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Julien Gracq



La sieste en flandre hollandaise - Poéme


Poéme / Poémes d'Julien Gracq





Au bord de l'Escaut oriental jusqu'à la banlieue d'Anvers, la Flandre hollandaise allonge une sorte de désert cultivé, une lisière habitable où la vie florale et grasse des bas pays semble se faire plus discrète qu'ailleurs. On n'y va, et on ne le traverse guère. Le pays se relie mal à la Zélande par quelques lignes de bacs qui traversent l'Escaut - du côté de la Belgique, au long des petites routes pavées, surgit très vite la silhouette d'un poste de douane, fleuri et endormi comme un chalet de ville d'eaux à la saison morte, où des douaniers hollandais flambant neuf dans leurs uniformes de surplus de la Royal Air Force somnolent dans une pièce ombragée et dévisagent avec une curiosité sans fièvre le touriste qui s'aventure dans ces solitudes excentriques.



On bavarde sans hâte sous les arbres et dans la pièce minuscule comme dans le bureau d'octroi d'une petite ville, et on devine que les douaniers connaissent tout leur monde, car quiconque passe ici la frontière : journaliers hollandais qui vont travailler à Bruges, ou patrons belges du pilotage d'Anvers qui rejoignent Flessingue, ne saurait en général aller guère plus loin. La frontière passée, la sensation intime qui nous renseigne, en l'absence même de tout repère visible, sur les approches d'un lieu à l'écart s'insinue très vite dans l'esprit du voyageur. Il faut pénétrer là au crépuscule, quand les douaniers de l'équipe de jour rejoignent tout près de là leurs maisonnettes-jouets de briques rouges, pédalant tout droits sur leurs bicyclettes à long col de cygne, et que derrière soi les lignes verticales des clochers et des tours de Bruges, pareilles sur ces plaines basses au skyline lointain d'une ville d'Amérique, commencent à bleuir aux créneaux des files de peupliers. Les routes vides semblent perdre leur sang peu à peu en courant vers le nord, s'étoilent et s'étiolent en chemins plus petits qui fuient indéfiniment derrière leurs lignes d'arbres au travers du désert verdoyant.



Aucun toit ne pointe plus derrière les masses des arbres, et aucune lumière ne brille encore. Le soir s'emplit d'une odeur d'herbe et de feuilles juteuses, aussi submergeante que celle d'une bête mouillée; les troupeaux couchés dans le lointain déjà brumeux des grandes prairies semblent pris dans les remous figés de l'herbe haute comme dans la glu d'une banquise molle; l'impression se fait jour que la vie, empêtrée dans cette verdure féroce, va s'engourdir là, finir, un peu plus loin : derrière ce rideau de peupliers. Il fait bon rouler dans la fraîcheur du soir sur ces routes touffues et sourdes, dont on arrive très vite à douter qu'elles mènent nulle part, zigzaguant sur la crête des digues entre les caissons titanesques des polders que le soir égalise, et qui se succèdent dans leur symétrie monotone comme d'immenses bacs où se décanterait pesamment une eau grasse sous sa moquette crémeuse d'écume verte. La végétation perd ici le caractère fantasque et inégal qu'on lui voit dans les pays vallonnés : elle monte plutôt, sur le fond plat des cases de ce damier énorme - égale, vorace, submergeante, étale - comme le niveau de la mer dans un bassin de marée, ou plutôt comme dans une rizière qu'on inonde, et où le tapis serré de pousses vertes qui lutte de vitesse avec l'eau semble se soulever comme une croûte flottante. Il n'y a pas de couture à cette robe verte - pas de lacune à ce revêtement pelucheux et universel : les pavés inégaux des routes suintent d'herbe juteuse, et le sommet même des digues est un tapis ondulant et silencieux où le sillage isolé d'un cycliste se referme comme la passée d'un doigt dans une fourrure. Pourtant la route continue, toujours plus rétrécie et plus inégale - une dernière courbe, et un raidillon minuscule escalade une digue qui fermait la vue : pour l'instant la lèpre verte n'a pas mangé plus loin et on voit l'Escaut, large et gris, découvrant à regret à marée basse aux morsures de son adversaire les grandes flaques vulnérables de peau nue de ses vasières où l'herbe croche et s'agrippe. Les fumées des cargos qui remontent à Anvers défilent avec une insolence paresseuse entre les cuirassements hostiles de ces berges vautrées dans une somnolence lourde et agricole - sitôt leur revers dévalé, on ne voit plus rien; pourtant on s'avise alors de la proximité du large au souffle plus vif qui lave ces campagnes amples et aérées, a leurs ciels changeants et rapides qui font courir l'ombre des nuages sur les lacs d'herbe, et aux rappels des oiseaux de mer dont tournoient un moment par-dessus les peupliers les nuées criardes, avant de regagner les vasières pour la nuit. Le point de vue change : un instant, pour l'oil prévenu, sur cet océan colmaté des prairies, les voilures serrées des peupliers reprennent la fuite perspective et noble des escadres de ligne sous leurs tours de toile, telles qu'on les voit dans les vieux tableaux hollandais d'histoire, au rez-de-chaussée du Rïjkmuseum.



