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Julien Green

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L'enfant est le père de l'homme - Enfant du siècle


Poésie / Poémes d'Julien Green





Le 6 septembre 1900, à dix heures du soir, Julien Green naît au 4 de la rue Ruhmkorff, dans le XVIIe arrondissement. En 1893, son père, Edward Green, et sa mère, née Mary Adelaide Hartridge, avaient quitté le Sud des États-Unis - le Sud, avec un S majuscule - pour venir s'établir en France. Le bureau d'importation de compagnies cotonnières des États du Sud avait été confié, au Havre, puis, à partir de 1897, a Paris, au père de famille volontairement expatrié après avoir perdu sa fortune.



Julien Green a toujours éprouvé de grandes difficultés à faire comprendre sa naissance parisienne. Venir au monde dans le quartier des Ternes quand on possède un père natif de Virginie et une mère de Savannah, Géorgie, est-ce logique ? Et, avec cela, parler français comme un Français ? Pendant bien des années, un illustre prix Nobel devait se tromper sur la question, bien qu'il eût souvent interrogé le jeune écrivain. Rien à faire. Gide est mort avec cette idée que j'étais né à La Nouvelle-Orléans. Je l'avais débarrassé de celle qui me faisait naître au Canada. Mon acte de naissance est enregistré à la mairie du XVIIe arrondissement, j'ai fait toutes mes éludes dans le XVI', à Janson-de-Sailly, et je n'ai posé le pied sur le sol américain qu'à dix-neuf ans.

Ceux qui ont mal compris la double appartenance de Julien Green, citoyen américain et écrivain français, méritent, à vrai dire, des circonstances atténuantes. Car le Sud, son histoire, sa géographie et les problèmes qui se posaient là-bas, nous les connaissons très imparfaitement.

Cependant, si importante que se révèle l'influence du Sud, il faut remonter plus haut dans le temps, et aborder en Grande-Bretagne, pour y rencontrer les ascendants paternels et maternels de l'écrivain. Son grand-père, Charles Green, vient de Hale-sowen, aux confins du pays de Galles, et, en 1830, s'établit à Charleston d'abord, puis à Savannah. Gentleman de belle allure, il aimait la magnificence et avait la manie de bâtir. Il construisit des maisons ou des plantations pour chacun de ses neuf enfants, afin d'éviter toute jalousie dans les partages, mais son favori était Edward, le père de Julien, et il l'emmena, à seize ans, faire le tour de l'Europe. C'était le grand tour des jeunes héritiers.

Chez les Hartridge, dans la ligne maternelle, les cadets de famille partaient, à chaque génération, faire fortune en Amérique, mais revenaient parfois finir leur vie dans leur pays natal. A un critique qui lui réclamait, un jour, une « analyse de sang », Julien Green répondit par cette équation : 1/4 Gallois + 1/4 Irlandais + 1/4 Écossais + 1/4 Anglais = 1 Américain. La prépondérance de l'élément celte se trouve la plus forte d'autant plus que le sang gallois envahit aussi le sang anglais, mais il ne faut pas tirer des conclusions exagérées de ces fiches pour Monsieur Taine... Je n'ai jamais ajouté grand-foi, observe Green dans son Journal, aux théories de l'hérédité... Leur ingéniosité me rend sceptique. Et pourtant, que n'y aurait-il pas à dire sur mes origines! Ce qu 'ily a en moi d'impulsif, de rêveur, de charnel aussi, j'ai tendance à croire que je le dois à l'Irlande; à elle aussi tout ce qui fait que je réussis un jour pour échouer l'autre, tout ce qui m'a poussé à écrire mes livres, enfin le meilleur et le pire de moi-même. Je reconnais l'apport écossais dans mes crises religieuses.■■ dans un amour profond et invariable de l'Ecriture...



