Liliane Wouters |
Terrible adolescence. Moi non plus je ne permettrai à personne de dire : le bel âge. Jours d'acné juvénile et de tourments, temps de faim, disette de guerre, les souliers éculés, les pages couvertes dans les marges, faute de papier, le vrombrissement sourd des bombardiers, le froid qui crevasse les pieds, les rats de la peur dans le ventre, et puis la faim, toujours la faim, la faim au centre de tout, la faim aux mâchoires de bête qui dénude l'os et fait voir le dessin ligneux de la tête où ne subsiste qu'un regard. J'étais poète et nul ne le savait, même pas moi. Assise au bord des chaises, rien qui disait le permanent malaise, l'être en sommeil où la pâte levait. Aucune trace sur le front, aucun indice. Nul pour me dire : mon enfant, ma sour, pour mettre en garde : traitez-la avec douceur, détournez d'elle ce calice. En plus, c'est une fille. On en fera peut-être quelque chose. Institutrice ? « Il faut étudier jusqu'à dix-neuf ans, après, on n'en a rien, le mariage, On n'en a rien, pensez-y, bonnes gens ! » Quand même ! Institutrice. « On dit qu'elle aime beaucoup enseigner aux enfants. » (Mais ils vous pomperont jusqu'à la moelle !) Va donc, institutrice. En mon bel âge ingrat je suis inscrite à l'école normale au pensionnat des Sours de Gyzegem dont la devise est : Ora et labora. Ora et labora, Pascal ! Mon Port-Royal, des murs de pierre grise entre deux carrés de navets, des nonnes à cornette, la bêtise du règlement chaque jour que Dieu fait et l'aigrelette cloche de l'église égrenant l'heure au vent mauvais. Au vent mauvais qui jamais rien n'emporte plus loin que les glacials dortoirs. L'eau gèle dans les brocs, le songe avorte dès qu'on le voit écrit au tableau noir. Fondée par une dame d'oeuvres, la demeure s'appelait autrefois « Spinhuis »*. Les chères sours y montraient à filer la laine et à prier Notre Seigneur. Avec le catéchisme, le tricot, un peu de politesse, un brin d'hygiène, et la façon de torcher les marmots les pauvresses du voisinage y acquéraient, en plus de bonnes mours, la docilité des moutons mis au pacage. Aujourd'hui, rouets et fuseaux ont fait place aux livres de classe. Les filles du pays d'Escaut y débarquent de gros villages en chapeaux gris souris, jupes à plis, du saucisson dans leurs bagages, de l'ambition dans le cerveau. Champs de houblon près de la Dendre, peupliers des chemins de Flandre, les petits jardins de légumes, les groseilliers qui servent de haies, les champs dont chaque arpent a dû coûtet son prix de sueur, de procès, la morne terre en toute vers le sale horizon, le grand ciel bouché, l'herbe à vache, les prés à bouses, le pont qui arrondit le dos, les douces eaux lentes des canaux et leurs relents de moisissure sous la pluie, l'odeur suave du printemps, les bourdonnements de l'été. les saules têtards des ruisseaux, les conciliabules d'oiseaux... « J'aimais tant les entendre » dit en mourant, Gezelle, le poète. Son nom veut dire « compagnon ». Comme Pouchkine, on ne peut le traduire. L'un en russe dit ce que, dans leur sang, depuis toujours, les Russes traînent, l'autre ce que ressent, entre la dune blonde et le vent rude, le peuple de la mer, de Bruges à Dixmude. « Gris-argent ses poèmes comme la couleurs des images mortuaires. » C'est ce qu'en pensait Rilke. Et je dirais comme lui si je ne lisais Gezelle qu'en français. Tout son génie est dans sa langue, tout ce qu'il a chanté ne se chante que dans le doux parler de la West-Flandre. O krinkende winklende waterding ! Pas besoin de comprendre. Les traducteurs pourront grincer des dents, l'alouette parle alouette, l'hirondelle hirondelle, le Flamand, Gezelle. Non le raide jardin des calvinistes bataves, la langue puriste bien frottée au papier de verre, mais celle de Clémence, ma grand-mère. Un bout de Benoît Labre un présumé morceau de la croix de Notre Seigneur, sûrement faux, mais vrai le