Louis Aragon |
I Ton âme peut changer comme le fond des mers Ton corps démesurer sa force à tes travaux L'univers bourdonner de tes astres rivaux Peuple de l'avenir parmi tes bras nouveaux Toujours tu parleras des enfants qui s'aimèrent Archipel archipel une terre qui ploie L'arbre est rouge où l'oiseau chante et se desespère L'ombre seule au printemps comme une jambe impaire Pèse parmi les fleurs Daphnis où tu te perds Et comme un plomb léger tes pas changent de loi Rien ne retombe quand vient le temps solaire Le monde est un passage énorme de troupeaux Un établi dansant où bouclent les copeaux Et toute chose est peinte et les prës ët la peau La couleur et le sang ne songent qu'a se plaire Quand le geste est un rire et vivre floraison Le iour des jeunes gens flambe comme un phosphore Tous les jeux que l'on joue ont des formes d'amphore Et Chloé ne sait pas pourquoi Daphnis est fort L'innocence du feu parfume la saison Ah prolonge un instant l'ignorance parfaite Couple qui n'entends point dans ta bouche formé Le mot d'or déjà mûr de l'aimée à l'aimé Et dans une île au loin regarde la fumée Prophète parafant le rêve que vous faites Maladroits merveilleux l'un l'autre un seul instant Sur le rivage bleu du matin de vous-mêmes Tout conspire à donner une rime au poème Car votre lèvre est ronde et va dire je t'aime Arrêtez-vous au bord de ce qui vous attend Au solstice d'été l'heure d'oaristys Un grand soleil sauvage aux doigts de foin coupé Va bondir immobile et pareil à l'épée En deux égales parts également frapper La fille et le garçon d'une même justice Apocalypse du bonheur ô bienvenue Le chant perpétuel s'élève et se sépare Manteau sanglant et pur en deux égales parts Que dieu puissant Chagall à ce siècle compare Maculés du vin noir d'un Samos inconnu II Il y a deux thèmes dans les toiles de Chagall qui reviennent Souvent comme si rien de rien ne pouvait s'entendre sans eux En premier lieu quelque part dans un coin ce sont les amoureux Elle en robe de mariée ou nue il faut que lui la tienne N'importe dans le ciel une barque ou la rue ah seulement Qu'il la tienne ou sans cela qui pourrait comprendre un pot de fleurs Ou quoi que ce soit qui satisfait l'artiste ordinairement Et le second thème est celui du temps qu'on ne voit pas comment On pourrait figurer sinon par un balancier battant l'heure Et l'horloge est toujours la même à Vitebsk à Vence à Paris Je veux dire que de même qu'une lampe sur la fenêtre N'est qu'un objet s'il n'y a point dans un creux de l'ombre deux êtres Pour expliquer le monde et l'on peut se passer de Jésus-Christ A la rigueur mais pas de ces deux-là couchés sur leur nuage De même il faut la pendule à colonnettes dans le tableau Pour mesurer le temps qui passe Ou ce serait vraiment dommage Mais ceci ne serait plus de la peinture à peine une image D'Épinal puisque le temps n'y coulerait pas comme de l'eau Marc Chagall voit d'un seul coup les amoureux et le reste des roses Parce que tandis qu'ils sont couchés ensemble ou plutôt nichés Ensemble ou perchés ensemble ou pour mieux dire ensemble branchés Parfois dans le boîtier de la pendule où leur reflet se pose Avec le tic-tac de ce qui se passe isolés dans leurs bras Ils sont tout autour la Ils sont comme une île dans la mer où viennent mourir les vagues Joliment tout autour la mer et ses poissons en fait de draps Mais écoutez battre le temps Au contraire d'à l'Opéra Daphnis et Chloé ces amants-ci le temps les tient dans sa bague Entre la naissance et l'enterrement tout a le mouvement Du balancier dans son boîtier vitré tout sur soi-même oscille La vie a des saisons comme les yeux des battements de cils Ce peintre peint le temps qui bat dans la pendule des amants 11 est le seul pour qui le temps se soit fait objet de peinture Car je n'en vois pas d'autre pour ma part même à l'Académie Et c'est il