À ses aïeux, l'écrivain ne doit-il pas la richesse de ces souvenirs immémoriaux si fréquents chez lui, et aussi la faculté de tomber en rêverie ? Une goutte d'eau qui étincelle sur un fil de fer, la résonance d'un nom asiatique, autant de points de départ... Cependant une mémoire plus lointaine encore élève la voix : A travers moi l'humanité passe comme sur une grand-route. Et ailleurs : Je suis une parcelle de l'Univers. I. 'Univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres, la Seine et les maisons qui la bordent...



L'influence des ancêtres immédiats en pèse-t-elle moins lourd dans la balance ? L'auteur a éclairci ce point. A plusieurs reprises il évoque l'irruption massive de l'hérédité dans sa vie. Le seul moyen d'échapper à ces morts trop présents sera de les faire passer dans l'ouvre. Debout, les mains derrière le dos, Adrienne regardait le cimetière. Chez les Mesurât on appelait ainsi un groupe de douze portraits accrochés dans la salle à manger, au-dessus d'une desserte : ainsi commence Adrienne Mesurât, le second roman de Green... Dans la salle à manger de Paris, l'auteur peut, lui aussi, considérer à loisir les traits de plusieurs de ses ancêtres. Sa grand-mère maternelle, avec ses bandeaux plats bien divisés, sa robe montante et son bracelet à fermoir d'améthyste, évoque une héroïne de Hawthorne. Non loin d'elle, l'arrière-grand-pcre Josiah Green, engoncé dans sa cravate blanche, ne montre peut-être tant de froide dignité que pour faire oublier son père Jos-hua, corsaire de George II et qui en reçut titres et domaines. Du côté maternel existent des parentés à l'autre bout des siècles avec les Green, dans le fameux clan Douglas.



La nostalgie du Sud



«On n'emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers»... Mais si ! Et cela vous donne des semelles de plomb. Si attachés qu'ils fussent au pays - la France - où ils étaient venus vivre, Edward M. Green et sa femme Mary se sentaient parfois le cour gros. Les images de leur Virginie et de leur Géorgie natales les avaient suivis lorsqu'en avril 1893 ils étaient montés à bord du Bretagne, à New York, avec leurs quatre premiers-nés (Eleanor, Mary, Charles, AnnE) - le petit Edward était mort à trois ans à Savannah. Quelques années plus tard, mutation du Havre à Paris, alors que le cercle de famille compte, en plus, Retta et Lucy, « les Havraises ». Et c'est à Paris que Mme Green met au monde son benjamin, Julian, le 6 septembre 1900 à dix heures du soir.



Petite, mince, avec de très beaux yeux gris dans un visage rêveur, Mary Adelaide Hartridge venait d'une famille portée à la mélancolie. La mort dramatique de son frère Willie, victime à seize ans d'une maladie vénérienne alors incurable, avait aggravé chez elle un penchant à imaginer le pire. Mais le sens de l'humour, la gaieté, la fantaisie et la bonté l'animaient aussi. Un soir, au café de la Paix, elle donne un louis d'or à la prostituée moins bien que les autres qu'aucun client n'a emmenée... Et bien des années plus tard, comme elle s'amusera, tel un personnage des Petites Ironies de la vie, en dictant à sa fille Eleanor, en panne d'inspiration sentimentale, la lettre d'amour que celle-ci doit écrire à son fiancé ! Ajoutons qu'un des auteurs favoris de cette femme prétendument sévère était Maupassant. Puritaine, a-t-on dit, après avoir lu, dans Partir avant le jour, la scène où elle fait mine de menacer l'enfant de castration, non, mais une vraie victorienne, élevée dans cet Etat de Géorgie resté plus anglais que l'Angleterre même.