Tout ce pays, très récemment endigué, vient de sortir de l'eau, c'est visible, dans l'éclatement floral d'un lendemain de déluge. Pourtant le vide et le silence de ces campagnes exubérantes intriguent. On dirait que la vie s'intimide devant cette étoffe neuve et roide taillée à lés trop réguliers et trop amples, s'accroche mal à ce parcellement dépaysant de cyclope. Elle chemine agrippée aux digues, comme un insecte en suivant les raies du plancher, envahit précautionneusement par les bandes cet éden de verdure préfabriqué dont la géométrie distendue et austère la désoriente : on dirait qu'une espèce d'agoraphobie la refoule d'instinct vers les bordures ombragées des grands viviers d'herbes. Il n'y a pas de villes et guère de villages : l'homme s'est découragé de préférer un lieu à un autre dans la juxtaposition sans nervures de ce carrelage agricole; sa prise s'affermit d'abord dans les angles, à la façon des toiles d'araignée colonisant une maison neuve. Parfois un village minuscule s'accote ainsi dans l'angle aigu de deux digues : on ne le voit guère qu'en arrivant dessus; les toits des maisonnettes-jouets affleurent tout juste au niveau de la digue : l'oil plonge sur les accotements fleuris des fenêtres et dans les menues pièces carrelées, d'une propreté effrayante, et l'on voit le départ des raides petits escaliers de guillotine. Il n'y a personne, les jardinets sont vides, le village est si petit qu'on le tiendrait dans la main, il se chauffe là, tout coi, bercé dans le soleil pâle, étalant sans gêne aux yeux son menu farniente domestique, comme les hamacs de l'équipage sous les panneaux ouverts du poste d'avant. L'opulence s'est réfugiée dans les grandes fermes neuves et correctes aux briques luisantes : quelquefois, après avoir zigzagué jusqu'à la lassitude aux angles droits de ces cases béantes et pourtant si apparemment destinées, du haut d'une digue soudain on en découvre une, et on éprouve un petit tressaillement intime à constater que l'alvéole, cette fois, est habitée, mais aucun chemin ne rayonne d'elle, aucune éraflure à l'entour ne griffe le tapis vert immaculé, nul de ces liens ténus que tisse le long ménage des champs ne l'arrime au paysage - simplement elle est posée là, un signe épuré et curieusement abstrait de l'occupation plutôt que de la présence, indifférente et amovible comme une pièce sur la case d'un échiquier. Il n'y a pas d'allées et venues autour des bâtisses muettes, et pas même de chant de coq dans leur cour : sous leurs toits qui chevauchent les pignons jusqu'à terre, comme la fourche d'un cavalier distendue par un ventre énorme, elles ont la rumination pesante d'un souffleur enfoui jusqu'aux narines dans le plancton ou d'un troupeau vautré dans l'après-midi de la Prairie; leurs noms mêmes : Baarn, Graauw, Saaftingen, semblent bâiller en leur milieu sur leur double voyelle traînante comme sur un mugissement paresseux et bucolique. Pourtant on se laisse aller à s'imaginer pleine de charme la vie de ces fermes cossues et rebondies, aux doux flancs farcis d'herbe engrangée - un charme fait d'oubli et d'ensevelissement plus subtil derrière l'anonymat déroutant de leurs bâtisses pareilles : aucun lieu du monde peut-être où l'on doive se sentir aussi indifféremment vivre quelque part - quelque part perdu dans le lotissement hospitalier de savane, dans le large aménagé des herbes, muré au cceur du labyrinthe sans repères de l'écran mille fois replié et redoublé sur lui-même des peupliers. Le désert a ses perspectives où l'imagination s'engouffre, la forêt la vie cachée de sa pénombre et de ses bruits - ici la sensation intime qu'on s'est perdu, povir être sans fièvre, se fait plus subtile et plus absorbante. On peut cheminer pendant des heures d'une case à l'autre de cet immense jeu de l'oie, dans le bruissement obsédant des peupliers et l'odeur d'herbe écrasée, jamais la vue ne va plus loin que la prochaine digue et le prochain rideau d'arbres; du fond plat de chacune des alvéoles, nul ne voit et nul n'est vu; derrière la première digue s'allonge une digue pareille, et derrière l'écran des arbres un autre rideau de peupliers. Nulle angoisse dans ce labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise : l'homme est là tout près, et les routes carrossables; il suffirait de faire un signe, mais c'est l'envie de faire ce signe qui manque, et on s'aperçoit que le besoin cesserait très vite, pris dans le dédale obsédant des chambres de verdure, de s'orienter vers aucun point de ralliement. L'idée tout à coup vous traverse qu'on pourrait s'étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l'odeur de feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude. Une certaine base, essentielle à la vie, précipite seulement dans cet immense volume de calme. Tout est soudain très loin, les contours de toute pensée se dissolvent dans la brume verte, la dernière chambre du labyrinthe donne sur une disposition intime de l'âme où l'on craint de regarder : la fleur mystérieuse qu'elle abrite, c'est à la plante humaine qu'il est demandé de la faire s'entrouvrir dans une ivresse d'acquiescement aux esprits profonds de l'Indifférence.



