Julien Green |
Une «Autobiographie» Bien qu'écrite à partir de 1963, après neuf volumes du Journal, 1''Autobiographie le précède d'une façon particulière comme si elle était au fur et à mesure dictée par l'enfant et le jeune homme. L'enfant dicte et l'homme écrit. Les quatre volumes regroupés plus tard sous le titre de Jeunes Années nous donnent le récit le plus direct d'une éducation sentimentale aussi bien que religieuse, dans le sens où Dieu est toujours présent dans le cour d'un enfant. De ces années obscures, je garde le souvenir d'une minute de ravissement telle que je n'en ai jamais connu depuis. Doit-on dire ces choses ou les garder pour soi? Il y eut un moment, dans cette chambre, où, levant la tête vers la vitre, j'aperçus le ciel noir dans lequel brillaient quelques étoiles. Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage? Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie et je ne sais qu'en dire. J'étais seul dans cette pièce sans lumière, et le regard levé vers le ciel j'eus ce que je ne puis appeler qu'un élan d'amour. J'ai aimé en ce monde, mais jamais comme en ce court moment, et je ne savais qui j'aimais. Pourtant je savais qu'il était là et que me voyant il m'aimait aussi. Comment cette pensée se fit-elle jour dans mon cerveau? Je n'en sais rien. J'étais sûr que quelqu'un était là et me parlait sans paroles. Ayant dit cela j'ai tout dit. Pourquoi faut-il écrire que dans aucun discours humain je ne retrouvai ce qui me fut donné de ressentir, le temps de compter jusqu'à dix, alors que j'étais incapable déformer trois mots intelligibles et que je ne me rendais même pas compte que j'existais ? Pourquoi faut-il écrire que j'oubliai cette minute pendant des années, que le torrent des jours et des nuits l'effaça presque de ma conscience? Que ne l'ai-jegardée dans les heures difficiles ! Pourquoi m'est-elle rendue maintenant? Qu'est-ce que tout cela veut dire? L'auteur avait plusieurs fois essayé de se livrer; une confession avait même été calligraphiée en 1923 pour un ami de ses sours, un jeune marin de son âge, Ted Delanoë, petit-cousin de Roosevelt. Par la suite, pendant la guerre, aux États-Unis, Green avait commencé une première version en anglais, Memo-ries of Happy Days. Mais écoutons ce que dit l'auteur : Je me suis repris à trois fois pour écrire cette Autobiographie. Le premier essai remonte à ma vingt-troisième année. Quinze ou vingt pages de papier écolier racontaient alors ce que j'avais appris et retenu sur mon compte depuis que j'étais au monde. C'était une sorte de confession. Que ne donnerais-je aujourd'hui pour la relire! Elle a été détruite en 40. Je garde le souvenir assez précis d'un récit plein d'une naïveté extraordinaire pour un jeune homme de cet âge, mais j'étais resté enfant de bien des manières. Je m'efforçais, dans ces pages, de relater tout ce que j'avais retenu de ma vie charnelle et de ma vie spirituelle non sans essayer de faire voir le conflit qui en résultait, parce que ce conflit qui me déchirait me paraissait aussi ce qu'il y avait de plus important dans ma destinée. Sur ce point, le garçon de 1923 et l'écrivain de 1962 se rencontraient presque à chaque phrase. Tout était dit, depuis mon enfance jusqu'à mon départ de l'Université, en juin 22. J'entends par là que les faits y étaient dans toute la précision possible et avec une complaisance dans la brutale franchise de certains termes que j'avais appris en lisant Havelock Ellis. L'analyse, comme on pouvait s'y attendre, était sommaire. Tout se réduisait à l'éternelle bataille entre le corps et l'âme. Cet écrit étrange se terminait par une déclaration d'amour au lecteur de la lettre, car c'était une lettre. Près de vingt années s'écoulèrent pendant lesquelles j'écrivis sans bien me rendre compte une autobiographie transposée que je livrai au public sous forme de romans. En 1942, quelques années après mon retour à l'Église, le