Appelé d'un bout à l'autre de l'Europe par ses affaires, Edward Green revient au milieu des siens en Père Noël, les bras chargés de cadeaux. De Vienne, par exemple, il rentre, après avoir assisté à la création, fin décembre 1905, avec une partition encore inconnue à Paris et qu'il fredonne avant que toute l'Europe ne lui fasse écho : La Veuve joyeuse. Mais la belle humeur s'enfuit quand les souvenirs de jeunesse viennent le relancer. «Ça y est, j'ai le mal du pays », avoue-t-il alors, et il ajoute : « C'est bien dur de se sentir étranger partout... » A ceux qui le connurent à la fin de sa vie, il montrait le même air de bonté angélique qu'on lui voit sur ses portraits de jeune homme, et son regard était celui d'un chrétien pour qui le prochain existe réellement - il mourut tertiaire franciscain.

Le spleen s'emparait aussi de Mary Adelaide Green quand elle éprouvait, dans sa solitude, l'impression d'être sur une île entourée de millions de Français qui n'avaient jamais entendu parler de la guerre de Sécession et de la civilisation engloutie à la suite de la défaite du Sud. Restaient les enfants, public toujours disponible pour les parents. C'est à eux que Mme Green récite la longue et tragique histoire d'une époque disparue, explique le conflit, décrit l'amertume des revers, les horreurs de la capitulation, les ressentiments tenaces, et son émotion se communique à son jeune auditoire. Pourquoi une génération tient-elle si fort à transmettre à celle qui la suit ses souvenirs douloureux et ses griefs, à léguer ses haines ?

Né trente-cinq ans après la tragédie de la guerre civile, Julien dut subir l'assaut du passé et sur ses quinze premières années s'étend l'ombre écrasante de la défaite sudiste. Cette longue plainte du Sud, qu'il entend à la maison, le poursuit, et il en parle à ses camarades de Janson, qui n'y comprennent goutte, à l'exception de l'un d'entre eux : « En somme, conclut celui-ci, tu appartiens à une nation qui n'existe plus. » Le cercle de craie que la famille traça autour d'elle isola donc de bonne heure le jeune Julien. Vouloir ressembler aux autres, et n'y jamais parvenir : il y avait là, vraiment, de quoi souffrir. Plus tard, beaucoup des personnages créés par le romancier se comporteront en solitaires incapables de briser le miroir qui les sépare du reste de l'humanité.



Cependant, Mme Green ne s'en tenait pas aux regrets. Elle décrivait aussi les années antérieures au drame, racontait ce paradis, les jeunes filles valsant sous les lustres, les frontons et les colonnes blanches des belles demeures coloniales, les équipages, le va-et-vient des petits Nègres portant des paniers de crevettes sur leur tête. Et toujours Savannah où les roses fleurissent au cour de l'hiver, ... Des fantômes et encore des fantômes l'accompagnaient jusqu'au bout des allées désertes. Le passé entourait maman. Et Julien Green d'évoquer l'un des jouets les plus surprenants dont on ait jamais fait cadeau à des enfants : un boulet de canon venu du Sud, ramassé sur le champ de bataille, et qui avait fini par échouer, on ne sait comment, dans l'appartement parisien de la famille.



«Les Porteurs de mauvaises nouvelles»



En 1902, les Green quittent les Ternes pour un pavillon, 92, rue Raynouard, et s'installent dans ce Passy qu'ils habiteront si longtemps, avant et après la guerre. La maison à deux étages se prolonge par deux ailes perpendiculaires qui encadrent un charmant jardin fermé par des grilles. A cinq ans, le petit garçon se rend chaque jour au cours Sainte-Cécile et, avec les autres écoliers de son âge, comprendra très vite l'argot parisien.

La famille emménage ensuite rue de Passy, au 93. Le bonheur y entre dès l'aube avec le chant du merle et les cris de Paris. La nuit venue, le débarras prend un aspect inquiétant. « Aucun doute, déclarent les filles, la pièce est hantée. » Le benjamin se rallie à cette opinion, et va même plus loin : Je m'étais mis en tête que le diable en personne logeait dans le réduit... A l'heure où la lumière hésite, j'allais me placer devant la porte et d'une voix étranglée j'appelais le diable. Parfois, j'allais jusqu'à tourner le bouton et jetais un coup d'oil épouvanté sur toutes ces robes dont quelques-unes, me semblait-il, remuaient doucement comme si une main les écartait. Plus tard, le diable apparaît en redingote dans un cinéma de plein air où l'on passe des films d'épouvante.

