Jean-Jacques Viton |
il y a un instant j'ai dévoré dans la cuisine deux portions de sauté de veau aux carottes recouvertes de poivre noir et de purée de harissa nous avons ici un vif désir de tout ce qui est fort j'ai bu trois verres de vin rouge du Lubéron excellent et peu après une bouteille de bière belge fraîche depuis longtemps il n'avait pas plu et ce soir ça tombe serré j'espère que tu n'as pas froid dans ta vieille petite maison où quand nous venons nous partageons avec toi de la pâte de coing n'oublie pas d'aller dans le jardin cueillir les derniers fruits qui restent sur les arbres fais attention et sers-toi du long râteau je veux te dire en ce moment je vis comme un fou sur mon papier l'encre déborde les lettres comme un fou est devenu comme un pou je suis obligé de corriger les mots mais je trouve que fou et pou dans cette situation du corps et de l'esprit peuvent bien s'aider mutuellement fou et pou sont des mots nobles ils accrochent l'attention ils s'accrochent au sujet fou et pou captivent de la même manière subite ils provoquent le même recul la même attirance tu es en train de penser il aime comme un fou et vit comme un pou dans les deux cas ce n'est pas admissible je vais donc te parler d'un sauté de mots tu trouveras cette association un peu leste je sais que tu m'expliqueras ça un jour un genre de petit jugement à la fois important pour le sentiment général désagréable pour la tenue formelle encombrant pour la conduite narrative mais autorisant des aller retour irremplaçables si je t'avoue ma faiblesse pour le sauté de veau c'est que tu m'offres ici l'occasion de satisfaire un très vieux désir commencé en lisant tard dans mon lit « les aventures de tom sawyer » et « les aventures de tom playfair » et puis « le tueur de daims » et puis jack london ça s'est précisé en lisant aussi Steinbeck et un certain nombre d'autres auteurs chez lesquels la tarte aux pommes ou la tarte à la rhubarbe que j'aime moins tient une place importante et répétée non pas dans son rôle alimentaire mais dans les mots employés pour sa mise en scène c'est mon tour maintenant je peux utiliser le mot part je lisais toujours une grosse part le mot portion je lisais toujours deux larges portions ainsi je peux te le dire le vieux désir est satisfait antonia elle aussi sait faire de fameuses tartes aux poires elle les place sur le rebord de sa fenêtre on les voit en passant devant sa maison de la route qui descend jusqu'au pont les tartes aux fruits sont à l'extérieur les bocaux de tomates à l'intérieur tu sais que cette organisation s'accomplit au centre d'une histoire sans parole où le temps passé dans une cave ne peut ressembler au temps mis à monter une grille de bûches lorsqu'antonia était une jeune femme albert césar et Vincent faisaient danser les villages de la commune ils étaient tous les trois accordéonistes césar était aussi cordonnier il fabriquait les chaussures de travail et celles de sortie il achetait les tiges en ville se faisait livrer le cuir chez lui ses chaussures étaient solides et belles ils sont morts tous les trois antonia est seule à parler encore d'eux mais elle préfère raconter comment elle a sectionné au couteau vingt grosses limaces sur son escalier comment elle grimpait dans la montagne pour aller à son école en tenant la queue de la mule que l'institutrice sa mère conduisait par la bride une enseignante qui tire une mule qui tire un enfant qui va en classe c'est une magnifique chaîne animée elle indique comment une petite fille a finalement appris à lire lorsque j'écris petite fille tu devrais percevoir à travers le papier quelle émotion j'éprouve en cet instant qui me bouscule du siège où je suis assis peut-être que ce trouble exact qui voyage tellement parfait tellement inusable parviendra jusqu'à tes doigts je me demande ce que j'aurais à raconter si j'étais à la place d'antonia si je recevais des personnes décidées à se faire raconter quelque chose qu'est-ce que je pourrais leur dire qui aurait valeur de récit organisé racontable de maillon en maillon je ne sais pas la peau de ma vie comme celle de chacun est martelée par de petits épisodes épiques sans réelle relation entre eux qui surgissent puis tombent à terre comme des cavaliers de plomb sans assise elle est construite de choses non repérables par les écouteurs de biographies une suite d'historiettes aux aigrettes maigres dont on ne retiendrait dans la mémoire des images que la déformation de la bouche de qui les articule déformation de la bouche d'abord et ensuite déformation de la mémoire et de sa graisse une suite qui tient par citations fléchant sur des chemins divers en direction du malentendu et du doute je bouge depuis longtemps sur cet étroit quadrillage sonore dans une absurde dignité de locomotive qui tire des wagons de marchandises sacs de textes de nature différente un convoi qui charrie des informations variables mais d'un fonctionnement semblable des phoques bouffés par des ours sur la banquise des chaussures de soldats égyptiens dans les rues de Port-Fouad en 1956 des graffitis sur des murs de baraquements au Camp des Milles où le gouvernement de Vichy enferma des milliers d'étrangers en difficulté avant de les livrer aux fonctionnaires nazis ce Camp des Milles près d'Aix-en-Provence où la bourgeoisie frémissant pour Solidarité alluma des bougies exotiques à ses fenêtres quand la Pologne de Jaruzelski subit l'état d'urgence Aix-en-Provence où les boulangers du centre-ville refusent toujours de servir les gitans et ainsi de