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Dans la gueule du temps


Poésie / Poémes d'Julien Green





Tout voir, tout sentir, tout dire



Différemment, avec des zones d'ombre sur la vie privée, le Journal va mêler l'histoire de l'homme à celle de son époque. Julien Green tenait un journal depuis 1919, par intermittence, puis régulièrement à partir de 1926. En 1937, Bernard Grasset lui demande s'il tient un journal et, sur la réponse affirmative, se propose de le publier. Mais c'est Pion, alors son éditeur, qui fait paraître le premier volume, en 1938. Ce Journal est désormais le plus long de tous ceux publiés et sans doute jamais écrits ; de 1926 à 1990, il couvre soixante-cinq années. Pour donner un ordre d'idées, celui de Gide n'a que soixante ans, celui de Wesley cinquante-sept, et cinquante-cinq celui de Tolstoï, avec de larges trous, parfois de plusieurs années. Avec quarante-quatre ans, les Goncourt arrivent loin en arrière. Le seul Journal aussi long dans le temps est celui de John Evelyn, mais dans ce cas ce sont surtout des Mémoires politiques relevant de l'Histoire d'Angleterre.

L'auteur a ses lecteurs du Journal comme il a ceux des romans. La variété de tons et de sujets, l'évolution d'un homme, les événements qu'il a traversés forment une grande mosaïque dont il faut s'éloigner pour en voir tout le dessin. Cette passion de la vérité (exprimer la vérité de chaque minutE), l'ascendance protestante de Green l'explique en partie. Il est certain que c'est à sa mère qu'il doit, dès son jeune âge, cette religion du vrai qui correspondait aussi à sa nature profonde.



En général, on ne dit pas tout, on essaie d'obtenir une sorte d'unité du personnage, mais sur quel plan l'unité se fera-t-elle ? Sur le charnel ou le spirituel? Quel que soit celui qu'on choisisse, on trichera. On peut bien dire la vérité de l'âme, mais non celle du corps...



Mais, pour lui, cela est net : II est plus facile de se promener nu place de la Concorde que de parler de sa vie intérieure...

Pourquoi écrit-on ? « Pour.-arrêter la mort », répond Faulkner, pareil cette fois à un Josué mâtiné de Pécuchet. Pour arrêter la vie, répondrait le Green du Journal, pour arrêter l'instant qui_ est si beau. Chaque volume aura son caractère particulier, suivant l'âge et l'évolution intérieure de l'écrivain. Le jeune romancier, bien que fuyant le plus possible le monde, celui des années trente, mais faisant cependant partie du Tout-Paris, nous en donnera le climat : L'insouciance était voulue, on s'amusait à s'amuser alors que le monde allait sauter. Evénements et portraits, toute l'époque nous est rendue, nous écoutons Gide, par exemple, avec le sentiment de l'avoir rencontré en même temps que l'auteur. Tels qu'en eux-mêmes, il nous montre Dali, Vlaminck ou Cocteau, Maritain et tant d'autres... Green, à qui l'on a reproché parfois de vivre comme Montaigne dans sa tour, a cependant rapporté ou vu l'essentiel. Le procès inique de Sacco et Van-zetti, comme celui de Van der Lubbe après l'incendie du Reichs-tag, la montée du national-socialisme, le krach financier de 1929, toujours il prend partie contre les sentiments bourgeois et se révèle aussi pacifiste que Romain Rolland et aussi antimilitariste que Barbusse, qui lui demandera d'ailleurs tous ses livres pour la bibliothèque de France-URSS. Viendra ensuite le temps du voyageur. Pourquoi voyage-t-on si ce n'est pour des raisons sexuelles? Green, dès 1929, parcourra l'Europe sur les traces du plaisir. D'autre part, il ira souvent aux États-Unis se replonger dans les sources familiales et retrouver ses souvenirs de jeunesse. En même temps, l'inquiétude métaphysique reprendra possession du jeune jouisseur et, après des détours par des études bibliques, par l'hindouisme et la métempsycose, par Steiner et la théosophie, il reviendra au christianisme. Il y aurait beaucoup à dire sur la religion de Julien Green, qui a gardé de son enfance protestante la rigueur que les catholiques n'ont pas souvent. Car la facilité que Dieu donne aux pécheurs de purifier leur conscience fait qu'ils ne craignent point de la souiller, comme le laisse clairement entendre Bossuet à l'égard des catholiques (De la divinité de la religioN). Mais Green s'est toujours tenu à l'écart des courants plus ou moins politiques qui ont traversé l'Église jusqu'en cette fin de siècle. Ainsi que l'écrivait Mari-tain, il fait la distinction entre « l'Église et son personnel » ! Son Frère François livrera ses sentiments religieux à travers son admiration pour l'homme et le saint uniques depuis le début des siècles. De même, les réactions politiques de l'auteur ne sont pas toujours celles d'un isolé, contempteur de l'agitation humaine, mais il se méfie des idéologies qui tournent rapidement à de nouvelles intolérances. Profondément hostile au monde des politiciens de tous bords (à «Quels sont les caractères que vous méprisez le plus ?» du Questionnaire de Proust, sa réponse est nette : Tous les politiciens, je dis touS), Julien Green est antibourgeois et pacifiste.



