas, il raconte. Une des principales caractéristiques du roman d'analyse, comme du roman faulknérien ou du roman hémingwayen, qui en est l'antithèse, est l'uniformité du style, les événements et les personnnages n'existant, dans les deux cas, que par la vertu d'une tension artistique, par leur traduction en une forme. Chez Proust, au contraire, chaque personnage parle à sa manière, il y a le langage de Bloch, celui de M. de Norpois, celui de Swann, celui de M. de Charlus, celui de la duchesse de Guermantes, celui de Saint-Loup, celui de Brichot, celui de Cottard, celui de Mme Ver-durin, de Saniette, de Françoise, d'Aimé, de Jupien, de Legrandin, de Gilberte, d'Odette, etc., aussi substantiellement différents entre eux qu'ils le sont du langage de l'auteur. Il ne s'agit pas seulement ici de cette idée souvent énoncée par la critique à propos des grands romanciers et des grands auteurs dramatiques, qu'ils ont le talent de rendre leurs personnages « indépendants de leur créateur » et de les faire vivre par eux-mêmes dans notre imagination. Chez Proust, il ne s'agit pas seulement de cela. Il ne nous est pas seulement possible de faire marcher et parler dans notre imagination Charlus, Norpois, Cottard, Morel, Swann, il est de plus étonnant de voir à quel point ils sont différents entre eux dans les moindres détails. Indépendants de leur scénariste et de leur spectateur, ils le sont aussi les uns des autres, et non point en vertu de la seule diversité de leurs biographies respectives, mais en eux-mêmes. Chez Balzac, les personnages diffèrent tous par leurs histoires, mais sont tous du même trait. Chez Proust, aucune histoire n'est vraiment distinctive de tel ou tel personnage : leurs histoires pourraient se ressembler toutes, ils n'en différeraient pas moins entre eux, par eux-mêmes, par leur étoffe. Tous les personnages de Balzac parlent Balzac, et on ne peut pas considérer le grossier patois typographique de Nucingen ou de Gobseck comme un langage original. Chez Mo hère, Harpagon et M. Jourdain ont chacun leur personnalité unique, mais cinq lignes de n'importe laquelle des répliques de l'un ou de l'autre sont avant tout cinq lignes de Molière. Chez Proust ce n'est pas seulement un vocabulaire, une syntaxe, un système de métaphores, une diction qui sont inventés ou reconstitués de toutes pièces, c'est une manière de penser, de sentir, une manière d'être. Supposons que toute la Recherche vienne à être détruite, et que l'on n'en retrouve que vingt phrases de Bloch, vingt de Norpois, vingt d'Aimé, etc., il serait difficile de se douter qu'elles ont été écrites par la même plume. Ce ne sont pas seulement des centaines d'expressions et de tournures propres à chacun de ses personnages que Proust trouve, c'est aussi ce que ces gens disent, le contenu, bien à eux, de leur pensée. Avec quelques dispositions, nous pouvons facilement imiter les manières de dire et d'agir des gens, mais si nous cherchons à mettre cela sur le papier, nous restons vite court, parce qu'il nous manque la matière première qu'eux seuls peuvent fournir, à savoir leurs idées. Proust arrive à faire parler et agir chaque personnage dans son style, mais chaque fois sur des sujets et dans des circonstances différentes, de sorte que, comme dans la Comédie italienne, chacun reste fidèle à son type tout en s'improvisant lui-même ; et en nous faisant la « surprise » de se surpasser, il se confirme. On ne voit pas seulement à l'ouvre, dans la Recherche, le pasticheur exceptionnellement doué, car, en pastichant, nous imitons un auteur dans ce qu'il a déjà dit, de même que nous parodions un ami dans des circonstances où nous l'avons déjà vu. Mais il est rare de pouvoir construire entièrement un personnage qui pense, parle, agit autrement que nous, et qui pourtant ne porte pas la marque de fabrique de l'auteur avec autant d'évidence que la portent les héros de Balzac ou de Molière. Le personnage devient réellement cette sorte d'imprévu palpable que seule la vie courante nous ménage d'ordinaire, et non la littérature, car un tel imprévu n'est pas une