Julien Green |
Les années qui suivirent, Green commença deux romans presque ensemble, un roman du désespoir absolu, Le Visionnaire, et celui dont le titre, Minuit, semble déjà la ligne de faîte vers la lumière d'une aube nouvelle. C'est d'ailleurs au milieud'une vie de plaisirs que Julien Green ressentit la nostalgie de l'Eglise. « Le Visionnaire » Veuve bien-pensante détestant la soutane, telle est Mme Plasse, mère de la petite Marie-Thérèse. Elle réserve tous ses soins à son neveu Manuel parce que celui-ci a pour père un homme dont elle a jadis été éprise, sans succès. Manuel, timide et masochiste sans le savoir, végète comme vendeur dans la librairie dédiée « Aux mânes du grand Corneille ». Sa jeune cousine de quatorze ans, qui l'attire et le provoque par son innocence même, s'effraie, au cours d'une promenade nocturne à travers la campagne, d'un geste trop caressant du jeune amoureux maladroit. Rebuté par cet échec et hanté par bien des désirs sexuels réprimés, l'adolescent, que la tuberculose use peu à peu, trompera l'ennui des dernières années qui lui restent à vivre en jouant au «jeu du château » : il le crée presque de toutes pièces, et ses cauchemars vont le cerner de leurs douves invisibles, puis ses habitants dominés par une comtesse sadique deviennent plus vrais que le reste du monde et partagent avec le rêveur des aventures somnambuliques où la jeune femme devient sa maîtresse. Scène violente où la mort se mêle à la volupté : Au plus fort de la volupté, j'eus l'impression de me débattre et de réchauffer une morte dont l'inflexible étreinte ne se desserrerait pas. Cet enlacement glacial me fit savourer la terreur au cour même du plaisir et ce qu 'on appelle l'ivresse des sens ne m'empêcha point de comprendre que j'étais la proie et non le maître. J'étouffai dans la lourde chevelure le cri de joie et d'angoisse qui s'échappait de ma poitrine et, le corps baigné de sueur, je tâchai de me libérer, mais ici commença un long et singulier supplice, car celle qu'à bon droit j'appelle ma maîtresse employait toutes ses forces à me retenir. L'horreur qu'elle m'inspira dans cet instant ne peut s'exprimer. Assouvi, dégrisé, tremblant encore des efforts que j'avais fournis, je luttais pour arracher ma chair de sa chair, mais on eût dit qu 'elle se soudait à moi et mon corps se tordit en vain dans l'étau de ces membres qu 'animait par intervalles une sorte de fureur spasmodique. Pour reprendre haleine, je cessai de me débattre et demeurai immobile; elle attendit, les yeux révulsés, semblable à une noyée qui s'agrippe au nageur et l'entraîne de tout son poids vers le fond de la mer. De longues minutes passèrent et tout à coup un affreux délire agita cette femme. Mon peu d'expérience me fit croire qu'elle devenait folle ; je sentis, en effet, ses dents couper ma chair à la naissance du cou et poussai un cri de terreur. Si j'avais pu libérer une seule de mes mains, je l'eusse étranglée, mais je ne parvins qu 'à me retourner sur le flanc avec elle, enroulant autour de nous le drap que je déchirais de mes pieds. Sa chevelure couvrit mon visage; du talon, des épaules, je réussis à me pousser jusqu'au bord du matelas et là, par un soubresaut convulsif, j'imprimai à la double masse de nos corps un mouvement assez fort pour nous faire glisser hors du lit, mais non pour nous désunir. Ma tête alla donner contre le sol. Je roulai sur le tapis avec mon abominable fardeau, quand brusquement elle ouvrit les bras et son corps détendu quitta le mien comme pour tomber dans le vide. D'un bond je fus sur pied, frémissant d'une peur que je ne songeai même pas à dissimuler. La lumière qui grandissait dans la pièce éclairait le corps mince et frêle, la tête enveloppée de tresses noires. Jamais rien au monde ne m'avait paru plus beau. Un moment s'écoula et les battements de mon cour se calmèrent peu à peu. J'allai ramasser mes vêlements et m'habillai sans bruit. Il pouvait être cinq heures. Je m'assis, puis j'ouvris la fenêtre et toussai. Me levant enfin pour faire le tour de la chambre, je vins m'agenouiller près de ma maîtresse. Ma main frôla ses épaules et sa gorge, puis s'arrêta. Elle était morte. Dans la troisième partie du livre, la jeune fille reprend la plume, et la « réalité » ses droits. Nous retrouvons alors le décor précis de la petite ville, décor peut-être moins exact à nos yeux que l'autre, car le romancier semble frappé par ce qu'il invente plus encore que par ce qu'il aperçoit avec les yeux de la chair. 