Depuis ma naissance je suis vert, déclarera-t-il à Philippe Vannini, et je n 'ai pas besoin de parti. Le monde de l'argent détruit tout; industriels, politiciens, ne pensent qu'au présent, à l'immédiat, à ce hochet du pouvoir que le temps transforme dans leurs mains en sablier.





Cela dit, bien qu'hostile à l'idée d'État et se sentant partout expatrié, il accomplira ce qu'on appelle son devoir en portant l'uniforme lorsque la liberté sera en jeu. En 1942, chez lui, aux États-Unis, il sera mobilisé et faillit être envoyé comme lieutenant dans le Pacifique, mais heureusement pour nous fut versé au service d'Information de guerre, à New York.

Bien des clichés disparaissent quand on fait attention à ce qu'il dévoile de lui-même au fur et à mesure que sa vie avance. Par exemple, les rêves tiennent une place étonnante dans chaque volume du Journal, et aussi la genèse des ouvres ; Green datant chaque page de ses manuscrits, on peut suivre les influences croisées des événements extérieurs sur les ouvres d'imagination et les réactions suscitées par celles-ci face aux nouvelles du monde.

De sa vie privée, on connaît déjà ses voyages, et pour le lecteur du Journal cette existence se confond avec celle de l'ouvre. Certes, il reçoit de nombreuses visites, et des milieux les plus divers. A Pierre Gaxotte, qui s'étonnait qu'un homme vivant si à l'écart pût recevoir autant de monde, plusieurs milliers de personnes, Green répondit que quatre personnes par semaine pendant toutes les années de 1930 à 1970, cela faisait la population d'une petite ville et lui permettait de connaître les pensées de ses contemporains mieux que par des journaux ou des discours politiques. A une certaine époque, le grand nombre d'ecclésiastiques passant dans le Journal comme les médecins chez Molière laisserait croire qu'il va s'agir de conversations morales ou religieuses, mais on est surpris par la diversité des sujets abordés. De vie publique, ou mondaine, Green n'a cure et, hors sa réception à l'Académie ou la publication de ses livres, il ne parle jamais de ce qui lui arrive. On sait qu'il a un fils adoptif, qu'il a eu une maison en Ile-de-France, qu'il vit dans le VIP arrondissement, et c'est à peu près tout. D'élections à d'autres Académies, comme celle des Etats-Unis, de doctorats honoris causa qu'il se fit un plaisir de refuser, nulle trace dans ses pages. Une sainte horreur de la télévision et de ce que le charabia moderne appelle des médias lui fait éviter à peu près tous les coups de projecteurs de l'actualité. Mais de et Journal à la fois document sur une époque, sur les courants d'idées, sur les modes, et en même temps document sur une personnalité hors du commun, ce qui est publié n'est qu'une partie de ce qui a été écrit. Chaque notation doit aussi être considérée selon sa date. Cependant, des constantes donnent à ces livres - car on ne peut parler du Journal au singulier - la plus forte des unités : la recherche du bonheur, cette quête d'un paradis terrestre qui révèle peu à peu le désir de l'absolu. Toute la vie qui est en ces pages tend à cette vie éternelle, comme si l'auteur faisait de ce morceau de soixante-cinq années le poids d'une balance où s'affrontent la beauté de la création et les néantises du monde.