exaltation de l'imagination mais son apaisement grâce à quelque chose qui vient du dehors et qui l'occupe sans tension de sa part, nous plongeant ainsi dans cette fontaine de jouvence si rarement accessible qu'est, pour quelques heures, l'absence totale d'ennui. Quand nous connaissons bien les gens, ce qui nous passionne, c'est ce qui leur arrive chaque jour. Avec Proust, nous brûlons d'envie de « savoir » ce qui s'est passé chez un tel, tel soir. Lorsque nous sortons avec lui, nous savons que nous allons trouver « autre chose ». Proust est avant tout cela : l'inépuisable présentateur de ce qui est totalement extérieur, de ce qui vient du dehors. On ne s'en est pas toujours aperçu parce que, précisément, ce qui est extérieur se présente à nous, chez lui comme dans la vie, tout pénétré de réflexions, d'appréciations et de considérations, alors que le roman « moderne » nous a habitués au faux extérieur, qui consiste à raconter des données subjectives et semi-oniriques dans le langage des faits divers. Le goût qu'a Proust du réel dans tout son détail explique que la Recherche se décompose en vastes fragments. S'il lui faut plusieurs centaines de pages pour raconter une soirée, c'est qu'il en vit intégralement chaque instant et chaque aspect depuis l'arrivée jusqu'au départ. On a dit que le roman proustien est une continuité. Il est étrange que l'on répète, depuis quarante ans, les mêmes phrases au sujet du bouleversement de l'expérience du temps par Proust, au sujet de la continuité du temps proustien, de l'importance du passage du temps dans l'ouvre de Proust, sur la foi, il est vrai, des affirmations philosophiques de l'auteur lui-même, alors pourtant qu'il suffit de lire la Recherche en y voyant un roman et non point seulement des dissertations agrémentées d'exemples « concrets », pour s'apercevoir que, mis à part quelques hors-d'ou-vre théoriques et quelques déclarations de principe du reste assez creuses, le temps ne joue, dans le récit, dans la marche du récit, aucun rôle. Ou plus exactement il n'y a pas du tout de marche du récit, pas la moindre progression continue, jamais le plus petit sentiment du passage du temps. Nous sommes toujours au présent. Le narrateur vit au jour le jour. En fait, la Recherche est une juxtaposition de demi-journées et de soirées, dont certaines sont séparées par plusieurs années. Le narrateur y consacre moins de pages à raconter dix de ces années qu'un seul déjeuner dans la salle à manger du Grand-Hôtel de Balbec. Ici encore, comme avec sa philosophie du souvenir, Proust brode un peu sur son ouvre en ajoutant à son récit une philosophie du Temps. Alors que, chez Balzac, Tolstoï ou Zola, on assiste à d'effectives évolutions, jour par jour et heure par heure ; qu'un mois, une semaine, une « journée » peuvent être décisifs pour Rubempré, Birotteau ou Rastignac, Proust au contraire est le peintre de l'immobilité. Il n'est lui-même que quand il oublie le Temps, quand il est simplement dans le salon de Mme de Villeparisis ou dans le restaurant où il dîne, un soir de brouillard, avec Saint-Loup. Chez lui, les personnages ne changent jamais : ils ont changé. Ils opèrent des « rentrées » stupéfiantes. Si quelque chose ressort de la Recherche, c'est bien que nous n'avons jamais directement conscience du temps. On sait à quel point Proust a été frappé par l'idée balzacienne de faire réapparaître certains personnages d'un roman dans un autre. Il a dit (on pourrait presque écrire « chanté ») la joie qu'à dû éprouver Balzac le jour où il s'est aperçu que divers romans publiés par lui pouvaient être reliés entre eux. Dans un essai sur Balzac, à propos de la fameuse rencontre, dans les Illusions perdues, de Carlos Herrera et de Rubempré, sur la route, au petit matin, devant les ruines du château de Rastignac, Proust parle de ce « rayon détaché du fond de l'ouvre » qui vient se poser, alors, sur les deux personnages, ou plutôt sur les trois, car Rastignac est invisiblement présent1. Mais les personnages à apparitions multiples n'ont pas la même fonction chez Balzac et chez Proust. Le