désir me vint d'écrire une fois de plus mon autobiographie, mais ce n'est plus le même homme qui prenait la plume. Le souci de dire vrai était tout aussi grand, mais le ton avait changé. Ce ton me déplaisait, et me déplaît encore par ce qu'il a de conforme au modèle des confessions religieuses d'un autre temps. On se souviendra qu'il régnait pendant la guerre une atmosphère de mea culpa qui ne valait rien pour la littérature. A partir de 1949, l'élément autobiographique prit dans mes romans une place beaucoup plus importante, cela au point que la transposition était souvent presque nulle. Dans Moïra comme dans Chaque homme dans sa nuit les incidents tirés de la vie réelle se multiplient. Ai-je senti alors que je gâtais un sujet en ne le traitant pas directement ? Cela est possible, mais je crois que cette invasion des souvenirs de jeunesse dans le roman dissimulait sans doute le désir de tenter une fois de plus la grande aventure d'une autobiographie. Ce fut en 1961 que je cédai à ce que je pourrais appeler une impulsion désormais irrésistible. Dès les premières phrases du premier volume, je compris que les mots viendraient d'eux-mêmes et que je n'avais qu'à copier, si je puis dire, un livre écrit déjà tout entier dans ma tête. Jamais travail ne me coûta moins d'efforts ni, je l'avoue, de telles émotions allant de la tristesse la plus noire à quelque chose qui ressemblait à un ravissement. L'enfance et la jeunesse m'étaient rendues avec toutes leurs larmes, mais aussi avec tous leurs moments de joie et de dé/ire. Cela valait la peine de revivre tout cela : il y a toujours dans le souvenir une fascination hallucinatoire qui abolit le monde présent. Partir avant le jour est l'histoire d'une enfance dans une famille nombreuse et ruinée. La vie familiale, ses fantaisies, la boulimie de lectures à la maison, le tourbillon des amis, les vacances, l'éveil des sens, tout cela se termine par la tragédie, la mort d'une mère. Le soleil éclairait doucement la chambre et tout était en ordre. Dans le plus grand des deux lits, celui de mon père, je vis ma mère étendue et les yeux fermés. J'avais craint je ne sais quoi et je retrouvais simplement la personne que j'aimais. Pendant un très long moment je me tins auprès d'elle. Si quelque chose pouvait m'inquiéter, ce n'était pas son immobilité, c'était la mienne. Pourquoi est-ce que je ne bougeais pas? Elle et moi, nous étions comme des personnages dans une peinture - une fois de plus j'avais cette impression étrange - et rien ne semblait vrai. J'avais beau me dire que ma mère avait l'air de dormir. Les personnes endormies respirent. De même, c'est en vain que je chuchotai : «Maman!» Elle n'entendait pas, je le savais et je savais aussi qu'elle était devenue une autre femme que celle qui me parlait naguère. Elle ne pensait plus les mêmes choses, elle ne me voyait plus, et plus je la regardais, plus elle m'apparaissait différente. Elle était devenue quelqu'un de majestueux comme une reine, séparée de moi par de grands espaces, absorbée dans une méditation qui demeurait secrète. Je chuchotai encore : «Maman!», mais d'une voix si basse que même éveillée elle ne m'eût sans doute pas entendu. J'avais peur de la déranger. C'était cela, exactement : j'avais peur de déranger quelqu'un en train de réfléchir. Je crois que l'idée que je me trouvais devant une morte ne m'effleura pas. Je me trouvais devant une personne inconnue qui avait les traits de Maman et qui gardait une immobilité de pierre, mais qui ne faisait pas peur. La mort était venue dans la maison quelques heures plus tôt, mais à présent elle n'était plus là. Au bout d'un moment, j'appuyai mes lèvres sur le front de ma mère et sortis... Au bout d'un quart d'heure, je redescendis pour voir Maman. Combien de fois j'ai pénétré dans cette chambre par le souvenir! Les marches de l'escalier craquent sous mes pas. De nouveau, j'ai le bouton de porte dans mon