Jean-Loup Fontaine |
Nous avions nos jeux de paume, nos jeux de mains, nous avions nos serments au sommet des coteaux, nous commandions à des sections d'épouvantails et les assemblions aux marches des palais. Nous avions nos jeux de vilains, et commandions à des armées de paille et de brindilles, et la mémoire nous mettait en marche à grands coups de bâtons, la mémoire, la rage... nous attroupions fourches et piques pour des saisons de maraudages, et des marches forcées, des marches impossibles, sur des chemins dont les milliaires étaient des ronces, des nids de guêpes, des souvenirs, qui nous ramenaient invariablement aux plus vieilles offenses. Et les puissants étalaient leurs enfants sur des couvertures d'eau douce, Ah ! ces regards tourmentés par l'âge, verts comme le vent dans nos tilleuls, comme les chenilles sur la tiédeur de nos murs. Ils étalaient leur peau de pêche sur nos colères, ils étalaient leurs chenilles sur nos vergers, leurs pelures d'oignons sur nos yeux. Oh ! c'étaient larmes d'impuissance, de jeunes cormorans battaient déjà des ailés dans nos crânes, de jeunes cormorans nichaient dans nos crânes ouverts où le vent venait, chaque soir, exercer son droit de poursuite. Des hommes puissants, leurs châteaux brûlaient dans nos veines, leurs carrosses versaient dans notre sang, dans notre boue. Nous ne trouvions refuge, la nuit venue, qu'aux confins des bruissements et de la rosée. Nous nous endormions sur les plus hautes branches, comme les étoiles et le bramement des grands cerfs. Nous pénétrions le langage des ombres, les craquements du bois, nous nous lovions dans l'oil rond de l'effraie, jusqu'à ce que le plus âgé des cerfs revienne, portant sur son haut chandelier les premières lueurs du jour et dans son regard l'instant de l'embûche... Nous savions de long temps la morgue de ces hommes, leurs chiens avaient couru pendant des siècles dans nos entrailles, leurs meutes, leurs chevaux. Leurs souliers de satin. Des peuples de serfs avaient traîné leurs chaînes sur nos langues, sur nos mots, et nos têtes inclinaient vers la terre, nos têtes inclinaient vers la paresse et les villes anciennes... Nous lancions de grands cris dans la nuit, nous balancions au-dessus des champs de batailles l'encensoir de nos peurs, et semions de petites lampes dans les déserts... Nous n'avancions que vers les profondeurs, pareils aux désordres de l'eau dans la montagne, et la nuit nous tirait des cris de bête blessée, de ces cris d'où naquirent un jour les orages, de grands cris d'ure sous l'épieu. On mettait le feu aux châteaux, aux nuages, on lâchait des salves de grives, nos places fortes étaient établies dans des mots, à ciel ouvert dans des villes ouvertes, des villes investies par une incessante stridence. Et le ciel était sur nos langues, avec ses bruits de chaînes, et nous croulions à chaque pas sous des fardeaux d'oiseaux de proie. Et la terre emplissait nos bouches, ô ces martèlements de pas rythmant les guerres de cent ans, les guerres de mille ans ! Nous nous faisions, à qui mieux mieux, détrousseurs de rosée, 'pilleurs de sources ou de pluies, nous exprimions aussi bien l'air de l'eau, le vent du feu, que la cascade de sa chute ou le papillon de son vol... Et les châteaux se consumaient, à l'intérieur de nos mains jointes, dans des crépitements de hannetons, L'aube enfin nous rendait justice : la mer y est à chaque fois nouvelle. Nous entraînions vers les grands fonds les galions porteurs d'or, avec leurs capitaines rutilants, et nos indéfectibles haines ; combien vive alors, au fond de nos yeux, la cicatrice des naufrages, combien brûlante ! Nous coulions de pleines cargaisons d'or, au large de nos cris, et nous faisions des rêves emplumés, des rêves d'aigle et de serpent. Alors nous écrivions nos noms, au flanc de la montagne, à coups de pioche, à coups de foudre, nous rejoignions la roche, l'aigle dans la roche avant qu'il ne vole, nous rejoignions la lune, son souvenir dans la. montagne, et le serpent avant qu'il devienne lumière.., Nous réintégrions notre corps ancestral, nos millénaires de peau sous les névés. C'étaient saisons de source et de jaillissements, nous construisions dans la forêt de vastes nids pour les tempêtes, nous dressions, autour des maisons, le rempart de nos rondes d'enfants, aucune attaque ne nous surprendrait car nos guetteurs étaient vêtus de vent, ils étaient postés dans l'épi d'orge ou la ride de l'eau, nos messagers accourraient toujours en temps utile, puisqu'aussi bien nous les savions nés d'un long hurlement, d'un cri poussé du fond des âges. La nuit venait, qui fut inventée pour les pauvres, avec ses ricanements dans les ruisseaux aveugles, ses jargons de bois mort et de mauvaises herbes, ses présences innombrables, et le poids, l'insupportable poids d'un silence toujours frémissant... Nous savions bien qu'elle est un oil immense, et que c'était au centre de sa pupille que nous étions recroquevillés, brandissant en bravaches, au-dessus de nos têtes, le frêle bouclier de nos rires. C'étaient saisons d'apprentissage. Nous protégions nos fiancées contre les morsures de la neige, nous défendions notre nation à nous, dont les frontières bien souvent tenaient dans un seul arbre, nos maisons de brins d'herbe... Une hirondelle nous tenait des jours entiers sous l'auspice de sa trajectoire, ou bien un galet sous celui de ses ricochets. Nous protégions nos fiancées contre le soleil et la morsure de ses chiens, et le galop de ses chevaux au bord de l'eau, au bord des larmes. Nous franchissions les bornes de très vieux pays de coutume, et la terre buvait dans nos mains, étincelante et blanche, avec ses bois dormant dans la soie d'une respiration, avec ses aubes, qui s'ouvrent un chemin dans les prairies et semblent s'agrandir indéfiniment comme un lit de premier amour. Et nous retrouvions l'innocence du jour, de la terre dans le jour, et de l'eau, qui ne dort pas mais promène ses paons au soleil. La mer était dans nos mains, avec ses îles auxquelles aucun dormeur n'a jamais accosté, avec ses bûchers de grands soirs, et plus bas, plus bas, les fleurs très pures du sommeil, en eaux profondes... Oh ! nous saurions bientôt de combien de milliers d'atolls est faite une caresse. |
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Jean-Loup Fontaine (1947 - 1993) |
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