- On le voit comme ça dans les salons ? demande Julien, et sa mère lui répond sans hésitation :

- Parfaitement.



Le petit garçon est conduit un jour au musée du Luxembourg, et un tableau produit sur lui une étrange impression : Les Porteurs de mauvaises nouvelles, de Lecomte du Noûy. Un pharaon d'une immobilité de sphinx fixe l'horizon noyé par le clair de lune, entièrement indifférent au drame qui vient de se jouer et au cours duquel il a massacré les esclaves gisant, maintenant, au pied de sa couche. Les moindres détails de cette scène, où il y a du sang, de la volupté, de la mort, s'impriment dans la mémoire du jeune visiteur. Les ravages de cette découverte exerceront une influence sur toute sa vie. Une autre suite d'images frappe l'enfant peu après : celles de Gustave Doré pour La Divine Comédie. Comment résister à l'envie de repasser au crayon noir les corps souffrants imaginés par l'artiste ? Tel homme que je connais ne serait certainement pas le même aujourd'hui si l'on ne lui avait pas permis de regarder, à six ou huit ans, L'Enfer de Gustave Doré, si l'on ne l'avait mené, vers cet âge, dans les salles des Antiques, au Louvre.

Les Green, à partir de 1906, louent à Andrésy une maison pour les grandes vacances, et c'est là que le petit garçon, le soir, lorsqu'il gagne, seul, sa chambre, une bougie à la main, fait connaissance avec l'épouvante. Une ombre fantastique, la sienne, l'accompagne sur le mur de l'escalier. (Notons que l'idée de la peur se trouvera souvent associée dans l'ouvre à la présence d'un escalier.) Un dessin fixera la scène sous ce titre : Followed (suivI), avec cette légende : Quelqu'un le suit qu'on ne voit pas. Parfois, sa sour Mary joue du piano au salon pour encourager le petit garçon dans son ascension vers les ténèbres du premier étage. Mais l'enfant s'arrête, le cour battant, à la dernière marche, celle où l'on aperçoit encore la lumière d'en bas... Après quoi, il lui faut courir vers cet élément abominable que l'enfance appelle «le noir». D'où viennent ses cauchemars, de quels gouffres? Nombreux dans l'ouvre, des épisodes rappellent ces inquiétudes.

Cependant ces moments d'effroi n'empêchent pas l'enfant d'avoir la gaieté habituelle de son âge. S'il ressemble par là à tous les petits garçons de l'univers, il s'en sépare et en différera de plus en plus par une vie spirituelle singulière. Survenues de bonne heure, des ruptures avec ce qu'on appelle le réel se reproduiront pendant la jeunesse, et avec plus de fréquence encore durant la force de l'âge. A chaque renouveau de l'expérience, même émotion paralysante : La première fois que je l'éprouvai fut vers ma huitième année, dans une classe du lycée Janson. En regardant par la fenêtre, je voyais le toit en dos d'âne d'une galerie couverte qui menait du petit au grand lycée et ce fut en regardant ce toit que je fus saisi d'une joie mystérieuse qui fondit sur moi tout à coup. Je crois que je demeurai dans cet état indescriptible pendant plusieurs minutes, ne sachant plus bien ce qui se passait autour de moi, ne sachant pas, surtout, pourquoi je me sentais si heureux.



