Liliane Wouters |
À l'enfant que je n'ai pas eu mais que d'un homme je reçus septante fois sept fois et davantage, à l'enfant ; dont je formai le souffle et le visage sept fois septante fois, dans un ventre pareil au mien, par des nuits rouges de soleil, par des jours cristallins d'aurore boréale, à l'enfant dont je porte en moi les initiales secrètes, ainsi que ton nom, Yahvé, enfant conçu, toujours inachevé, qu'on me fait, que je fais, à chaque fois que j'aime, qui se défait en moi pour donner un poème, à l'enfant qui ne viendra pas clore mes yeux, choisir l'ultime drap, marcher derrière mon poids d'os, de cendres, me regarder dans la fosse descendre, à cet enfant je lègue devant Dieu, devant les hommes et mon chien, devant le jour vivant (qui n'est que parce que je suis et qui mourra comme je meurs) je lègue, pour autant que se pourra, pour autant qu'il en fasse usage en lieu et place de moi, ses père et mère en un seul être pris, je lègue tous mes biens de chair, d'esprit, de temps toujours compté et d'illusoire espace : le coin de ciel que j'ai scruté en vain, l'arpent de terre où j'usai mes semelles, les quatre murs entre quoi je me tins, les six cloisons qui leur seront jumelles; l'argent qui m'est entre les doigts filé - pour le plaisir que j'eus à le répandre -, le faux savoir qu'on me crut refiler - pour le bonheur d'aussitôt désapprendre - ; les jours passés que je n'ai pas vécus, les jours vécus près desquels suis passée, le temps mortel à quoi j'ai survécu, l'heure éternelle et pourtant effacée ; l'amour jeté dont j'ignorais le prix, l'amour donné à qui ne sut le rendre, l'amour offert qu'aussitôt je repris, l'amour perdu qu'on voit dehors attendre. A l'enfant que je n'ai pas eu, que pourtant j'ai, de ma semence formé, dedans ma chair conçu, dont chaque étreinte parfait l'existence, à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour le pire, ce que m'a prêté le jour : le moi dont à crédit je fais usage à des taux qui dépassent mes moyens, dont je n'ai pu choisir ni le visage, ni le sexe (il faut prendre ce qui vient) : un cerveau creux dans une tête pleine, un corps trop mou sur des os trop puissants, un sang trop vif pour une courte haleine, un cour trop doux pour ce furieux sang, des pieds qui n'ont soulevé que poussière, des bras surpris d'avoir étreint le vent, des genoux pris au piège des prières, des mains restant vides comme devant; des yeux fermés sur un côté des choses, - cette moitié qui fait à tous défaut -, des yeux ouverts sous leurs paupières closes et dans le noir voyant plus qu'il n'en faut. À l'enfant que je n'ai pas eu je lègue enfin, pour qu'il en tienne bien compte, pour qu'il s'en souvienne par contumace, lorsque sera décousu l'ourlet de mon passage sur l'étoffe ancienne : les quinze choses que jamais je n'ai pu faire : courber le front devant plus grand que moi, marcher sur plus petit, montrer du doigt, crier avec la foule, ou bien me taire, reconnaître parmi les Blancs le Noir, choisir dix justes, nommer un coupable, trouver telle attitude convenable, lire un autre que moi dans les miroirs, conjuguer l'amour à plusieurs personnes, résister à la tentation, blesser exprès, rester dans l'indécis, dire Cambronne au Ueu de merde, qui est plus français. |
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Liliane Wouters (1930 - ?) |
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Portrait de Liliane Wouters | |||||||||
BibliographieNée le 5 février 1930 à Ixelles (Bruxelles) où elle vit encore actuellement. Liliane Wouters rentre à l'école normale en 1944, après la Libération. Institutrice pendant plus de trente ans, de 1949 à 1980, elle est membre de l'Académie royale de langue et de littérature française, de la Koninkliyke Academie voor nederlandse taal-en letterkunde et de l'Académie européenne de poésie. |
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