signe, de la pointe du couteau dessiné sur le pain, avant l'entame, et vrai celui qu'avec le pouce, tendrement, on nous imprimait comme un sceau fragile sur le front, sur l'âme, indélébile. « Les Flamands, ces charrues qui croient en Dieu » disait, pour s'en moquer, un pamphlétaire. Charrue je suis et resterai, Monsieur, les pieds solidement plantés en terre, de la tristesse plein les yeux mais le rire éclatant, l'appétit, gargantuesque, priant aussi souvent que je travaille, ou presque, - ora et labora, joie, joie, joie - les étés, les hivers se suivent, moi j'avance, les brouillards arrivent, moi, j'avance, Icare tombe, je vais mon chemin, non pas cheval mais simplement charrrue, un instrument docile, un bon outil, qui sait la force d'être sans pouvoir, de se vouloir toujours et seulement charrue mais par la main du Laboureur tenue. Feu, écrit Biaise, feu, le soleil rallume ses braises. visez au cour ! dit l'officier au peloton. Au premier top, il sera quatorze heures. (Elle s'est redressée, a regardé la porte, avec, sur son visage, ce que j'ai su plus tard être l'extase). L'extase donc, l'extase pure et nue. Sur les doigts d'une main tu peux compter ces instants où la vie échappe au temps. Partir en un moment de grâce tel celui de la Saint-Clément dont Pascal conservait la trace dans le pli de son vêtement tel celui où me touche l'ange qui me précède et qui m'attend. Chaque fois qu'il m'est apparu j'ai vu mon visage le plus profond. Il accompagne l'être que j'appelle moi, et qui me fait toujours écran, il le poursuit dans ses derniers retranchements. Il ramasse au passage les débris entre quoi je me perds et les rassemble patiemment. Il passe les nuits à recoudre ce que je défais chaque jour. Morte cent fois, cent fois ressuscitée. Et merci de m'avoir ôté lavant-dernière de mes peaux. Avec la seule qui me reste nous verrons encore de beaux jours. Qui ose parler de jeunesse ? Vivre prend toute sa saveur avec le temps. Comme à l'oignon que je dénude peu à peu non sans verser beaucoup de larmes on doit nous ôter la pelure pour atteindre enfin au trognon. (J'ai pris ses mains, je les ai jointes sur les grains du chapelet. Elle n'a pas souffert, dit le docteur.) A-t-il souffert, Alain-Fournier, mort d'une balle dans la tête en septembre quatorze ? On vient de retrouver son corps, avec ceux de ses hommes. Tête-bêche dans le charnier, les squelettes blancs, anonymes de vingt et un soldats. Des os et des lambeaux de vêtements. Ils ont pu reconnaître l'écrivain à ses galons. L'étoffe militaire est plus durable que la chair, les livres moins mortels que leurs auteurs. Tandis que je passe en cinquième - la route est libre et les terrils à l'horizon des hlm dessinent déjà leur profil - je me dis : la fin de la route est proche, et se rapproche aussi le temps de la grande déroute où je m'en irai loin d'ici.- Sans mon corps, ce laissé-pour-compte, sans l'amour de ceux que j'aimais sans les doux trésors de ce monde qu'il nous faut quitter à jamais. Comme les quittèrent Clémence et Pascal, comme les quitta sans appel, malgré sa puissance, le grand Tarhunza d'Ankara. Après lui, le roi de Sicile ; après eux, je ne sais plus qui. Tout ce qui, tiré de l'argile, par l'argile, un jour, est requis... (A suivre) |
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Liliane Wouters (1930 - ?) |
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Portrait de Liliane Wouters | |||||||||
BibliographieNée le 5 février 1930 à Ixelles (Bruxelles) où elle vit encore actuellement. Liliane Wouters rentre à l'école normale en 1944, après la Libération. Institutrice pendant plus de trente ans, de 1949 à 1980, elle est membre de l'Académie royale de langue et de littérature française, de la Koninkliyke Academie voor nederlandse taal-en letterkunde et de l'Académie européenne de poésie. |
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