L'enracinement dans l'école, dans le lycée, dans le milieu français, s'effectuait en profondeur. Passé le seuil de la classe, l'écolier partageait les préjugés, les opinions et les passions de ses camarades parisiens. Cependant l'éducateur se souvenait, parfois, des origines de l'élève Green et lui demandait : « Vous êtes américain, n'est-ce pas, mon petit ami ? Vous devez donc compter des Peaux-Rouges parmi vos ancêtres ? » Et le descendant des Peaux-Rouges méditait avec ses jeunes compagnons sur la défaite de 1870!

Si la France régnait à l'école et imposait sa langue à Julien, ce dernier redevenait, à la maison, Julian et y parlait anglais. Cependant, même dans le territoire familial, la France agissait par sa cinquième colonne : les « bonnes ».

Pour apprendre à son fils à mieux prononcer la langue anglaise, Mme Green lui lisait elle-même à haute voix la « King James version » de la Bible. Elle s'asseyait près de la fenêtre et mes sours s'installaient autour d'elle... Je jouais en silence aux pieds de ma mère et sans doute écoutais-je cette voix qui faisait passer par-dessus ma tête le bruit tranquille de ces phrases mystérieuses. Un jour, en effet, par une sorte de révélation qui me donna un choc, je m'aperçus que je saisissais le sens de certaines paroles... Je ne me rappelle rien d'autre, sinon qu'à cette découverte j'éprouvai une émotion subite et que me levant je voulus parler, mais on me fit taire. Elle faisait aussi répéter à l'enfant chaque mot du Pater en anglais et le fameux chapitre de saint Paul sur la charité. Grâce à sa mère, le jeune Julian sut vite par cour un certain nombre de psaumes, et elle lui donna l'amour de la Bible, livre qui allait prendre place dans chaque journée de son existence. La minute peut-être la plus importante de sa vie d'enfant fut celle où, dans sa chambre de la rue de Passy, il découvrit le ciel noir étoile.

Avant 1914, on répétait sans cesse qu'il ne se passait plus rien dans le monde... Mais l'Histoire va démentir cet optimisme. C'est la guerre. Première réaction de l'écolier : il déchire sa grammaire allemande, l'occasion étant bonne d'en finir enfin avec les cauchemars des der, die, das... Quand la nouvelle de la retraite de l'armée française, à la fin d'août, se répand, beaucoup de Parisiens quittent la ville, peu rassurés par les fossés que le génie militaire a creusés en hâte dans le bois de Boulogne.

M. Green, lui, abandonne le Vésinet pour Paris, que la capitale tombe aux mains de l'ennemi lui paraissant inimaginable. La Marne vient lui donner raison contre toute logique. Commence alors l'âge des tranchées et de la boue. Toute la famille revient au Vésinet, et c'est là, profondément atteinte par le choc de la guerre, que Mme Green meurt, le 27 décembre 1914, en quelques heures. Je me demande comment on peut vivre lorsqu'on croit qu 'on ne verra jamais plus ceux qu'on a aimés. Il y a de quoi devenir fou. Mais nous qui avons la foi, nous savons bien qu'ils nous attendent. Cette mort frappa l'enfant en plein cour.

Dans la cour du lycée où un hôpital a été installé, quelques blessés se promènent sous les yeux des élèves... A la maison le garçon ne retrouve plus ses sours, qui se sont enrôlées comme infirmières. La guerre est là, mais aucune guerre n'a jamais pu étouffer chez un adolescent la fureur de vivre. A cet âge, la mort, c'est pour les autres.



Sa mère lui avait donné le goût des livres et lui avait communiqué ses plus chères admirations : Shakespeare, Walter Scott et, surtout, le Dickens noir, celui de Notre ami commun et des Grandes Espérances. Le jeune Julien lui devra pour toujours ces admirations-là. L'étude du latin, abordée avec quelque retard, se poursuit dans l'enthousiasme. Le liseur infatigable découvre les poètes allemands, Dante et la poésie italienne, puis D'Annun-zio et tous les romans qui lui tombent sous la main. Ainsi La Foire aux vanités, les livres de Jane Austen, des Brontë et les premiers Hardy.



