Jean-Joseph Vadé |
ROMAINS, qu'êtes-vous devenus ! Vous à qui les moeurs, les vertus Servirent longtemps de parure. Amis de la simple nature, Le luxe, idole de Paris, Etoit l'objet de vos mépris. Votre sagesse sans limite Ne mesuroit point le mérite Au vain éclat de l'ornement, Et vous sçaviez également Faire rougir ceux qui sans place, Sans dignités, avoient l'audace De ressembler par leur éclat A ceux qui gouvernoient l'Etat. Mais ici, quelle différence ! On n'estime que l'apparence ; Et c'est ce qui cause l'abus Des états, des rangs confondus ; C'est ce qui cause que Françoise, Pour avoir l'air d'une bourgeoise, Vient de se donner un jupon De satin rayé sur cotton : Que Margot vient de faire emplette D'une croix d'or, d'une grisette : Et que Nicole, en s'endettant, Vient à peu près d'en faire autant. Mais je les trouve pardonnables ; Leurs dépenses sont convenables Au motif de leur vanité, Qu'on doit prendre du bon côté. La noce de Manon la Grippe, Propre nièce de la Tulipe, Cousine de Jérôme, et puis Filleule enfin de Jean-Louis, Mérite bien que la famille, Pour lui faire honneur, fringue et brille ; Mais avant les plaisirs fringans, On introduit chez les parens Le futur avec la future, Et l'on parle avant de conclure. «- Ma gnièce, dit Françoise, hé bien, «Et vous, mon n'veu (car vous s'rai le mien) «Vous vous mariez, ça me semble, «Pour afin d'être joints ensemble ; «Ça vous fera ben de l'honneur, «Vous paroissez bon travayeur, «Et ma gnièce est une vivante «Qui sçait se magner. - Ah ma tante ! «Vous avez ben de la bonté. «- Non, foi de femme, enverté ! «Vas, j'te connois, t'as du ménage, «Et c'est s'qu'il faut pour l'mariage. «Dame, quand t'auras des enfans, «Pour qu'ils soyont honnêtes gens, «Devant eux faudra pas se battre, «Jurer, ni boire comme quatre, «Ni riboter aveuq s't'ici «Pour faire enrager ton mari, «Tu m'entends ben, pas vrai ? - Sans doute, «Dit Manon, et si j'vous écoute, «Ma foi, c'est que le veux ben, «Avec vos beaux sermons de chien, «Semble-t'-y pas qu'on vous ressemble ? «Allez, quand on za peur on tremble. «- Quoi, dit la tante, cul crotté, «T'as ben d'la glorieuseté ! «Tu n'es qu'une petite gueuse ! «Ta mère étoit une voleuse ! «Et ton père un croc. - Parle donc, «Dit Margot, diable de guenon ! «Deffunts mon cousin, ma cousine, «Étiont près de toi de la farine, «Creuset à malédiction ! «T'as donc l'enfer en pension «Dans ta chienne d'âme pourie ? «Vieille anguille de la voirie : «Guenipe. - Moi guenipe ! Moi ! «Margot ! Mon p'tit coeur ! Bon pour toi. «Guenipe est le nom qu'on te garde, «J'n'avons point de fille bâtarde ; «Et flatte-toi qu'un souteneur «N'a pas trempé dans note honneur, «Mouche-toi, va, car t'es morveuse !... «A ces mots, Margot furieuse, «Grinçant les dents, roulant les yeux, Lève un poing, mais entre elles deux Nicole adroitement se jette. «- Allez, que l'diable vous vergette, Leur dit-elle en les séparant. Mais Margot en se rapprochant Allonge et lève une main croche. A mesure qu'elle s'approche, Nicole en riant la retient : «- Margot ? Est-ce que ça convient «Un jour d'noce ; c'est enutile, «Allons, r'mets-toi dans ton tranquille, «T'es brave femme, on sçait ben ça. Ce mot de brave l'appaisa, Même elle promit à Nicole D'oublier tout, et tint parole. Sur-le-champ on vint avertir Qu'il étoit heure de partir. On partit, et la compagnie A la belle cérémonie, Assista très-dévotement Le Notaire et le Sacrement Ayant autorisé la fille, D'être femme et d'avoir famille, Et George d'être son époux. Toute la bande au Pont-au-Choux S'en va sans prendre de carosse ; C'est pourtant le beau d'une noce ! Mais quand le moyen est petit Et que l'on a grand appétit, Il faut se passer d'équipage. On arrive donc. Grand tapage Motivé par la bonne humeur, Fait l'éloge de chaque acteur : Sur la table une nappe grise, Est à l'instant proprement mise, Et bientôt après, le couvert. «- Monsieux, j'avons faim. On les sert. Les deux époux, selon l'usage, Sont placés au plus haut étage. «- Allons, Margot, tien, passe toi. «- Moi ? Quand t'auras passé. - Pourquoi ? «- Pourquoi ! Parce que t'es la tante. Jérôme qui s'impatiente, Pour les faire cesser, leur dit : «- Morgué, tout ça se r'afroidit, «Assisez-vous donc, queux magnières ! «Vous faut-il pas ben des prières «Pour vous faire assir ? - Mon guieu, non, «Nous y vla-t'-il pas ? - Ah, bon donc ! On s'assied. Le vin, la bombance Leur impose un joyeux silence ; Personne ne sert, chacun prend Au plat, et chaque coup de dent Est enfoncé jusqu'à la garde ; L'une se jette sur la barde, L'autre sur le cochon de lait, Tandis que d'un fort gras poulet, Margot ne fait que trois bouchées, Ses