Jules Verne |
Au fond de la Suisse sauvage, Cette légende a vu le jour ; Retenez-la ; pour que chaque âge D'un crime évite le retour. Regardez-moi bien : je m'apprête, Mes amis, à la retracer... Songez qu'il faut courber la tête, Quand le Simoun vient à passer. Pendant des nuits froides et sombres, Jeanne errait en rêvant d'amour ; De la vielle ' et noirâtre tour, A l'heure où le sommeil se prête Aux humains qu'il veut délasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer2. Car un beau gars du voisinage, Brave, de tous les autres roi, Avait à force de courage Conquis sa promesse et sa foi ; Elle l'aimait, se faisait fête En amour de le surpasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Or elle à la tour noire Pensait à l'ami de son cour ; Elle était chaste ; on peut m'en croire, Et ne cherchait pas son vainqueur, Plus rouge qu'une rouge crête, Lorsqu'il parlait de l'embrasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Jeanne ne se tenait pas d'aise ; C'était la veille de l'hymen, Ce beau jour où rien ne nous pèse ; Jeanne pensait au lendemain. Alors à la pauvre fillette, N'est-il pas permis de penser ?.., Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. La tour est noire et la nuit brune ; Au travers de sombres créneaux Le rayon d'argent de la lune Fait saillir d'antiques arceaux. On eût dit comme un blanc squelette Qui semble au vent se balancer... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. L'ombre joue avec la lumière, L'efface et revient tour à tour, Anime les spectres de pierre Formés des angles de la tour. Bientôt on entend sur le faîte Les sombres corbeaux croasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Mais rien ne peut émouvoir Jeanne, Nul bruit ne saurait la troubler, Ce n'est pas d'un objet profane, C'est d'amour qu'elle doit trembler ; Voyez : son oreille est muette, Et tout lui semble s'effacer... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Rêvant à l'amant qu'elle adore, Elle est immobile et sans peur ; Elle veut l'aimer plus encore, Plus ne tiendrait pas en son cour ! Soudain voilà qu'elle s'arrête ; L'effroi viendrait-il la chasser ? Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Trois hommes, trois brigands, sans doute, Vers la tour à pas incertains S'avancent en quittant la route : Jeanne les croit des assassins. Leurs pas que l'écho lui répète, D'angoisses viennent la glacer... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Ils paraissent à la crevasse, Des ruines digne portail ; La rude épine l'embarrasse ; Tout est un sombre épouvantail. Derrière un pilier, inquiète, Jeanne à pas sourds va se placer... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Des trois l'un est une victime ; Pendant qu'il lutte et se débat} Car il sait qu'il est un abyme Dans la tour ; horrible combat ! Sur les murs la lune indiscrète Des monstres s'amuse à tracer... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Le vent souffle, souffle en sa trompe, Les brigands combattent toujours ; Sans que rien ne les interrompe, Du crime ils poursuivent le cours ; La victime dans la tempête Se sent à l'instant terrasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Le vent redouble ; la bourrasque Enlève du cou d'un brigand Un mouchoir qui s'envole et masque La lune et son rayon d'argent. Au pied de Jeanne elle le jette ; Jeanne n'ose le ramasser... Mes compagnons, courbez la tête, Le Simoun mortel va passer. Le brigand n'y prend pas garde ; La foudre à ses pieds peut courir, Sans qu'il se détourne et regarde La mort dont il pouvait mourir. Maintenant la victime est prête ; Et les pierres vont s'amasser... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Jeanne de frayeur presque morte, Au bord de l'abyme voit pencher La victime qu'un brigand porte, Et qu'il va bientôt y lâcher ; Dans l'abyme, Jeanne défaite Entend les pierres s'entasser... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Les brigands gagnent la campagne ; Jeanne s'empare du mouchoir ; Aveugle, l'horreur l'accompagne, Elle court au risque de choir ; Tout pour elle en sang se reflète ; Elle fuit sans croire avancer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Enfin, éperdue, elle arrive... La lune termine son tour ; Le jour montre sa lueur vive : On mariait Jeanne en ce jour. Le violon, la clarinette Tous devaient nous faire danser. Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Jeanne se lève avec l'aurore, Dit à sa couche un triste adieu, S'incline ; elle peut dire encore Une prière vierge à Dieu ; Puis lentement Jeanne s'apprête, Et de son mieux va se lacer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Son gars de son côté s'habille, Tout en jasant de son bonheur ; Le feu dans sa prunelle brille ; Il est beau, bien fait, plein d'ardeur ; Il est longtemps à sa toilette... L'habit neuf qu'il faut endosser !... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Jeanne s'achève ; vers l'Eglise, Conduite par ses bons parents, Jeanne de son trouble est remise ; Nous la pressons tous de nos rangs ; On voit luire sur sa gorgerette La fleur qui dut la fiancer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Le futur s'avance et se place Près de Jeanne toute en douleurs ; Ils se regardent face à face, Et Jeanne redouble ses pleurs. La cérémonie était prête, On vit le prêtre s'avancer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. L'époux passe au doigt de son ange L'anneau béni ; mais dans4 son sein Jeanne prend et rend en échange... Dieu ! le mouchoir de l'assassin ! Doux présent où sa main discrète Pour lui son nom voulut tracer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun mortel va passer. Le traître fuit ; quitte la place Troublé de crainte et de terreur ; De ses lèvres qu'un5 poison glace, Jeanne rend grâce à son Seigneur. Elle tombe pâle et défaite ; Ah ! Jeanne vient de trépasser... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun est prêt6 de passer. Dans les environs de Lucerne, On voit un spectre chaque nuit Prier auprès d'une caverne : Un tombeau tout en flamme y luit. Le spectre dans ce feu se jette ; Une main le fait s'y lancer... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun sur vous va passer ! Chaque nuit, nouvelle souffrance ! Mais il ne peut pas en mourir ! Il brûle ; mais sans l'espérance Quelque jour de ne plus souffrir ! Il doit aux cris de la chouette, Le lendemain recommencer !... Mes compagnons, courbez la tête ; Le Simoun vient de passer. |
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Jules Verne (1828 - 1905) |
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Portrait de Jules Verne | |||||||||
Biographie / OuvresJules Verne naquit à Nantes le 8 février 1828. Son père, Pierre Verne, fils d'un magistrat de Provins, s'était rendu acquéreur en 1825 d'une étude d'avoué et avait épousé en 1827 Sophie Allotte de la Füye, d'une famille nantaise aisée qui comptait des navigateurs et des armateurs. Jules Verne eut un frère : Paul (1829 - 1897) et trois soeurs : Anna, Mathilde et Marie. À six ans, il prend ses premi ChronologieLA VIE ET L'OEUVRE DE JULES VERNE |
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