Depuis sa jeunesse, Green n'a jamais perdu sa curiosité des autres ; si la recherche du plaisir le promenait à travers l'Europe, le désir de voir et de connaître n'en était pas moins fort, et de nombreuses pages nous donnent de ce qu'il a appris ou découvert. Sa vocation rentrée de peintre se libérait en prenant des photos, dont, hélas ! une partie fut volée à Paris pendant l'Occupation. A cette intense curiosité correspondait une de ces cultures générales qui disparaissent de nos jours. C'est un des charmes du Journal de nous entraîner à la fois dans des pays à portée de nos yeux et dans les contrées invisibles de la musique, dans les musées comme dans les livres, de nous les montrer à sa façon, de nous faire voir les bouleversements très relatifs de notre Histoire, au fur et à mesure que nous la vivons, mais aussi de nous faire songer à ce qui transforme sans cesse notre moi, seule réalité pour chacun de nous.

Ecrivain du double (Le Voyageur sur la terre, Le Visionnaire, Si j'étais vous, entre autreS), Julien Green est un écrivain double, non seulement par le fait que le Journal soit une ouvre en marge de l'ouvre, mais encore par ce que ce Journal a de complexe - c'est l'un des rares Journal â en comprendre tous les types : historique, documentaire et personnel. Et dans ce dernier cas, touchant à l'aspect le plus rare des journaux intimes : le domaine spirituel. Il y a de tout dans cette ouvre protéiforme, de longs retours dans le temps, vers la jeunesse, beaucoup d'introversion comme chez Kierkegaard et, comme chez celui-ci, le goût de la solitude. Avec quelle générosité ne se confie-t-on pas à celui qui ne vous entendra jamais. (Sans date, Derniers beaux jours.) En marge des événement; on a ainsi l'analyse d'un caractère, et il serait curieux de rassembler les éléments divers qui feraient un portrait de l'auteur en pied. Sans se dissimuler à lui-même, sans se voir en beau, il essaie de montrer à Julien Green qui est Julien Green. Ces passages brusques de la mélancolie à la joie sont parmi les traits de mon caractère celui qui m'intrigue le plus, celui dont je m'accommode le moins bien. (30 avril 1935.) Ou bien : Ces jours d'automne, je ne puis dire quelle étrange impression de bonheur ils me font. Il me semble qu'ils m'apportent des nouvelles d'ailleurs... Ou encore :



Si j'avais été seul au monde, Dieu y aurait fait descendre son Fils unique afin qu'il fût crucifié et qu'il me sauvât. Voilà, me dira-t-on, un étrange orgueil. Je ne le crois pas : cette idée a dû traverser plus d'une tête chrétienne. Mais qui donc l'aurait jugé, condamné, battu et mis en croix? N'en doutez pas une seconde : c'est moi. J'aurais tout fait. Chacun de nous peut dire cela, tous tant que nous sommes et de tous les coins du monde. S'il faut un Juif pour lui cracher au visage, me voilà. Un fonctionnaire romain pour l'interroger, un soldat pour le tourner en dérision, un bourreau pour le fixer avec des clous sur le bois afin qu'il y reste jusqu'à la fin des temps, ce sera encore moi, je saurai faire tout ce qu'il faudra. Un disciple pour l'aimer. Voilà le plus douloureux de toute cette histoire, le plus mystérieux aussi, car enfin tu sais bien que ce sera moi.



Et ceci qui aurait donné raison à André Breton lorsqu'il jugeait Green « exemple parfait de l'écriture automatique » : Je ne puis écrire les livres que je veux. Ce qui sort de ma plume m'étonne et parfois m'inquiète. De la même façon, aussi singulier qu'il soit, nous sommes concernés lorsqu'il écrit : Cet amour malheureux de la vingtième année est simplement horrible et il y a en moi quelqu 'un qui ne peut l'accepter, même après tout ce temps. J'en ai été marqué. J'aimais sans mesure, et c'est ainsi qu'on doit aimer. Trop est la limite.



Avec ses retours en arrière, le foisonnement des voyages, des rencontres, des conversations, les émotions et les rêves, ce journal du temps qui s'écoule l'abolit sans cesse. Sans doute est-ce l'homme, derrière les phrases, qui avec de l'encre et des mots parvient à garder à une vie son espace et ce fragile présent fait de tous ses souvenirs et de toutes ses espérances.