poing et quelque soin que j'y mette, il y a un grincement qui ressemble à un petit cri. J'entre. Elle est là, elle réfléchit toujours. Ses cheveux sont épars sur l'oreiller, on ne l'a pas peignée. Elle a l'air plus sévère que d'habitude, mais plus jeune. Ses rides ont tout à fait disparu, elle est très belle, je ne savais pas qu 'elle était aussi belle. A force de la regarder, j'ai l'impression qu'elle s'en va au fil d'un fleuve invisible, et pourtant elle ne bouge pas. Ses mains sont placées au long de son corps, les mains qui lavaient le linge des enfants et qui me caressaient la tête. Tout est tellement étrange ce matin que cela ne peut pas être vrai. Qu'est-ce que mourir veut dire? Maman n'est pas morte, j'avais raison. Elle est morte des jours et des jours plus tard. On a bien vu qu'elle ne revenait plus. L'écrivain de 1965 laisse parler le garçon de quatorze ans. C'est un de ses secrets d'avoir toujours gardé ouverte la porte du vert paradis. Il retrouve tous les cailloux jetés jadis sur le chemin par le Petit Poucet de l'inconscient. Il se baigne dans cette fontaine de jouvence non pour se rajeunir, mais parce qu'il n'a pas vieilli de cette façon-là. Dans le micro-ordinateur du cerveau tout est resté intact, même ce que l'on n'avoue pas d'habitude, seulement le récit se moque de la chronologie, comme l'enfant pour qui seuls existent les temps forts des sensations. Aussi bien le temps n'existe pas, en tout cas pas comme nous l'entendons socialement. Et pour retrouver ce temps immobile du passé, ce temps qui à distance nous paraît à nous figé, télescopé, Green possède le sésame qui lui donne de nouveau épaisseur et vie dans toute sa fraîcheur : S; l'air est frais, s'il a ce quelque chose de virginal qu'on sem aux approches de l'automne, j'entends les appels de mon enfance. Tout recule et s'efface dans la nuit de l'inconscience il n'y a plus que des voix indistinctes que je suis seul à écouter. Dans Mille chemins ouverts, l'adolescent que la mort de sa mère a mûri à son insu, mais qui garde toute son insouciance, qui découvre la religion catholique et quitte en apparence le monde protestant pour se convertir, va affronter tous les dangers. D'abord la guerre. Il s'engage dans les ambulances américaines, et le voilà à seize ans et demi en Argonne. Son père l'envoyait en quelque sorte à sa place pour rattraper un engagement rentré. En 1870, il se trouvait lui-même avec son père Charles J. Green à Paris, à l'hôtel Meurice, quand sur la place de la Concorde avaient été installés les bureaux d'engagement dans chaque petite salle sous les statues des villes de Strasbourg et de Rouen. On s'engageait pour rejoindre l'armée de Faidherbe ou de Bourbaki. Et le jeune Edward Green, parti avec un de ses amis américains du même âge, seize ans et demi, fut rattrapé in extremis par son père et emmené aussitôt en Italie. Le copain fut tué à Bapaume, quelques mois plus tard. Ainsi, Julien Green obéissant toujours à son père se retrouva près de Verdun. C'est là qu'il fit une rencontre qui le marquera : Le plus doucement que je pus, je dirigeai l'ambulance vers la grange. Quelqu 'un était là. Devant moi, presque à mes pieds, un soldat étendu sur un brancard. Je m'arrêtai aussitôt. Sur la tête et sur la poitrine, on avait jeté sa capote qui laissait passer deux mains blanches et jeunes, sagement posées le long du corps. De même, les jambes et les pieds étaient joints bien droits. J'allai ranger ma voiture au fond de la grange et revins auprès du soldat. Ce qui se passa en moi à cette minute, je ne pourrai jamais l'exprimer. De la tristesse mêlée à de la fureur, de l'amour aussi, j'éprouvai tout cela d'un coup. Les mains étaient presque des mains de garçonnet avec des doigts déliés qui devaient bien mal tenir un fusil. Et sous la capote bleu horizon, qu'y avait-il? Je ne voulais pas le savoir, je regardai seulement ce corps un peu fluet, tranquille, entouré