1 Je me demande, conclut Marie-Thérèse, si le visionnaire, après tout, ne jette pas sur cette terre un regard plus aigu que le nôtre et si, en un monde qui baigne dans l'invisible, les prestiges du désir et de la mort n'ont pas autant de sens que nos réalités illusoires. Manuel, lorsqu'il a eu la certitude d'une mort prochaine, s'est révolté. Son anticléricalisme se révèle sans faille. Sa détresse, sa violence, comme~siFfuite dans la mythomanie, s'expliquent aussi par une longue privation sexuelle : J'étais chaste et même, le mot est ridicule, vierge. L'image d'une femme éveillait en moi une sorte de folie et me faisait peur. Par un caprice de l'instinct aussi fort que l'instinct lui-même, j'étais porté à fuir ce que je désirais le plus. Le drame de Manuel se déroule dans un décor dont la couleur romantique et germanique très accusée se retrouve avec les mêmes effets violents dans d'autres romans. Les séjours répétés faits par l'auteur en Europe centrale, notamment en Bavière, en Tchécoslovaquie et, surtout, en Hongrie, l'avaient frappé. Les tours du château de Nègreterre doivent-elles quelque chose au Château de Kafka ? A cette question, qui lui a souvent été posée, Julien Green a ainsi répondu : Je n'ai jamais ouvert un livre de Kafka et connais seulement les pages du Procès que Gide m'a lues en mai 1934 en me recommandant ce livre fait pour moi, assurait-il, plus encore que pour lui. Dans une lettre écrite en juillet de la même année il revenait sur le sujet et ajoutait : «... Si vous ne le lisez pas, qui le lira?» La lecture de Kafka sera faite plus tard, et on comprend en lisant les notes de Green dans son Journal ce qui les sépare et ce qui les rapproche. Le héros de Kafka était en quelque sorte le prisonnier extérieur de son château, le Visionnaire est lui-même la prison du sien. Aventure de tous ceux qui tentent d'échapper à une vie sans horizon et qui bâtissent, les yeux ouverts, le château de leur âme. Dans cette même lettre André Gide disait ce qu'il pensait du roman : « Votre Visionnaire dépasse et de beaucoup mon espérance... Cher ami, j'aime immodérément votre livre. Tout m'y plaît, et non seulement les personnages inquiétants, les troubles événements soit réels, soit imaginaires, et cette extraordinaire surimpression d'un rêve fait de tout ce que n'avait pu donner l'insuffisante réalité - c'est-à-dire : le sujet même de votre livre ; mais bien aussi cette étrange et angoissante atmosphère, toute chargée de mystique électricité et, peut-être surtout, votre langue. Réflexions, descriptions (merveilleuse, celle du lever du soleil, p. 175), dialogues (combien j'aime : «j'ai fait ma nuit», p. 169) d'une justesse psychologique parfaite, tout est admirablement écrit. Vos phrases sont d'une syntaxe sûre, d'une sonorité pleine, sans jamais aucune redondance et d'un nombre qui me satisfait. Il reste à chacune, comme un émail à sa surface, un peu de cette joie que vous avez dû prendre à l'écrire, qui m'enchante, me pénètre et que je partage aussitôt. » « Minuit » Elevée trop durement par ses trois tantes qui lui révèlent l'horreur sociale que peut être une famille, Elisabeth s'enfuira de chez elle, sera recueillie par l'un des personnages bons créés par Green et, après la mort de son bienfaiteur, sera invitée à Fontfroide, château vertigineux dont les habitants vivent la nuit afin de mieux saisir le sens caché de ce que nous voyons le jour dans des conditions de vision très imparfaites. Maison d'éducation à l'origine, la demeure est devenue le temple d'un étrange ésotérisme à teinture orientale. Dans ce monastère laïque règne en maître, par sa douceur et lesprestiges de sa prédication, M. Edme, qui jadis aima la mère d'Elisabeth et ne s'est jamais consolé du suicide de sa maîtresse. Ce bon pasteur assiste matériellement un petit troupeau d'âmes désorientées qui sont prisonnières de sa folie, mais le mage promet à ses ouailles de leur ouvrir son paradis artificiel, et celles-ci le suivent les yeux fermés, à l'exception de Serge, jeune paysan serviteur dont la beauté a