roman balzacien est activiste. (Pour le roman balzacien lui-même, c'est évident, puisque c'est du roman d'aventure. Mais on peut le dire de la plupart des grands romans du xixe siècle, dans lesquels les événements qui transforment les situations portent sur le fondement même des destinées.) Au contraire, chez Proust, aucun changement fondamental ne se produit pour M. de Charlus du fait que, devenu amoureux de Morel, il fréquente le salon de Mme Verdurin, salon où il eût été inconcevable auparavant qu'il avançât ses « augustes orteils ». Cet événement « mondain » n'apporte précisément pour cela rien de neuf qu'un éclairage supplémentaire sur un personnage. C'est un projecteur, ce n'est pas une transformation effective. Proust répète très souvent que, dans la vie mondaine, il ne se produit jamais rien. (Sainte-Beuve, dit-il, dépense des trésors de subtilité pour analyser les différences d'atmosphère et de psychologie entre les divers salons littéraires, sans parvenir à nous faire sentir entre eux la moindre différence, et il ne démontre ainsi, à son insu, qu'une seule chose : le néant de la vie de salon.) Les seuls changements réels qui atteignent les gens chez Proust, sont les changements indirects qui proviennent de la guerre, des morts, des pertes de fortune, cependant que la vie, du point de vue de ceux qui la vivent, conserve un contenu statique, souvent même répertorié une fois pour toutes au départ. Là encore, quelle étrange insensibilité à l'évolution des humains et à la richesse imprévisible de l'avenir, de la part de notre prétendu grand romancier de la temporalité ! Alors que, chez les romanciers anglais que Proust, précisément, admirait, George Eliot ou Thomas Hardy, on sent, chapitre après chapitre, l'écoulement même du temps biographique, lent et constant, alors que chez Flaubert, on sent sous l'apparente et monotone régularité de la vie quotidienne les continuels glissements de terrain qui déplacent les supports mêmes des existences, le narrateur de la Recherche ne nous présente que des portraits successifs de ses personnages, rencontrés fortuitement à dix ou vingt ans d'intervalle. Il est, chaque fois, considérablement « surpris » de constater que les visages et les situations ne sont plus tout à fait les mêmes dans tel salon que lorsqu'il y pénétra pour la première fois, trente ans auparavant. Lui-même ne s'aperçoit qu'indirectement qu'il a vieilli lorsqu'à un âge que l'on peut supposer voisin de la quarantaine, il suscite l'hilarité des témoins parce qu'il a dit à Gilberte de Saint-Loup, qui lui propose un dîner en tête à tête : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venu-dîner seule avec un jeune homme1. » Un psychanalyste dirait sans doute que c'est là une preuve d'attachement à l'enfance... Le narrateur affirme implicitement : « Il est incompréhensible que je puisse avoir quarante ans, c'est irréel. » Il s'étonne comme de métamorphoses extraordinaires des changements les plus paisiblement normaux et prévisibles survenant chez les autres, et demeure « surpris » devant eux, imitant le public et les journaux qui sont chaque année « surpris » par le retour des grands froids ou des grosses chaleurs, comme s'il s'agissait de cataclysmes contre nature justifiant l'insuffisance de l'approvisionnement en charbon ou en glace. Emmanuel Berl remarque, dans Sylvia, que les vieillards de la Recherche n'ont jamais l'air de vrais vieillards : ce sont des jeunes gens grimés. Ils se caricaturent eux-mêmes. Bloch « prend la tête » de son père. On est un vieillard ou on ne l'est pas - ainsi le grand-père du narrateur en est un, parce qu'il l'est dès le début -, mais si on n'en est pas un, on ne peut jamais le devenir. Pourtant, le vieillissement survient par à-coups, irrationnel, injustifié et, somme toute, injuste. Chose curieuse, cet éventuel attachement à l'enfance ne nuit pas du tout chez Proust à l'extrême maturité de la pensée, et n'empêche pas l'élimination radicale des naïvetés psychologiques de l'adolescence, lorsqu'il s'agit d'expliquer les sentiments et les actes. Néanmoins, Proust