d'un silence extraordinaire et d'une solitude que ma présence elle-même ne troublait pas. Mon cour se serra horriblement et je n'ai pas honte de dire que des larmes roulèrent sur mes joues, des larmes de compassion, sans doute, mais qui ressemblaient bien à des larmes d'amour, et la haine de la guerre s'installa dans mon cour à tout jamais. Je fis le vou de ne jamais tuer, même pour me défendre, et pris Dieu à témoin de ce que je promettais. Il traverse la guerre avec l'insouciance des êtres qui se sentent protégés, alors même que des obus tombent de chaque côté de la route à Neuvilly, et qu'il faut parler bas pour ne pas être entendu des lignes ennemies. Trop jeune, il sera renvoyé dans ses foyers, après que Mr. Ware, le responsable des unités d'ambulances américaines, lui faisant comprendre qu'un Américain n'accepte pas de décoration, a gardé la croix de guerre qui aurait dû revenir au jeune Julian. Puis nouvel engagement pour le front italien, puis l'occupation en Sarre, après l'épisode de Lola à Gênes. Comme chez tous les jeunes gens sa bisexualité était totale, mais il a fallu les circonstances pour le pousser vers l'amour des garçons. Mille chemins ouverts est un des plus émouvants récits de guerre vue par un adolescent; il ne comprend rien à lui-même et ses dons le mettent à part, alors même que les élans païens de la sexualité le submergent. Après la fin des hostilités, le jeune homme part achever ses études à l'Université de Virginie. Dans Terre lointaine, l'éducation sentimentale prend le pas sur le reste. Vingt ans, c'est l'âge de tous les attraits et de tous les désirs. Le soleil d'avril se posait comme un masque d'or sur les plus beaux visages du monde. Qui donc aurait eu l'audace d'affirmer que la beauté humaine était l'ouvre du démon ? Julian n'est pas simple dans sa simplicité. La passion fond sur lui, et cette passion se transformera en amour platonique, car le jeune homme craint de perdre Mark qui lui a ravi le cour. Tout laisse croire que Mark a connu la même crainte. Terre lointaine, c'est aussi la découverte de sa terre. Qui peut voir mieux que des yeux d'adolescent ce qui doit troubler son cour et enchanter son âme ? Et qui peut en même temps apercevoir moins que lui ce qui déjà va le transformer et écarter ses incertitudes ? Tout est joué à seize ans. En 1989, à la question «ce que vous voudriez être» du fameux questionnaire Marcel Proust, Julien Green répondra : Celui que je voulais être à seize ans. On peut dire que ce vou n'était pas un vou pieu, et qu'à quatre-vingt-neuf ans il a gardé les élans du jeune Julian. Mais le voici pour la première fois sur la terre virginienne : Le lendemain matin, je m'éveillai de bonne heure et courus à la fenêtre. Ce moment, je ne l'oublierai pas. De l'autre côté d'une petite place déserte se dressait un bâtiment de style néoclassique, avec un fronton triangulaire et une grande porte flanquée de deux colonnes doriques. Elles paraissaient d'autant plus blanches que les murs de cet édifice étaient en briques d'un rouge sombre. C'était le palais de justice. Un canon de bronze en gardait l'entrée, rêvant à Manassas sous de magnifiques sycomores dont les feuilles dorées faisaient l'effet d'un coup de soleil. J'avais tout à coup devant les yeux la patrie de ma mère, le Sud, et ce qu'elle m'en avait dit me revint à la mémoire après de longues années. Il me sembla que tout un monde qu'elle avait aimé se proposait à moi dans une image simplifiée, et d'une manière indéfinissable, je reconnus cette image, parce que je la regardais par les yeux de ma mère. En quelques secondes, je compris tout, la Sécession, la volonté de survivre, de n'être pas absorbé par un pays trop vaste. Si attaché que je fusse à la France, je me rendis compte qu 'une partie de moi-même n 'avait d'autre origine que la terre où je me trouvais maintenant. L'émotion que j'éprouvai ne dura qu'un instant. Ce fut