séduit Elisabeth. Le garçon veut quitter Fontfroide par tous les moyens pour se libérer et contraint la jeune fille à le suivre. Tous deux s'enfuient par une fenêtre, s'engagent avec précaution sur le rebord du mur, collés l'un et l'autre contre la façade surplombant le vide ; mais, pris de vertige, ils tombent à pic dans le gouffre ouvert sous leurs pieds. La liberté s'appelait le vide. Fontfroide, qui, dans les yeux candides de M. Edme, revêt l'aspect enchanté d'un Tintagel, est-il, comme Nègreterre (Le VisionnairE), la création d'un illuminé ? Le discours de M. Edme répond à la question : Mes amis, dit tout à coup M. Edme, je vais vous raconter un rêve que j'ai fait il y a des années. Dans ce rêve, je me trouvais à peu près là où nous sommes, mais à une époque si lointaine que je ne saurais la situer. En tout cas, Fontfroide ne s'élevait pas encore. Je savais pourtant qu'elle existerait un jour, car j'en gardais le souvenir, mais par une espèce de jeu d'optique du rêve, ma mémoire, en cette circonstance, jouait le rôle de l'intuition... [...] je décidai de me promener autour de la maison en rasant les murs. Sans doute, cette maison n'existait que dans ma mémoire ou si vous aimez mieux dans mon imagination. Qu 'est-ce, en effet, que l'imagination, sinon la mémoire de ce qui ne s'est pas encore produit ? Je longeai donc les murailles de Fontfroide comme si elles se fussent dressées tout de bon au-dessus de moi, ' et le passé, le présent, l'avenir se brouillaient si merveilleusement dans ma tête qu'en palpant l'air vide je croyais sentir sous ma paume une surface fraîche et rugueuse... Je regardai plus attentivement et crus me tromper; mais non : ni tout à fait visible, ni tout à fait cachée, c'était Fontfroide. Elle brillait doucement comme un château de verre enveloppé de brume. Les années terribles Gide, pourtant « engagé » depuis quelque temps déjà, avait fait à son cadet, en décembre 1936, la remarque suivante : «Vous êtes apolitique. Restez-le. » Mais « être apolitique », ou le paraître, n'empêche pas de sentir chaque jour davantage l'horreur de la guerre qui approche et paralyse. Je crois pouvoir dire, déclare Green, que tous les livres que j'ai écrits depuis 1932 l'ont été avec cette arrière-pensée qu'ils ne seraient jamais lus parce qu'ils ne seraient jamais imprimés. Et l'auteur d'ajouter : Cette illusion fut cause que je lâchai la bride à ma fantaisie, et me laissai aller beaucoup plus que je ne l'aurais fait dans les temps plus tranquilles. C'est dans cette disposition que furent écrits Le Visionnaire et Minuit. « Varouna » Avant que Green eût commencé Varouna en juin 1938, il avait déjà mis en route plusieurs récits qu'il laissa ensuite pour des raisons diverses. Le roman reçut son nom dès les premières pages, ce qui est rare chez l'auteur attendant souvent d'écrire le mot fin pour trouver le titre de son livre. Varouna, c'est le dieu védique, le ciel nocturne qui guette le coupable. Il y aura deux parties. Un crime commis dans une vie sera expié seulement dans une autre vie, des siècles plus tard, mais je ne veux pas que ce soit une histoire de réincarnation. Deux parties ? Il y en eut trois. Les références aux livres sacrés de l'Inde et à la théorie de la réincarnation, ainsi que l'avant-propos, produisent sur le lecteur un grand effet de dépaysement. L'action s'étend sur mille ans et nous montre deux êtres invinciblement attirés l'un par l'autre qui se retrouvent à travers les siècles, pour s'aimer. Plusieurs ouvrages de Rudolf Steiner firent une certaine impression sur l'auteur, mais le laissèrent méfiant. Quand le Baghavad Gita nous dit : « Il n'y a jamais eu de temps où tu n'aies point existé », cette pensée en entraîne pour moi beaucoup d'autres, en cascades... Quant à Steiner, si ses livres exaltent l'intelligence, ils restent suspects à d'autres égards, mais je les ai lus avec passion. La métempsycose donne-t-elle la clef de Varouna ? En fait, l'auteur a voulu montrer qu'une seule existence ne représente guère plus qu'un fragment inintelligible dans le long message obscur que forme une série de générations. De filiation en filiation court une chaîne, une vraie chaîne de métal qu'une vague, pareille à une grande main noire, a jetée sur la grève aux pieds d'Hoël. Récit ? Mieux vaudrait dire « poème de la destinée ». La première partie (HoëL) diffère des autres, et même de toutes les autres ouvres de Julien Green, et la forme du mythe, ici adoptée, fait sauter les inévitables entraves du roman, et donne ainsi pleine liberté au visionnaire. Le ton du cycle de la Table ronde résonne naturellement à l'oreille du lecteur, et ce n'est pas par hasard qu'Hoël, comme Green, est gallois par le sang. Certaines scènes, certaines images étranges, nous les retrouverons plus tard dans les films d'envoûtement de Dreyer et dans les premiers films de Bergman. Sautons quelques siècles : nous voici, cette fois, sous la Renaissance française. Hélène Lombard raconte la vie de son père Bertrand et nous explique comment la chaîne est passée de main en main, et cette chaîne, nous la retrouverons encore, quatre siècles plus tard, dans l'épisode final, l'histoire de Jeanne, la romancière qui tient son journal et qui essaie en vain d'être comprise par l'homme qu'elle aime, jusqu'à ce que... L'évolution qui allait me ramener à partir de 1938 à l'Eglise, précise Green, avait commencé en 1935, c'est-à-dire bien avant Varouna. D'où le caractère de quelques scènes : Hoël, au moment d'être pendu, comprend que le Père lui ouvre les bras; un personnage invite l'assistance à réciter le Pater ; et, enfin, il y a cette petite croix passée au cou de Jeanne avec la chaîne exorcisée, à la fin du livre. Exilé Baltimore, dimanche 21 juillet 1940. Entre le dernier carnet de ce journal et cette page que je commence, il y a les événements qu'on sait. J'étais en Amérique quand la guerre éclata. Je revins en France où je restai jusqu'à l'armistice. A ce moment, je quittai l'Europe. Accueilli généreusement par sa cousine, Mrs. George W. Williams, dans sa maison de Roland Park, aux environs de Baltimore, Green eut la chance d'y être rejoint ensuite par sa sour Anne. Tous deux allaient demeurer aux Etats-Unis jusqu'en septembre 1945 et s'installèrent à Paris au début 1946. Varouna avait paru en octobre 1940 dans Paris occupé, et Green ne sut la chose qu'en janvier 1941, en Amérique, par un article du New York Times. De brefs souvenirs, écrits en français, parurent à New York en 1943, sous ce titre : Quand nous habitions tous ensemble. C'était une tentative d'« autobiographie » qui fut abandonnée, car Julien Green, se trouvant en Amérique, se rendit aussitôt compte qu'il fallait écrire pour un peuple ne parlant pas le français. Memories of Happy Days fut un succès immédiat : prix Harper en octobre 1942, puis un prix en Angleterre. L'éditeur Kurt Wolff, qui avait publié Trakl, Rilke, Hofmanns-thal, Kokoschka et les peintres et poètes du Ver sacrum notamment, s'était exilé aux Etats-Unis et vint demander à Julien Green, à son arrivée à New York, s'il consentirait à travailler avec un Allemand pour l'aider dans sa maison d'édition (PanthéoN). Avant de pouvoir donner un livre nouveau, Green choisit avec Wolff de traduire Péguy, inconnu de ses compatriotes. Ce serait pour lui une manière de mieux faire connaître la France. A la surprise des éditeurs, Basic Verities fut un succès public ; à la première traduction en succéda une autre, Men and Saints, une troisième, GodSpeaks, puis plus tard TheMystery ofthe Cha-rity of Joan of Arc. Les textes de Péguy à peine achevés, Green reçut, le 10 août 1942, dans son courrier une lettre ainsi conçue : « Le président Roosevelt à Julian Green, salut !... » Formule d'usage aux États-Unis pour déclarer en douceur au citoyen qu'il est appelé sous les drapeaux. Envoyé d'abord dans divers camps, Camp Meade, Camp Ritchie comme instructeur, il fut finalement chargé à l'OWI (Office of War InformatioN) de la Voix de l'Amérique. Annoncé chaque jour par André Breton, Yul Brynner pour secrétaire, il parlait en français à destination de l'Europe. Il fut entendu par de nombreux amis, Gide notamment et Gertrude Stein, réfugiée dans le Midi. En 1944, libéré de ses obligations, à Baltimore, il reprit un vieux rêve. « Si j'étais vous » A l'Université de Virginie, en 1921, l'idée lui était venue de raconter l'histoire d'un homme qui, après avoir fait un marché avec le diable, obtient le pouvoir de se changer à son gré en n'importe quelle créature de son choix, rien qu'en prononçant une