La découverte de la musique eut pour cadre cette vaste salle du Trocadéro, que son écho désastreux avait rendue célèbre en Europe. On jouait, un certain dimanche, la Neuvième Symphonie comme d'habitude, c'est-à-dire deux fois presque en même temps. Malgré cette audition singulière allait pourtant grandir, chez Julien Green, un amour immodéré de la musique. En même temps se formait chez lui la conviction que le langage des sons va bien au-delà de celui des mots, approchant de plus près l'inexprimable.



La pension Mouton



Au 43 de la rue de la Tour s'élevait une vieille maison qui a été démolie en 1930. En février 1915, M. Green vint y prendre pension avec les siens en attendant de dénicher un appartement. Dans ce décor, le jeune Julien commence à livrer le premier combat de son existence. A quinze ans, de quel élan ne court-on pas vers Dieu? Les premiers désirs, les remords... La joie pénétrait aussi entre les murs de la pension Mouton. Entre alors en scène un jésuite rencontré par Mme Green, le père Crété. Sur l'adolescent né dans le protestantisme, ce grand religieux va exercer son influence au moment décisif. Il trouve le terrain déjà préparé, car Julien vient de lire un ouvrage du cardinal Gibbons (The Faith of our FatherS) qu'il a découvert dans un meuble où son père range ses chemises. Le jésuite s'inquiète de ses curiosités intellectuelles, de ses lectures profanes ainsi que de ses aspirations et de ses défaillances. « Avez-vous lu Les Martyrs ? » Et, après une pause, il ajoute de sa voix douce et un peu rocailleuse : « Il y a l'épisode de Velléda. Mon enfant, ce sont là des choses dangereuses. » Le père tient la littérature pour la peste de l'âme. Et sa vigilance se résume dans ce conseil cent fois répété : « Attention à la sensibilité ! »



Le samedi 29 avril 1916, Julien Green se rend, rue Cortam-bert, chez les sours blanches, à quelques pas de la maison où la famille vient d'emménager, et descend dans la crypte jiour y devenir catholique romain. Il lit, debout, la main sur les Evangiles, la Confession de Pie IV où sont abjurés, sans aucun ménagement, Luther et toute hérésie. Vient ensuite le baptême, redonné sous condition. Le religieux fait des recommandations prématurées. Il existe, murmure-t-il, des retraites sûres contre le monde, le monastère bénédictin de l'île de Wight, par exemple... Peut-être même le chemin qui passe par l'île de Wight conduit-il à la sainteté ? Tel jour, le jeune catholique marche en rêve sur les pas de saint François d'Assise... Et, le lendemain, c'est Aladin qu'il voudrait devenir pour voir tous ses désirs sensuels aussitôt accomplis qu'exprimés.



Italie, Italie!



Mais comment concilier la chair et l'esprit ? Faut-il s'étonner que l'adolescent ait tardé à connaître les réalités sexuelles et à découvrir ses penchants ? Une certaine innocence était préservée. Pourtant il grandissait parmi des lycéens parisiens qui, pour la plupart, ne se comportaient pas en petits saints.

Un voyage à Gênes, en août 1916, le plonge subitement dans réblouissement de l'Italie. Tout ce qui est païen en lui s'éveille. Julien Green vient rendre visite à sa sour Eleanor, qui habite la ville ligurienne avec son mari anglais, Kenneth Joli, et leur jeune fils Patrick. Une aventure avec une jeune et belle Italienne tournera court à la suite de l'arrivée intempestive de son beau-frère, et sans doute sa vie sentimentale et ses goûts physiques furent-ils détournés ce jour-là par les circonstances. Mais Julien Green, toute sa vie, aura de grandes amitiés féminines (Mary Caumartin, Stoisy Sternheim, Louise de Vilmorin, Madeleine Caroll, Hélène Vialatte, Mrs. Gibson, la baronne de Fé, etc.).