suite tous ces wagons consternants dont il faut que le toit soit verrouillé et la bâche lacée avant que le train ne parte c'est écrit sur leur porte un jour dans une rue de cette ville devant deux corbeaux témoins serrés sur leur branche de platane malade comme des notations de boulier le compte du temps s'est précisément inscrit il faut des gongs des sifflets des stridences une injonction répétitive afin de prévenir l'oubli il faut donner par la langue prendre par les yeux et les oreilles surtout ne pas laisser se perdre sans les palper mentalement les pièces déchiquetées du puzzle qu'on nous a remis il faut se demander en écoutant une jeune fille qui ne regarde qu'à travers l'endroit de l'histoire qui se recompose qui sait où lui brille les yeux dans cette face plus rose que les roses un jour cette jeune fille s'approche de lui tous deux s'assoient au bord de mer vision alors de la mer et des mouettes pirouettant autour d'eux zig-zig-zig elle lui demande s'il ne l'aime plus elle l'aime et n'en aime aucun autre il la tient dans ses bras et lui raconte toute l'histoire de son chagrin et de son désir d'elle et de son amour je t'aime je t'aime répète-t-il et comme il se penche sur elle pour l'embrasser il s'aperçoit qu'elle est morte car pendant qu'il lui parlait de son amour il l'avait étouffée dans ses bras tu vois la jeune fille n'avait qu'un mouvement à faire elle n'a pas voulu c'est inexprimable comment se rappeler un geste pas vraiment commencé comment le corps bouge-t-il comment fait le corps dans cette toile de mouvements à accomplir comment fait-il pour se lever pour s'asseoir pour ramasser un caillou la tête est en haut elle repose sur le cou le cou retient les épaules les épaules rattrapent les bras dans toute cette construction de chute le jeu consiste à conserver son équilibre la mise de ce jeu incompréhensible c'est l'attraction terrestre elle nous tient verticale comme une porte définitive je connais un jeu beaucoup plus drôle celui de la percussion dans le boléro de Ravel il faut diviser la série répétitive en quatre parties d'abord quatre coups de poing sur le tambour c'est I ensuite quatre coups de poing plus deux c'est II reviennent les quatre coups de poing et c'est III enfin dix coups sur le tambour et c'est IV en s'exerçant sur une table de cuisine cela donne pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan pan un peu lassant mais très joli ça dure depuis plus de cinquante ans facilement transmissible et plus simple que le jeu des couleurs alternées je regarde une chaise dans ma chambre le dos est formé par des bâtons de bois noir et clair alternant j'en compte huit trois noirs sur fond jaune cinq jaunes sur fond noir je m'amuse à mettre le ton alternativement ou sur le clair ou sur le noir le sens se change chaque fois en son contraire maintenant je vais te raconter une histoire chinoise il était une fois un chinois et une chinoise très pauvres ils vivaient dans leur cabane au bord d'une rivière ils eurent un enfant et comme ils étaient très pauvres ils ne pouvaient pas le garder une nuit l'homme prit l'enfant la lune luisait sur la rivière il le jeta dans l'eau un an plus tard ils eurent encore un enfant ils étaient toujours très pauvres et ne pouvaient le garder une nuit l'homme repartit à la rivière et jeta l'enfant dans l'eau la lune brillait sur la rivière un an plus tard ils eurent un troisième enfant ils n'étaient plus aussi pauvres et ils le gardèrent lorsqu'il fut un peu grand le père l'emmena à la ville lorsqu'ils regagnèrent leur cabane il faisait nuit la lune luisait sur la rivière l'enfant dit « regarde père la beauté de la lune qui brille sur la rivière exactement comme les deux nuits au cours desquelles tu m'as noyé » c'est une histoire effrayante et magnifique n'est-ce pas mais n'arrose pas mes cendres d'un inutile poison I'm a foot-ball disait un ami en regardant ses pieds croisés et ses jambes allongées devant lui dans le wagon du train qui nous ramenait de Royaumont où sur les canaux verdâtres chargés de feuilles rouges plus aucun cygne ne passe Royaumont où j'avais appris que l'histoire de l'attelage aux quarante boufs rassemblés pour abattre la tour haute de l'abbaye au début de la révolution française est une histoire fausse tant mieux la plupart des histoires qui circulent sur les révolutions mises en place comme celle de l'attelage phénoménal sont des inventions des rumeurs crevées répandues sur les auditoires populaires pour émouvoir pour faire sursauter ce qu'il ne faut pas faire bouger mais parle parle toi bouche tes lèvres forment une longue vie tu racontais comment dire des choses qui ne se rencontraient pas je ris encore de ta figure perplexe devant la progression de l'histoire la vague d'une nouvelle montée solide qui se vide et disparaît derrière la brume d'obscurité naissante ce que l'on désigne par la chute du jour qui tombe en effet qui tombe dans les balancements de ses plumes et le bain des enfants la table à thé l'ombre des arbres en face de la maison éclairée quel moment de passage sombre étroit l'abîme impossible à franchir d'un saut je n'oublie aucun détail de ces choses que je raconte pour toi tout le reste tu le sais déjà mais peut-être n'as-tu jamais remarqué qu'au cinéma lorsqu'à l'écran le trottoir est mouillé par la pluie alors on recule ses pieds dans la salle de crainte qu'ils soient mouillés aussi |
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Jean-Jacques Viton (1933 - 1620) |
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