formule magique. Le livre devait s'appeler « Baphomet », nom que les templiers donnaient au démon. Si l'on s'en tient à une certaine chronologie, ce livre est le premier de tous mes romans. J'en ai conçu le plan du début jusqu'à la fin - ce qui ne m'est jamais arrivé par la suite -pendant l'hiver de 1921, alors que j'étais étudiant à l'Université de Virginie. En avoir assez d'être celui qu 'on est, changer de personnalité avec qui l'on veut, cette idée bizarre fondit sur moi tout à coup et me parut grisante... ... Par une nuit d'hiver, sur une route déserte qui menait dans la campagne, je confiai mon projet à mon ami Jim. Bavard intarissable, il se tut héroïquement pendant tout le temps que dura mon récit et s'écria à la fin qu'il le trouvait sublime. Ce fut là mon premier public, le plus indulgent, celui qui me fit battre le cour d'espoirs désordonnés que la vie se chargea de tempérer plus tard, et il me semble que j'entends encore les éclats de cette voix bredouillante et surexcitée dans le silence de la nuit d'hiver. Green commença son roman aux États-Unis et le termina à son retour en France. Il lui avait trouvé un titre à la fois amusant et inquiétant : Si j'étais vous. Le livre que je donne aujourd'hui au public est le résultat de préoccupations si anciennes qu'elles remontent dans mon esprit jusqu'à mes premiers souvenirs d'enfance. Je me rappelle très nettement qu'alors que je savais à peine tracer des bâtons sur une feuille de papier, je me demandais pourquoi j'étais moi-même et non une autre personne. Cette question qui n'a pas encore reçu de réponse n'a cependant jamais cessé de me paraître curieuse. Elle a, si je puis dire, grandi en moi, avec moi, et s'est mêlée à quelques problèmes que j'ai tenté de résoudre. Ce n 'est pas que j'aie la prétention de proposer une réponse à l'énigme de l'identité humaine. Je crois, en effet, que si chacun de nous est emprisonné dans sa personnalité, c'est parce que la sagesse de Dieu l'a voulu ainsi, mais il ne coûte rien de rêver à ce qui aurait pu être. Qui d'entre nous ne s'est jamais dit : «Si j'étais lui... Si j'étais vous...»? Si je voulais résumer d'un seul mol le sujet de ce livre, je dirais peut-être que c'est J'angoisse, la double angoisse de ne pouvoir échapper ni à son destin particulier, ni à la dure nécessité de la mort, et de se trouver seul dans un univers incompréhensible. Mélanie Klein a consacré une très longue étude à ce roman, De l'identification, et n'a pas hésité à le proposer à l'appui de ses propres théories «comme si le héros était un patient». « L'auteur de ce roman fait preuve d'une pénétrante compréhension de l'inconscient; c'est ce qui apparaît aussi bien dans la manière dont il dépeint les événements et les personnages que dans son choix - qui est pour nous d'un intérêt particulier - des êtres dans lesquels Fabien se projette... L'avidité de Fabien, comme son histoire nous le donne à penser, est renforcée par la haine qu'il se porte et par le besoin de fuir sa propre personnalité. » Et elle ne se montrait pas satisfaite, non sur le plan esthétique, mais selon la conception des expériences vécues par le héros, par la fin du roman. Or Julien Green avait changé la fin - et ne rétablira que plus tard la première version, redonnant à son livre un mouvement perpétuel. Mélanie Klein eût été surprise par cette réponse inattendue à des remarques que l'auteur ne devait connaître, par un de ses amis psychanalystes, qu'à la suite du rétablissement de son manuscrit initial. « Avez-vous lu ce que Mélanie Klein disait?...» Où Mélanie Klein découvrait le cheminement d'une expérience humaine, Albert Béguin voyait une jouissance sacrilège : «... la jouissance de posséder autrui, c'est-à-dire le pouvoir même du démon, qu'il délègue à son serviteur, l'amour sataniquement dévié. Double blasphème, puisque à la fois le pacte permet à Fabien de violer la personne de son prochain et de renier sa propre identité. » Voilà bien une de ces déformations morales où peuvent tomber certains esprits. Qui n'a rêvé de passer à travers les autres êtres, de voler à ceux qu'il rencontre des idées et des amours? |
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Julien Green (1900 - 1998) |
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