Rentré à Paris, il va connaître, comme tous les Parisiens, un hiver sans feu. Des mois tragiques se succèdent, mais tout à coup le sort change de camp. Les États-Unis entrent en guerre au printemps 1917. M. Green, qui avait à l'esprit la guerre de Sécession où les garçons trichaient sur leur âge pour partir se battre, suggère à son fils de « faire quelque chose pour les Alliés ». Malgré le jeune âge de l'adolescent, malgré des études en cours qui n'ont encore franchi que le cap du premier bachot, il est aussitôt obéi. Julien court à l'American Field Service, où son offre rencontre le meilleur accueil et où personne ne remarque qu'il n a pas encore atteint l'âge réglementaire - il a seize ans et demi. L acte d'engagement le plonge dans la vie d'homme et dans le monde de l'Amérique. Sans avoir guère bougé, Julien se trouve soudainement environné d'Américains. Autour de lui, qui ignore encore la terre natale de ses parents, l'Amérique est venue former un nouveau cercle, l'Amérique des boys en uniforme avec sa générosité, ses illusions, son ignorance, sa bonne volonté, son énorme gaieté enfantine et, toujours, cette impatience de bondir vers le matin suivant. Julien part donc pour le front comme conducteur automobile. L'apprentissage a été rapide. On lui confie une jeep à hautes pattes à ses risques et périls, et, surtout, aux risques et périls des autres. Si naïfs qu'ils soient, les boys trouvent l'Américain de Paris encore plus jeune qu'eux-mêmes et le surnomment le kid.



En Argonne, dans une grange, si près du front qu'il faut parler bas, l'adolescent se trouve face au premier soldat tué qu'il ait jamais vu. Simplement il n'y avait plus de bonheur possible. La haine dominait seule, et le désespoir. Quelque chose se figea en moi pendant un temps que je ne puis apprécier, il me fut impossible de bouger. Je demeurai fasciné par cette espèce de révélation intérieure et l'épouvante me saisit. Comment dire autrement? Une crainte panique de la terre, de tout le royaume de ce monde, de l'humanité.

Cependant, la bureaucratie militaire s'aperçoit après quelques mois que le junior Green n'a pas l'âge minimum requis. On le renvoie dans ses foyers, et, cette fois, il se présente à l'American Red Cross, où la même comédie recommence... On ferme les yeux sur les statuts, on accepte l'engagement, et on envoie le kid sur le front de la Piave, où il y a disette de brancardiers. A peine arrivé, le jeune ambulancier cueille là-bas un autre surnom, Greeno. Après diverses missions et un long séjour à Ron-cade, en Vénétie, il passe à Gênes, chez Eleanor, après avoir appris que sa sour Retta, épuisée par un long surmenage au chevet des blessés (elle avait reçu la médaille des épidémieS), vient de mourir à Paris. On lui fit un enterrement militaire. C'est chez Eleanor qu'il commence un roman, le situe à Nervi, mais l'ouvre restera inachevée. Après des essais malheureux, il sent un jour que sa main court sur le papier comme si quelqu'un d'autre lui dictait le texte. Juin 1918 le retrouve à Rome chez sa sour Mary. Il fait d'interminables promenades, mais la mélancolie causée par la frustration du plaisir contrarie un élan après l'autre. Le moment du départ arrive : adieux à l'Italie dorée, à la ville où les horreurs de la guerre s'oubliaient aisément, et nouveau retour dans cette France vidée de son sang par une guerre qui n'en finit pas. Ce climat sévère favorise le renouveau de la vie spirituelle, car l'austérité possède, elle aussi, sa griserie. Bloy, que lui fait lire à Rome Mrs. Gibson, une vieille amie anglaise, ravive alors la religion du jeune converti.