comme une intuition qui ne fit que me traverser l'esprit, mais il n'en fallait pas plus pour que tout un monde s'installât en moi que je retrouvai, beaucoup plus tard, dans le magique éclairage du souvenir. L'éblouissement ne va que s'approfondir un peu plus tard en arrivant à l'Université, où son oncle va le faire inscrire : Nous étions au pied des marches qui menaient au vaste portique dont les gigantesques piliers brillaient dans le ciel bleu pâle. Devant nous s'étendait une pelouse longue de plusieurs centaines de mètres et bordée de galeries à colonnes. Des sycomores plantés un peu au hasard promenaient leur ombre sur les frontons des villas pompéiennes qui s'élevaient à droite et à gauche, et, tout au bout de la longue pelouse, un autre bâtiment néogrec clôturait le prodigieux rectangle. Mais comment décrire ces choses? La beauté échappe toujours aux mots qui veulent la cerner. On peut donner l'idée d'un plan, on n 'en peut guère rendre la poésie. J'eus l'impression de me trouver dans un monde inconnu, fermé et protégé de toutes parts, inquiétant malgré tout, parce que je ne savais pas si j'allais pouvoir m'y faire une place. Voulait-on de moi? C'était la question que je me posais si souvent et cette fois plus anxieusement que jamais dans ce lieu désert. Tout Green est dans ce mélange d'élans et de solitude. Dans ce décor va se jouer son drame sentimental. A la découverte du Sud se superposera la découverte de l'amour. L'hiver n 'avait pas pris fin que se produisit dans ma vie un événement dont je ne devais jamais perdre le souvenir. Un malin que je remontais de Cabell Hall vers la Rotonde et que j'allais gravir quelques marches qui corrigeaient une différence de niveau dans le terrain, je vis courir de mon côté un jeune étudiant dont le visage me parut tel que je pensai n'avoir jamais rien vu de pareil au monde. Ses joues roses avivées par le froid donnaient un éclat extraordinaire à ses yeux d'un noir d'encre. J'eus le temps de remarquer qu'il avait le nez court et la bouche très rouge, et que tout parlait de santé et de bonheur dans ces traits dont je fus immédiatement épris. Il me jeta un rapide coup d'ceil, étonné peut-être de l'expression qu'il lisait sur mon visage, et sans doute était-il en retard, car il sauta les quatre marches presque d'un coup. Fait comme un athlète, il courait si vite que ses pieds semblaient à peine toucher terre, mais ce qui me frappa le plus, à la réflexion, fut la pureté du regard. « Un ange, pensai-je, le cour ravagé, j'ai vu un ange. » Ces jours de tourment et de bonheur, l'amitié de Mark va les ensoleiller pour toute la vie, et ils se retrouveront dans une lumière réfractée aussi bien dans Moïra que dans Sud. Terre lointaine, ce livre de la jeunesse, époque solaire entre toutes, reste éclairé par une violente lumière nocturne, celle d'un amour réprimé et dissimulé sous les traits de l'amitié. Mais tout destin finit par s'accomplir, et, avec cette richesse insoupçonnée en lui-même, le jeune Green va quitter le monde de son adolescence américaine, les colonnades blanches de l'Université, les jeunes hommes de Virginie, comme des statues dans les neiges de l'hiver ou sous les pourpres de l'été indien, embellis par les yeux d'un garçon de leur âge ignorant de sa propre beauté. Que va-t-il rapporter à Paris, après ces trois années d'études ? D'abord il reviendra déchiré comme à son départ, cette fois pour de vraies raisons, car il revient avec le Sud et l'amour pour l'accompagner tout le long de sa vie. Il rapporte aussi de son Amérique des histoires écrites en anglais. Jeunesse, quatrième volet de Y Autobiographie, nous rend le Paris du milieu des années vingt. Au début, quand je suis revenu d'Amérique, je ne me disais pas que je serais écrivain, mais j'écrivais. Mais tout d'abord Mark vient à Paris le voir, et l'amour impossible continue entre les deux jeunes gens. La certitude grandissait en