n'a pas eu l'art, comme Montaigne, ni la force de se réconcilier avec l'idée que le temps passe et que nous vieillissons. Le jour où il l'accepte est aussi le jour où il accepte non pas de vieillir, mais de mourir. En attendant, c'est toujours dans le cadre d'un moment immobile que l'on découvre que l'on « a vieilli » que le temps « a passé », que tout « a bien changé », que Saint-Loup « a rompu » avec Rachel, que par la même occasion, il « n'aime plus » la littérature et « n'est plus » dreyfusard. Aussi la réapparition d'un personnage a-t-elle en général pour but de détruire une légende plutôt que de provoquer un rebondissement de l'action. Il n'y a pas d'action. L'ensemble des personnages de Proust constitue comme un corps de ballet « qui toujours recommence ». Ils ne se bornent pas à réapparaître sous des éclairages divers, ils s'unissent. Ils finissent par ne plus former qu'un seul groupe inextricable. Le côté de chez Swann et le côté de Guermantes ne peuvent pas rester séparés ; non seulement Swann connaît depuis toujours les Guermantes mais Saint-Loup épouse Gil-berte, qui a été un grand amour de Proust, dont Saint-Loup était le meilleur ami ; mais Odette, qui a été « la dame en rose », demi-mondaine entrevue chez l'oncle du narrateur, avant de devenir Mme Swann, finit par être le dernier grand amour du duc de Guermantes. Non seulement Saint-Loup devient homosexuel, mais le jeune homme dont il s'éprend est précisément Morel, l'ancienne grande passion malheureuse de son oncle Charlus, ancienne passade de son autre oncle, Sosthène, et neveu de l'ancien valet de chambre de l'oncle de Proust lui-même. Mme Verdurin devient princesse de Guermantes. Jupien est transformé en garde-malade de la sénilité de M. de Charlus après avoir été son séducteur, puis son pourvoyeur. Au cours de la dernière assemblée générale des actionnaires de la société « Recherche du Temps Perdu » - celle où les invités ont l'air de s'être « fait une tête » - tout le monde est là, y compris Rachel. Ceux qui ne sont pas là (Cottard, Bergotte, Saint-Loup, SaniettE) devraient y être s'ils n'étaient pas morts : c'est cette ultime réunion qui tue la Berma lorsqu'elle apprend que sa fille et son gendre sont venus « faire du plat » à Rachel pour se faire recevoir. Tout se mêle et s'abîme en un affreux mélange : on ne sait plus où est la jambe du prince de Guermantes, le bras d'Odette de Forche-ville, et si l'on ne va pas, en tirant sur la barbe de Bloch, faire tomber le monocle de M. de Bréauté-Consalvi. Les personnages de Proust changent ainsi sans changer. Ils changent parfois totalement sans qu'il leur soit rien arrivé de remarquable. Au contraire, il se produit parfois des transformations capitales dans leur existence, sans qu'ils changent. De chacun, on peut finalement toujours dire, comme dans la vie, qu'il « a beaucoup changé » et qu'il est « bien toujours le même ». Certes, à côté de la fixité d'un M. de Norpois on trouve la mutation inexpliquée de Saint-Loup. Mais cette mutation, à vrai dire, n'est qu'apparente : Saint-Loup était bien, de tout temps, ce que le narrateur s'aperçoit qu'il est, et un maître d'hôtel, Aimé, le lui apprend, mais jusqu'alors nous ne l'avions pas vu sous ce jour. Le changement se produit donc surtout dans les renseignements obtenus. Si certains personnages changent pourtant en eux-mêmes, c'est seulement que le temps accentue certaines tendances déjà présentes en eux, met certains traits en relief et en atténue d'autres. Ainsi, c'est en dépit et dans les limites de leur fixité de caractère et de destin que les personnages proustiens se renouvellent. Ce maître d'hôtel est toujours le même maître d'hôtel, je le retrouverai demain au même endroit, mais il se renouvellera parce que sa mimique sera encore plus savoureuse qu'hier, comme on dit d'un chansonnier qu'il « se renouvelle » tout en restant fidèle à son genre. Dans leur constance, les personnages de la comédie proustienne sont cependant imprévisibles, tels qu'en eux-mêmes une fois de plus le dîner du soir va les changer. C'est pourquoi les