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Julien Green

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Qu'est-ce que la vérité?


Poésie / Poémes d'Julien Green





A chaque nouveau livre, la recherche de la vérité devient de plus en plus personnelle, si transposée soit-elle, une sorte de mystère en pleine lumière.



«L'Autre Sommeil»



Cette ouvre de 1931 s'apparente étroitement au roman ultérieur qui sera le plus autobiographique de tous les romans gree-niens, Moïra (1950). En même temps elle annonce, par son sujet, deux autres ouvres à venir : Sud et Le Malfaiteur.

Cela commence par un petit garçon qui a peur, comme Pip dans Les Grandes Espérances, mais, là, c'est sur un pont en plein Paris. Son cousin le tient par les chevilles, et sous Denis la Seine coule, comme l'a vue Lautréamont, majestueusement. Ce sera la toile de fond des souvenirs du jeune homme, cette eau grise où son enfance va puiser de la tristesse. Triste l'appartement, tristes les désirs et les songes, l'amitié-amour pour ce cousin de cinq ans son aîné, qui comprend tout cruellement. Mais qu'est-ce que la joie ? La libération soudaine à la mort du père ou bien l'image fugitive où l'ombre de son corps touche enfin le corps aimé? C'est en triant de vieilles photos que Denis comprend tout ce que la vie lui a offert, lui a retiré, avec l'ironie d'une grande personne qui parle à un enfant avec des mots abstraits : l'amour, la solitude, la mort, la famille. Mais les souvenirs sont déjà sur l'autre versant du sommeil, cette vie idéale où ne subsistent que les élans cachés comme des ruines abandonnées. En Denis se combattent la joie sauvage de vivre et l'accablement d'exister, les souffrances causées par la privation sensuelle qu'il s'impose et, en même temps, la certitude de se sentir voué au plaisir.



Les premiers jours de l'été n'étaient plus loin; des accès de mélancolie me saisissaient vers le soir lorsque je voyais le ciel rougir derrière les bourgeons des arbres; la douceur de l'air agissait sur moi, et ce quelque chose de tendre et de languissant que le printemps porte avec lui. Sans le savoir encore, j'étais atteint et repris. Un subit dégoût de l'étude me faisait glisser les livres des mains et l'ennui me soufflait ses mornes conseils.

Ces années qui passent pour celles du bonheur et de l'insouciance sont parfois celles où le poids de la vie se fait le plus rudement sentir. Les tentations me trouvaient sans force et je découvris qu'avec des alternatives de froideur et des velléités de résistance, j'étais faible et sensuel.



L'atmosphère étouffante des années « entre les deux guerres » agissait sur toute création, la rendant pour certains plus fiévreuse, et Julien Green n'échappait pas à l'angoisse de voir peu à peu la guerre se rapprocher. Pourquoi écrire si l'avenir est aux canons ? Épreuve difficile à supporter pour un écrivain qui a dit : Ecrire est ma raison d'être sur terre. Ne pas écrire me tuerait lentement. Mais Green continue sa plongée dans les eaux souterraines de l'inconscient.



« Épaves »



Décidé à peindre des personnages différents de ceux qu'il a créés jusque-là, il remplace les assassins de ses premiers romans par des médiocres, des ratés, des âmes mortes.



Je venais, explique-t-il, de relire dans la correspondance de Flaubert certains passages féroces sur les oisifs. Cela réveilla mon horreur de la bourgeoisie cossue et bien-pensante, mon aversion pour la richesse. L'expérience qui avait été la mienne me rendait pauvreté et enfance synonymes de bonheur, et je gardais la nostalgie de l'une et de l'autre. Henriette, qui préfère à Philippe un amant sans fortune, est née de mes remords. D'autre part, une sorte de superstition m'a persuadé de bonne heure qu 'au-delà de la médiocrité dorée toute réussite d'argent comporte autant de dangers que d'agréments, et par dangers je n'entends pas seulement les risques matériels. Quand je pense à mes livres par rapport au problème de la richesse, je suis frappé par le fait que celle-ci y est presque toujours non seulement présentée comme quelque chose de suspect, mais qu'elle est en quelque sorte liée à l'idée de malheur. Mont-Cinère, propriété d'une avare, péril dans les flammes. Mme Grosgeorges, dans Léviathan, est suprêmement ma/heureuse malgré sa fortune. La comtesse du Visionnaire également. Par ailleurs, M. Edme (MinuiT) vit dans une maison délabrée, ce qui ne l'empêche pas de poursuivre ses rêves de bonheur et d'évasion spirituelle. Henriette, dans Épaves - livre révolutionnaire selon René Crevel - a la nostalgie de la pauvreté parce que, pour elle, la pauvreté, c'était le bonheur. Les jeunes héros de mes romans sont tous sans fortune.



Ce roman est le seul où la psychologie l'emporte sur l'action, un roman anti-roman en somme.



- A la suite du reproche qu'on m'a fait de trop développer l'analyse des caractères, je me suis rappelé que Flaubert, subissant la même critique pour L'Éducation sentimentale, avait répliqué que les sentiments sont aussi des actes.