Enfin, le Journal_est_une ouvre ouverte. Sans doute cela tient-il à la vie qui l'anime, à son style "précis et simple, à ce mélange d'événements et de réflexions, aux anecdotes amusantes, aux traits d'humour, à ce pot-pourri de catastrophes qui forment l'arrière-plan de l'Histoire pendant deux tiers de siècle, émeutes, guerres, assassinats privés ou publics, de Dollfuss à Sadate, du comte Bernadotte à Kennedy et à toutes les affaires criminelles ; et, tandis que roule cette vague d'actualité, Green se pose sans cesse cette question universelle qui nous touche en plein cour : Pourquoi suis-je sur terre?



« Le langage et son double »



Parmi les lignes de force qui circulent dans ces milliers de pages, l'une sera chère aux Français aimant leur langue : Green, Américain, est amoureux du français; bilingue, avec une double culture, il a choisi notre langue, alors qu'il aurait pu devenir un écrivain anglais et qu'il en donna plusieurs fois des preuves éclatantes.

Lorsqu'il revenait du lycée, sa mère, qui ne parlait qu'anglais, lui demandait en anglais s'il avait bien travaillé : Jamais nous n'échangeâmes un seul mot dans une autre langue que celle-là. Par un élan de tendresse, elle me serrait contre elle en m'appelant « mon petit Français».

Malgré cette double identité, il choisira de vivre en France et choisira d'écrire dans notre langue. Une langue est aussi une patrie.

Un jour, une heure, une minute dans un passé immémorial, le français a merveilleusement bourdonné pour la première fois à nos oreilles inattentives et nous ne savions pas que ce bruit magique nous accompagnerait jusqu'au dernier jour, portant nos rêves, nos espoirs, toute notre douleur et toute notre joie. (Discours à l'Académie française.)

Il se passionne pour les mots, leur origine, leur évolution, tous les problêmes du langage depuis la naissance. Dictionnaires, grammaires, ouvrages sur l'histoire, la syntaxe, l'esthétique de la langue courent sur des rangées entières dans sa bibliothèque, et bien de ces livres sont fatigués par l'usage. Sans cesse le Journal revient sur des questions de langage. Il y a deux choses que les Français discutent avec passion : la politique et la grammaire. (Novembre 1962.) Dans la querelle moderne sur l'évolution de notre langue, son appauvrissement, l'irruption de mots étrangers et du galimatias scientifique, Julien Green est très nuancé. Il est vrai que le style est inné, et il est plus facile à quelqu'un qui possède le génie de la langue de saisir la musique vivante qui la fait bouger.



Le français vit, certes, mais il se mue en quelque chose qui lui ressemble de moins en moins. Le phénomène est double. D'une part le français se simplifie, de l'autre il se complique. La simplification ne serait pas mauvaise si elle ne résultait d'un appauvrissement. Et cet appauvrissement même n'aurait rien pour nous troubler s'il n'était l'effet de l'ignorance. Il y a comme un excès de richesse dans la langue de Rabelais. Bien maigre, en comparaison, le vocabulaire de Racine : trois mille mots. Ce n'est pas la disette, ce n'est pas la gêne. Mettons que ce soit le régime de l'austérité, et cela suffira pour un temps au génie de la France. C'est que l'opération a été faite avec soin et nos prédécesseurs y furent pour quelque chose. Le français langue pauvre, dit l'étranger. Je le veux bien, mais ouvrons notre admirable Littréet parcourons-en une ou deux colonnes, n'importe lesquelles. On sera surpris de toutes les acceptions hors d'usage, de tout ce qui est tombé au rebut, des nuances qu'on a laissé perdre et qui ne se remplaceront pas.

A cette simplification de la langue, le français d'aujourd'hui offre la douloureuse compensation de l'hexagonal. Inutile de chercher querelle à des techniciens. Ils sont parfois bien obligés de former des termes nouveaux pour désigner des inventions sans rapport avec le monde d'hier, mais les transformations de la langue ne se bornent pas là, elles envahissent le parler courant. Bien des remarques très savoureuses ont été faites à ce sujet. Inutile de revenir sur ce point, sinon pour noter une tendance inattendue à la préciosité. Je ne citerai qu'un seul exemple de ce langage obscur, parce qu 'il me paraît suffire. Il s'agit du mot berceau, berceau d'enfant. Berceau paraît trop simple, et parler simplement, c'est passer pour un simple d'esprit. Alors on appellera un berceau « un support de corps ». A bien y réfléchir, cela pourrait tout aussi bien s'appliquer à un corbillard, mais avec un peu d'entraînement on évitera ces confusions malheureuses. J'entends déjà rouler vers nous les commodités de la conversation chères à nos Précieuses ridicules.