changements les plus importants dans la vie des gens surgissent de façon météorique et incompréhensible ; c'est pourquoi aussi les événements les plus minimes (« Bloch est reçu chez la princesse de Guermantes ») paraissent considérables, simplement parce qu'ils sont effectifs et modifient des situations concrètes. Proust se plaît, du reste, à présenter les renouvellements personnels, ceux qui ne sont pas seulement des changements dans les situations sociales (il y en a peu, ou il s'agit de personnages secondaireS) comme n'ayant aucune racine dans le passé, donc non pas comme résultant d'une évolution, mais comme équivalant à la naissance d'un nouvel individu, et il les énonce négligemment, en passant, tant il répugne à se représenter le changement progressif. Ainsi Octave, surnommé « dans les choux », le jeune fêtard idiot des Jeunes Filles en fleurs, devient dans le Temps retrouvé un auteur génial dont la dernière ouvre, à laquelle le narrateur « ne peut cesser de penser », vient de bouleverser la littérature moderne ! Rien, entre ces deux apparitions d'Octave, ne permet d'établir le moindre raccord. Le temps proustien n'est pas créateur. Son rôle est, tout en apportant des changement dans les situations sociales, changements minimes mais qui paraissent capitaux aux intéressés et sont toujours constatés avec surprise par le narrateur, de révéler la vérité des caractères, de dévoiler ce que les hommes étaient déjà à notre insu. Albertine entrevue sur la plage est déjà tout ce que révéleront au narrateur les recherches posthumes sur ses liaisons. Il est même curieux de constater que le récit proustien manque de tout réalisme temporel. Proust est essentiellement un réaliste dans le présent, la description, la mise en scène, l'impression, mais il cesse de l'être dans l'agencement de divers moments entre eux. L'intemporalité va parfois chez lui jusqu'à rendre impossibles en pratique les faits relatés : ainsi, l'équipée avec Rachel et Saint-Loup - déjà si longue, qui commence à la campagne, se poursuit au restaurant, se termine en cabinet particulier-se passe le même jour que la fameuse matinée chez Mme de Villeparisis, qui elle-même suffirait à meubler plusieurs semaines. L'insensibilité de Proust au temps se remarque aussi à des détails mineurs : le fameux article envoyé au Figaro alors que le narrateur est un tout jeune homme1 est publié vers la fin de la Fugitive2, c'est-à-dire, semble-t-il, environ quinze ans après son envoi. Entre-temps, Proust a ouvert le Figaro tous les matins en y cherchant son article. La narration proustienne est aussi intemporelle que l'unité de temps de la tragédie et de la comédie classiques, et elle implique comme elles l'unité de lieu ou des lieux (en très petit nombrE) et l'unité dite d'action, c'est-à-dire le fait que tous les personnages se connaissent ou finissent par se connaître entre eux. Nous l'avons déjà vu, les membres du personnel de Proust se retrouvent tous réunis dans le même salon, à la fin du Temps retrouvé. Chacun exerce ou a exercé, d'une manière quelconque, une influence sur la vie de tous les autres. Dès le début du livre, cette réunion générale se prépare. Comme Mme Verdurin, le narrateur aime avoir tout son monde sous la main. D'où tant d'invraisemblances, qui n'ont d'ailleurs aucune importance, et dont on ne s'aperçoit même pas à la première lecture, puisqu'il ne s'agit pas, dans le roman proustien, d'action, mais de tableaux : l'hôtel louche dans lequel le narrateur entre par hasard est tenu précisément par Jupien, et, justement, ça tombe le soir où le baron de Charlus vient s'y faire torturer1. Ailleurs, c'est Aimé, le maître d'hôtel du Grand-Hôtel de Balbec, qui se retrouve par hasard être celui du restaurant où déjeunent Rachel et Saint-Loup, à Paris, en compagnie du narrateur, ce déjeuner au cours duquel précisément M. de Charlus fait demander à Aimé de venir lui parler à la portière de sa voiture, arrêtée devant le même restaurant à un endroit tel que Saint-Loup peut très bien le reconnaître à travers les vitres2. Les coïncidences proustiennes