Dans un dossier intitulé « Peur bourgeoise », précise Green, j'avais gardé des coupures de presse concernant l'affaire Sacco-Vanzeiti et les manifestations violentes qu'elle avait provoquées à Paris... Je projetais de décrire une scène d'émeute place de la Concorde, mais abandonnai cette idée, ce que j'ai regretté, par la suite, car j'aurais pu comparer, deux ans plus tard, mon épisode imaginaire avec ce qui arriva le 6 février 1934...



Beau et riche, Philippe découvre à trente ans qu'il est un lâche. Sorti pour une promenade digestive, après dîner, près de chez lui, sur les quais en bas du Trocadéro, une femme du peuple l'appelle à son secours, mais il se garde bien d'intervenir et se sauve. Alors nous le voyons vivre, et le tableau de son existence est un des plus violents réquisitoires contre la société que l'on ait écrits. Dans les immeubles cossus, les cariatides de la vie bourgeoise qui les décorent s'appellent mesquinerie, égoïsme, lâcheté, ennui, des conventions inutiles les font tenir debout sous des noms faussement héroïques. On ne doit pas céder au vertige d'avouer ce que les autres savent et ne veulent pas entendre : l'écho est muré. Les mêmes conventions existent d'ailleurs dans les mondes petits-bourgeois, du peuple et de la pègre, car toute société n'est qu'une vaste fosse aux singes où l'hypocrisie règne.

La femme qui criait au secours est-elle celle dont parle quatre mois plus tard un entrefilet de journal relatant la découverte d'une noyée au barrage de Saint-Cloud ? L'inconnue de la Seine aura mis quatre mois pour aller du pont de Passy aux tables de la morgue, mais sans avoir quitté la mémoire de Philippe. L'élégant bourgeois porte le poids écrasant de ce cadavre, car si les corps plongés dans l'eau sont plus légers, la peur d'un homme alourdit tout dans sa conscience. La Seine joue un rôle majeur dans l'histoire ; à la fois lente et sinistre, elle accompagne tout au long du livre les pas et les battements de cour des morts vivants et le rigide silence des noyés. Epaves pour épaves !

Une séance de conseil d'administration se trouve décrite avec ironie. Il existe chez l'écrivain un sensé of humour très évident, mais les critiques n'en parlent jamais, comme si cela devait contrarier l'intensité tragique de l'ouvre alors que ce mélange est naturel dans la littérature anglo-saxonne. Voici un passage où la vision sensuelle se double d'un regard ironique dans les mots eux-mêmes (enfantin, chaste, etc.).



Il jeta son pardessus sur un fauteuil et ôta son veston. Un grand feu de charbon achevait de s'éteindre; quelques cendres, au fond de la grille, répandaient encore une lueur rose sur la pierre de l'âtre, mais une forte et douce chaleur demeurait dans la pièce. Il reconnut la sollicitude d'Eliane qui craignait qu'il n'eût froid en se couchant. Cette bonté qui ne se relâchait pas le toucha moins qu'elle ne l'irrita. Etre l'objet de tant de soins lui parut un peu ridicule. A quel homme oserait-il confier qu 'une vieille fille éprise de lui le servait et veillait sur son bien-être avec un dévouement aussi exact ? Il donna un coup de pied à la grille avec un geste de colère enfantine.

Une fatigue subite l'écrasait. Il s'appuya au dos d'un fauteuil, engourdi par la chaleur, et se demanda s'il aurait la force de se déshabiller. Une ou deux fois, le sommeil lui ferma les yeux. Ses mains déboutonnèrent son gilet, ôtèrent son col. Une sorte de bourdonnement emplissait le silence. Il se ressaisit et se dirigea vers la fenêtre qu 'il entrouvrit; un filet d'air coula sur son visage et ses épaules comme une eau froide et le raviva; mais à l'intérieur de la pièce il retrouva la chaleur ainsi qu'une énorme masse tiède que la fraîcheur de la nuit ne parvenait pas à entamer. Ses vêlements, qu'il enlevait au hasard, tombaient çà et là sur le tapis. Il s'assit demi-nu dans un fauteuil et se plia en deux pour se déchausser, mais ses doigts inhabiles resserraient les lacets qu'il voulait défaire. Sur son dos arqué, la lumière jetait un grand reflet courbe, et le sang, chassé vers ses mains, enflait les veines de ses bras. Il se leva enfin, les cheveux sur le front et les paupières à demi closes. Son grand corps chaste tituba vers le lit où il s'abattit dans l'aveuglant éclat de la lampe électrique. A présent, il semblait que tout s'anéantît au-dedans de lui-même. Etendu en travers de la couche et les jambes pendantes, il s'abandonnait à l'ivresse délicieuse d'un sommeil contre lequel il ne luttait plus. Les événements de la soirée se brouillaient en une confusion grandissante. Il ne se souvenait ni ne comprenait plus. Les choses perdaient peu à peu ce tranchant que leur donne la réalité. Il sentait seulement la fraîcheur du drap sous sa chair, elle enveloppait son dos, ses cuisses et montait jusqu 'à sa nuque, mais sans atteindre son front brûlant. Il pensa : «Mon corps... mon corps », et suivit cette pensée comme l'oreille écoute le battement d'une cloche. L'image de l'ampoule électrique resta fixée quelque temps sur sa rétine, tournoya dans sa tête ainsi qu'un astre dans le ciel, puis s'éteignit tout à coup, et il tomba dans le gouffre.

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Julien Green
(1900 - 1998)
 
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