Un uniforme (encore un !) attend ce garçon qui les aime si peu... Mais il a atteint l'âge légal et il est détaché dans l'armée française, opération qui n'est possible pour un citoyen américain que si celui-ci, pendant vingt-quatre heures, a figuré sur les registres de la Légion étrangère... Green commence un stage à Fontainebleau, tantôt caracolant au manège, tantôt prenant des notes aux cours de balistique. L'armistice survient, ou plutôt « éclate » comme une bombe. Sur les manches de Green brille le galon d'aspirant, car un miracle s'est produit, il a réussi à passer avec succès l'épreuve de mathématiques. L'artilleur doit choisir entre démobilisation immédiate et départ pour la Rhénanie, avec l'armée d'occupation. Très judicieusement, M. Green recommande de prolonger le stage aux armées, car ce délai donnera au jeune homme désireux de quitter le monde plusieurs mois de réflexion avant le grand choix final. Julien Green ira donc en Allemagne : l'aspirant gagne la Sarre, où son uniforme noir, aux galons d'or à passeport rouge, fait impression sur les jeunes Allemandes. Vêtus de gabardine azur, les autres officiers de la compagnie s'étonnent de ce compagnon venu d'ailleurs et qui les intrigue par sa façon d'être, à la fois présent et absent au milieu d'eux. Des discussions assez vives opposent parfois les aînés au cadet, et même, au cours d'une vraie bataille, celui-ci s'élancera sur l'un de ses camarades et lui fera mordre la poussière. Les corps à corps entre Joseph Day et Bruce Praileau, la gifle de Sud qui clôt un discours passionné rappelleront ces luttes ou la violence cachait le désir. Le bonheur, oublié depuis 1914, jaillit de toutes parts avec Te printemps. De nouveau, j'avais envie de me rouler dans l'herbe en riant, comme autrefois. Il me semblait que mon cour éclatait d'amour, et qui aimer ? Dieu ? Sans aucun doute, mais j'aurais aussi voulu dire à un être humain ce qu'on dit quand on est amoureux, mais à qui? Il n'y avait personne. Peu après, le lieutenant Green quitte sa prestigieuse tunique noire et redevient civil, le 26 mars 1919.



Vers le pays lointain



La vie reprend son cours rue Cortambert et mène l'étudiant au second bachot. Il faut rouvrir les abominables manuels de sciences et avaler Stuart Mill, Auguste Comte... Mais, à la fin de juillet, Walter Hartridge, l'oncle maternel, invite son neveu parisien à passer quatre ans à l'Université de Virginie à Char-îottesville. M. Green conseille d'accepter cette offre extraordinaire de l'oncle Walter, à qui Julien gardera toujours reconnaissance et affection pour un geste aussi généreux. Cependant, sur le moment, l'«invité» n'éprouve que de la consternation à l'idée de quitter la France. Il ne se révolte pas, pourtant, et se range sans murmurer à l'avis paternel : il n'y a pas, dans leur jeunesse, de fils plus obéissants que les futurs romanciers de la violence et de la révolte.

Le 19 septembre 1919, le voyageur embarque, à Marseille, à bord du De Grasse, qui, via Naples, Palerme, Gibraltar et Almeria, le conduira jusqu'à New York. La ville géante, la ville debout surgit enfin, et ce jeune Américain qui n'a jamais vu l'Amérique pose enfin le pied sur la terre ancestrale. Le passeport qu'il présente aux autorités du port de New York porte ces mentions : «Nom et prénoms : Green Julian Hartridge. Taille : 1,75 m. Cheveux : noirs. Yeux : gris-vert. Signes particuliers : néant. » Ce voyageur n'éprouve pas de joie à débarquer dans ce pays où, croit-il, il se sentira perdu. Mais l'avenir montrera que ce séjour, bien au contraire, révélera l'homme à lui-même, hâtera chez l'écrivain en puissance la maturation de sa personnalité et enrichira une part importante de son ouvre. Une douzaine de livres | ont l'Amérique non seulement pour théâtre, mais pour terre et ! pour sang.

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Julien Green
(1900 - 1998)
 
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Portrait de Julien Green
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