tendent à la fois à coaguler les personnages et à aplatir les moments du temps : d'une part, Proust, s'il faut, par exemple, marier quelqu'un, lui choisira un époux parmi les éléments connus (Saint-Loup épousant Gilberte ; Octave, dit « dans les choux », épousant AndréE), d'autre part, quand il faut que des événements nouveaux se produisent, il les entassera en quelques lignes, pour pouvoir passer aussi vite que possible à la seule chose qui l'intéresse : un moment immobile, une soirée, un dîner. Il conjugue alors l'écrasement du temps et la multiplication des fils rattachant les personnages les uns aux autres de façon rocambolesque : par exemple, dans Sodome et Gomorrhe, M. de Charlus aperçoit Morel (qu'il ne connaît paS) habillé en militaire, dans une gare, qui se trouve être celle de Donciè-res, ville déjà bien connue des lecteurs et où une heureuse chance a voulu que Morel fît son service. Au même moment, le narrateur traverse cette gare, M. de Charlus l'envoie chercher (c'est-à-dire aborder pour luI) Morel, qui se trouve être le neveu du valet de chambre de l'oncle de Proust (mais M. de Charlus l'ignorE). Morel est violoniste et amène, le soir même, en le faisant passer pour un « parent âgé », M. de Charlus chez des gens dans la villa desquels il doit jouer justement ce jour-là. Ces gens ne sont autres que les Verdurin (que M. de Charlus ne connaissait évidemment paS), et il se trouve que Proust (qui connaît très bien le baroN) était également invité à cette soirée ! Mais cette soirée, une fois tous les personnages bien enfermés derrière les fenêtres éclairées du grand salon de la Raspelière, où ils ont été ainsi amenés tambour battant et manu militari, cette soirée, où le narrateur est sûr qu'il ne va plus rien se passer et où chacun va pouvoir, sans bouger, être lui-même, elle est son véritable sujet - hors du temps. Proust a donné dans une conception assez simple de la « création littéraire » ; il croit que chaque artiste « porte » en lui un monde d'images primitives, préalable à son expérience et indépendant d'elle, un « pays » secret, dit-il à propos de Barbey d'Aurevilly. Il ne voit pas que ce monde n'est dans son cas à lui, Proust, que le contrecoup en direction de l'extérieur de ce que l'« artiste » a tout d'abord découvert hors de lui, et a très largement tiré de l'observation. - Au début de la préface du Contre Sainte-Beuve, il trace cette phrase, étrange sous sa plume : « Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence », sans paraître se douter que la conception de l'intelligence à laquelle il se réfère - l'intelligence qui divise, banalise, ne saisit que l'« extérieur » du réel - n'est qu'une conception mise à la mode de son temps : le temps de Bergson et de la réaction « anti-intellectualiste » dans toute l'Europe. C'est cette intelligence, prise donc ici dans ce sens spécial, et non point dans le sens littéral d'acte de comprendre, qui serait fatale au jugement de goût. Sa théorie de la « création » littéraire rejoint sa théorie, fruit de la mode également, de la « mémoire vraie ». Certes, Proust a administré à Sainte-Beuve la correction rétrospective la plus méritée et la plus réjouissante qui pût être. Mais s'il est exact que Sainte-Beuve a préféré Vicq d'Azyr à Stendhal, on regrette d'avoir à constater que Proust lui-même prend pour des génies Maeterlinck, la comtesse de Noailles ou Léon Daudet, et non point Max Jacob, Apollinaire ou Jarry. Certains, croyant excuser Proust, disent que ses jugements littéraires s'expliquent par l'amitié. Inutile de souligner que cette prétendue excuse l'accable encore davantage, puisqu'en outre il s'agit d'un écrivain qui tient l'ouvre d'art pour une chose sacrée, entièrement séparée de l'existence et des relations quotidiennes, et que les jugements en question sont incorporés à la Recherche du temps perdu elle-même. Rappelons du reste que Proust n'a vu la comtesse de Noailles qu'une ou de |
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Jean-François Revel (1924 - 2006) |
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