On cède de tout son long à l'herbe. La pensée évacue ses postes de guet fastidieux et replie le réseau de ses antennes inutiles; elle reflue de toutes parts vers la ligne d'arrêt de la pure conscience d'être; elle n'est plus aux frontières du corps qu'une légère sueur qui ne semble faite que pour nous rafraîchir en s'éva-porant à mesure, dissiper dans le néant un trop-plein de sève qui monte, dans l'épaisse sécrétion végétale, de l'apoplexie de cette nature verte et de cette argile qui se souvient intimement de la mer. Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de l'interrogation qui le dilacère; le corps qui fait fléchir sous l'herbe la vase encore molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d'une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu'ailleurs. Plus d'horizon, mais plutôt l'opacité immatérielle d'un voile de tulle qu'approche de ce sommeil éveillé comme une moustiquaire une débauche sans mesure d'inattention : la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un morceau indifférencié de nature suffisante : rien de plus que ce froissement d'herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble qui semble aiguiser l'immobilité, et dans ce milieu où toutes les pressions s'annulent et s'équilibrent, un ludion désancré qui flotte jusqu'à la nausée entre l'herbe et les nuages. Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa totalité et sa suffisance - il n'y a plus d'ailleurs t- il n'y a jamais eu d'ailleurs - toutes choses communient parfaitement dans le perméable; on se sent là, aux lisières attirantes de l'absorption, une goutte entre les gouttes, exprimée un moment avant d'y rentrer de l'éponge molle de la terre.

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Julien Gracq
(1910 - 2007)
 
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Biographie / Ouvres

1910
- Naissance de Louis Poirier le 27 juillet à Saint-Florent-le-Vieil dans le Maine-et-Loire, région des Mauges, dans la maison du grand-père paternel.

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