moi, venue d'où, je ne sais, que l'amour dégagé des sens était immortel et que le plaisir le tuait. Ces idées profondément inactuelles m'auront accompagné ma vie durant. Après des hésitations, Green publie ses premiers livres, nous l'avons vu dans les premiers chapitres. Tout de suite, il est considéré par ses pairs comme un des leurs. Les amitiés se manifestent, chacune à sa manière : Max Jacob, Maritain, Mauriac, Gide, Lacretelle aussi bien qu'André Breton, Bernanos, Valéry, les Allemands Klaus Mann, Benjamin, Zweig, etc., les Anglo-Saxons Bromfield, T.S. Eliot, Van Vech-ten, etc. Max Jacob, dès le Pamphlet, et avant même de le rencontrer, lui envoie ses livres - ainsi une réimpression du Cornet à dés avec cette dédicace, un gros pâté et deux vers : On me dit que vous êtes un ange, alors je signe votre Jacob (MaX) Les éditeurs sont des filous, Leur papier boit comme un trou. Cependant, Julien Green se liait peu pour sauvegarder sa vie sensuelle et l'indépendance de ses loisirs. A Paris le retenait une liaison toute platonique avec Robert de Saint-Jean, comme autrefois à l'Université de Virginie. Le même sentiment d'absolu que pour Mark des années plus tôt, le cour l'emportait sur le désir. Mais il faisait de nombreux voyages, des amitiés toutes charnelles l'attiraient au-delà des frontières. Ainsi, la vie s'offre au jeune auteur. Avecune ombre de mélancolie, il s'est en apparence détourné de l'Église et ne se laisse pas « convertir » comme c'est la mode à l'époque (Cocteau, Ghéon, etc.) malgré une grande amitié pour Jacques Maritain, une de ces amitiés exemplaires qui ne se terminera qu'à la mort du philosophe. Une des plus grandes faveurs que Dieu m'ait faites, dit Julien Green, c'est de mettre Jacques sur ma route. Je tiens à le dire. A cela répond Maritain : « Je trouve merveilleux qu'un Américain soit le plus grand écrivain français de notre temps. » De nombreuses autres amitiés seront suscitées par la retenue, le charme et l'esprit de Julien Green. En France comme à l'étranger, chaque nouveau livre attire de très nombreux lecteurs, et le succès ne se dément pas. Ce serait pourtant mal connaître Green de le croire attaché à ces vanités, et c'est là que son instinct religieux remet tout en cause. Fin de jeunesse nous livre beaucoup de clefs : son besoin physique de posséder la beauté, son désir d'absolu sommeillant au cour même du plaisir. Green essaie d'exorciser ses pulsions sexuelles tout en luttant contre les interdits d'une Eglise rétrograde attachée à condamner les vieux démons de la chair. Cependant, il ne triche pas : Le raisonnement que je me faisais se distinguait par une simplicité tout bonnement atroce : il n'y avait pas de place pour le pécheur dans le royaume de Dieu. Il faudra la vie pour qu'il humanise ces vues à la John Donne. L'Autobiographie s'arrête au seuil des années trente, alors qu'il est célèbre, heureux et profondément partagé, car les attraits du monde ne sont pour lui que ceux de l'amour. Aurons-nous une suite à cette Autobiographie} Julien Green l'a commencée, puis arrêtée, car, a-t-il dit avec un sourire : Il y a encore trop de personnes vivantes, j'attendrai qu'elles soient hors d'état de nuire. Cette Autobiographie unique en France, ne pouvant se comparer qu'à certaines ouvres anglo-saxonnes - l'Autobiographie de De Quin-cey, notamment -, nul n'a pu la résumer mieux que l'auteur : J'ai laissé la plume à l'étudiant qui portait mon nom, comme je l'avais laissée plus tôt à l'enfant de la rue de Passy. Tout y est. La déposition tout entière. Avec toutes ses faiblesses, le garçon ne savait pas mentir. Certes, Green a bien retenu la leçon des fameux cas de Stekel ou de Havelock Ellis, mais il a apporté à cette franchise les dons de l'enfant et l'enthousiasme du jeune homme. |
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Julien Green (1900 - 1998) |
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