manchettes toutes tachées Par la graisse qu'on voit dessus, Semblent des manchettes au jus. Nicole à qui le gosier bouffe, Dit : «Varse à boire, car j'étouffe. «- Hé pargué, dit Margot, prends-en ; «J'aim'rois autant être au carcan «Qu'auprès de toi, car tu me soûle. «Eh va-t'-en aux chiens, vilain moule, «As-tu pas peur qu'pendant s'tems-là «On n'mange ton manger que vla ? «Mais voyez s'te diable de gueule ! «T'es bonne ; mais c'est pour toi seule : «Car tu sçais la civilité «Comme un rien. A vote santé, «Monsieux, Madame la Mariée ? «- Ben obligé. - Ben obligée. Les de rechef de tous côtés, Sont à rasades ripostés : Chacun crie à fendre la tête. Françoise qui toujours est prête A faire entendre son caquet, Veut crier plus haut : un hoquet Lui coupe soudain la parole. Il redouble. «Oh, lui dit Nicole, «Ne nous dégueule pas au nez «Toujours. Jérôme lui dit : - T'nez «Pour qu'ça passe, buvez, commère, «C'est l'droit du jeu. - Hé ben, copère, «A cause d'ça, trinquons nous deux, «Voulez-vous ? - Pargué, si je l'veux ! «J'vous demande si ça s'demande ? «Puisque je n'avons pus d'viande, «Buvons d'autant. Hé Jean-Louis ! «A boire ? Buvons mes amis. «- Ah, dit Nicole, ça m'rappelle «Note noce, alle étoit ben belle, «T'en souviens tu, Jean-Louis ? - Qu'trop... «- Qu'un diable t'emporte au galop ; «Que trop ! Voyez s'vieux crocodille ! «Ah l'beau meuble ! Quand j'étois fille «Il v'noit chez nous faire l'câlin ; «Tes ben heureux, double vilain, «D'm'avoir, car sans ça la misère «Auroit été ta cuisinière. Au milieu du bruit qui se fait, La Tulipe avint son briquet, Le bat en allongeant la lipe, Les écoute, et fume sa pipe. Nicole poursuit son aigreur, Son homme en rit de tout son coeur. Ce rire insultant la désole. «- Ah ! tu ris donc ! Ris, belle idole : «T'as raison, ris, oui, ris, va chien ; «Sur mon honneur prends garde au tien. Françoise dit : «- Quoi qu'tu t'tourmente, «Vas t'es ben impatientante «De v'nir comm'ça nous hahurir ; «Finis. - Moi ? Je n'veux pas finir ; «Mais voyez un peu s'te Simone ! «L'ordre me plaît ; mais quand je l'donne... «- Oh, dit Jérôme, point d' chagrin, «Aussi ben vla Monsieux crin-crin. «D'la joie ! Allons père la Fève «Raclez-nous ça. Chacun se lève Et veut danser. Le couple heureux, D'un air tristement amoureux, Demande un menuet et danse Parfaitement hors de cadence : Le Marié triplant les pas, Ne sçait quoi faire de ses bras ; Gestes, maintien, tout l'embarrasse. Son épouse avec même grâce, D'un air légèrement balourd, Traîne le pied et tourne court. Soit qu'elle fut timide ou fière, Elle n'osoit pas la première A son danseur donner la main ; Et même jusqu'au lendemain Elle eut occupé le spectacle, Si sa tante d'un ton d'oracle N'eut dit : «- Ma gnièce l'aime long ; «C'est-il pour vous seule l'violon ? «Dame, c'est que vous n'avez qu'à dire ; «Croyez-vous qu'jons des pieds de cire ? A ces mots, le couple interdit, Finit pour faire place à huit. Une joie épaisse et bruyante, En les fatiguant les enchante, Tout alloit bien. Quand des fareaux, Sur l'oreille ayant leurs chapeaux, Canne en main, cheveux en béquilles, Entrent sans façons, et les drilles Dansent sans en être priés. D'abord l'oncle des mariés S'oppose à leur effronterie. «- Vous n'êtes pas d'la copagnie, «Dit-il, fichez l'camp sans fracas. «- J'voulons danser. - Ça n'sera pas ; «Pais l'violon. - Moi, je veux qu'il joue. «- Si c'est vrai, que l'diable me roue, Dit Jérôme en gourmant l'un d'eux. Celui-ci le prend aux cheveux. Jean-Louis arrache la canne Du second. «- O gueux j'te trépanne ! Fli, flon. La Tulipe à l'instant Sans se gêner, toujours fumant, En saisit un à la cravate. Le courroux des femmes éclate ; Leurs ongles, leurs dents et leurs cris, Secondent leurs braves maris. L'horreur s'empare de la salle ; Et jamais à noce infernale Il ne se fit un tel sabbat. Enfin, dans le fort du combat, Un coup lancé sur la Tulipe, En cent morceaux brise sa pipe ; De douleur il s'évanouit. Son vainqueur le croit mort, il fuit Aussi bien que ses camarades. Françoise par ses embrassades Rappelle la Tulipe en vain, Il fallait dix verres de vin Pour lui rendre la connoissance. Il revient ; un morne silence, De long soupirs, des yeux distraits, Avant-coureurs de ses regrets, Expriment sa triste pensée. «- Ma pipe, dit-il, est cassée ! «Ma pipe est en bringue, mille guieux ! «Je l'vois ben, oui je l'vois d'mes yeux ! «Quand j'pense comme alle étoit noire ! «N'y pensons pus ; il faut mieux boire... Pour l'oublier il se soûla, Et la scène finit par-là. |
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Jean-Joseph Vadé (1720 - 1757) |
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