A l'Université de Virginie, Julien Green avait écrit sa première histoire en anglais, The Apprentice psychiatrist. Rentré à Paris, les premiers temps, il continuera à écrire dans cette langue, par une compensation secrète pour se retrouver là-bas, parmi ses camarades. Cependant, lorsqu'il était étudiant, il avait de la même façon écrit des histoires en français par nostalgie de Paris. Ainsi, La Grille et L'Enfer datent de cette époque. Et il traduisait certaines histoires d'une langue dans l'autre, comme s'il hésitait sur le choix définitif de celle qui allait être sa langue d'écrivain. Pendant la guerre, retourné aux États-Unis, il se remit à écrire naturellement en anglais, et son livre de souvenirs, Memories of Happy Days est le livre d'un écrivain anglais. Voici ce que son vieux professeur, le Dr. Metcalfe, lui écrivit alors : « One would think it your native tongue, as it is your ancestral. And I am sure you hâve inherited it, enriched by your wide reading, from your Southern parents, especially from your dear Mother... I hâve great personal pride in your lucid, idiomatic style. I remember you once said to me, when you were a student hère, that you wrote in French much better than you did in English. Well, if you still do - but I don't believe it ! » Pendant ces années de guerre, il traduisit aussi Péguy; et après la guerre il traduisit en français ce qu'il avait écrit à New York ou à Baltimore.

Ainsi, nous avons les quatre formes de la traduction : traduction de soi-même d'une langue à l'autre dans les deux sens, et traduction d'un autre auteur français en anglais (Péguy, Barrés, etc.), ou anglais en français (Blake, Keats...). Que ce soit par le même traducteur est un cas unique, car la plupart des auteurs bilingues ne se traduisent en général que dans un sens, comme c'est le cas de Beckett qui, d'après son éditeur anglais, n'écrit plus en anglais, ou le cas de Nabokov qui passa du russe à l'anglais et en fit son unique langue. Plus remarquable encore le fait que plusieurs de ces textes ont précisément pour sujet le langage ou la traduction. Green posait ces questions : Est-on le même en français qu'en anglais ? Dit-on les mêmes choses ? Pense-t-on de la même manière dans les deux langues et avec des mots pour ainsi dire interchangeables? Lorsqu'il se traduit lui-même, il donne une réponse indirecte, recréant dans sa nouvelle langue une équivalence d'idées. Lorsqu'il traduit les autres, il serre le texte au plus près, mais avec la liberté que lui procure l'intelligence des deux langues et le respect de leur musique. Ce livre est ainsi d'un intérêt unique pour les traducteurs.



Lorsque je me suis remis à écrire en anglais, beaucoup de mes idées françaises sur le style se sont évanouies : les mots étant des personnes différentes, il fallait les traiter différemment dans chaque langue... En anglais, j'étais devenu quelqu'un d'autre.



Cela est sensible dans les fragments de Journal écrits en anglais pour décourager la curiosité de ses hôtes, les mois où Julien Green, en 1946 à son retour à Paris, loua quelque temps une partie d'un appartement en attendant l'aménagement du sien. Et ce n'est pas le moindre paradoxe de l'écrivain que ce nouveau double, utilisant d'autres mots et un autre système de pensée ; mais, en se traduisant, il ne se trahissait pas, car c'était le même cerveau qui avait fait passer le langage à travers le miroir de la conscience pour que la pensée resurgisse intacte de l'autre côté.

Dans le Journal, Julien Green traduit souvent des fragments de poèmes ou de textes anglais et continue de cette façon à servir sa langue maternelle. Une grande partie de sa bibliothèque est anglaise, et, s'il écrit ses livres en français, les deux derniers romans se passent en Amérique, toujours par ce phénomène de compensation : retrouver le pays lointain - qui fut la France pendant les années à l'Université de Virginie et pendant la guerre, et qui est maintenant l'Amérique.

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Julien Green
(1900 - 1998)
 
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