faut en convenir une singulière aventure Comme être la roue à la fois et le cocher de la voiture À la fois de subir le temps et de le peindre mes amis Et puis le temps il a bon dos Explique-t-il que ce bonhomme Avec sa canne sur les toits s'en aille ainsi se promener Ou que votre tête s'envole et cela sans vous étonner Qu'on ait deux visages se voit sans qu'on vous montre chez Barnum Certes tout cela ne va pas sans troubler les gens plus ou moins Habitués que les objets un par un occupent leur place La pomme sur le compotier les pieds par terre et qu'on ait soin De montrer par la perspective ou s'ils sont près ou s'ils sont loin Comme depuis toujours n'est-ce pas nous les voyons dans les glaces Et quand la noce dans la rue avance avec un violon Est-ce que le porteur d'eau cesse d'équilibrer sa palanche Qui pourrait bien s'imaginer une neige autrement que blanche Et le sable alors serait-il le sable s'il n'était pas blond Peut-être qu'il en est ainsi mais dites-moi le temps qui passe Est-il jaune ou vert ou tient-il forcément la faux à la main Car ce peintre qui peint le temps à la fois doit peindre l'espace Un tableau c'est une mémoire et que voulez-vous qu'on y fasse Chaque jour y bouscule tout pour faire place au lendemain On l'a bien vu le Louvre est trop petit pour que Chagall s'y loge Ici les plafonds ne sont faits que pour la couronne des Rois Or cet homme est une forêt Tous les palais lui sont étroits Comme doit douloureusement au temps être étroite l'horloge Comme dans son cour on porte douloureusement son pays Avec ces inoubliables détails oubliés qui vous blessent Et soudain vous sentez en vous quelque chose qui n'obéit Plus Est-ce l'âme II suffit d'un parfum qu'elle soit éblouie II suffit d'une petite maison bleue et basse ô faiblesse III Quel désordre il y a dans tout ce que l'on voit Il pousse dans les champs des fleurs qui n'ont rien à y faire Et Chagall dit sur tous les tons qu'il n'est pas mais là pas Du tout réaliste et sans doute On peut facilement le lui concéder Mais pourtant Marc si tu permets cette familiarité poétique Laisse-moi te dire que c'est la réalité que je trouve admirable chez toi Breughel du vingtième siècle Et ce n'est point par hasard qu'Ambroise Vollard qui était Un homme bizarre et malin t'a demandé D'illustrer les Fables de La Fontaine Ton ouvre est une grande fable et l'on sait bien Que sans la réalité jamais les renards Ne parleraient aux corbeaux dans les arbres Quel désordre il y a dans tout ce que l'on voit Rivalise si tu peux avec ce désordre des choses Avec les morceaux de verre brillant dans la poubelle univers La paille dans les cheveux de qui dormit contre une meule L'homme déjà sait imiter les étoiles filantes Mais le plus difficile est une histoire de tous les jours Comme ce paysage à la fenêtre ou ce grand bouquet de muguets Tu racontes toujours la fable de toi-même Et tu peux bien prendre une tête de cheval ou de bouf Tu seras toujours la fable de toi-même ah Quel désordre il y a dans tout ce que l'on voit C'est un ordre déjà de montrer le désordre La fable a beau feindre de tout inventer S'il n'y avait pas de palissade à côté de la maison grise L'aurait-elle ou la lampe sur la table Qui éclaire le Smolenskïï Viestnik imaginée Bien sûr l'homme toujours s'efforce de corriger la nature Et c'est le propre de cet art que nous appelons la peinture Le peintre a son désordre à lui comme son ordre un jardinier C'est quand il invente qu'il copie Nous sommes arrivés à l'époque où l'on ne fait plus rien sans excuses Même un petit cheval ou de jolis bouquets Quel désordre il y a dans tout ce que l'on dit N'empêche qu'on aperçoit toujours dans le fond les oignons d'or Et les toits verts de Vitebsk Même quand le tableau représente Paris Ô fable ô grande femme au-dessus de la ville Rivalise si tu peux avec la nature et toi-même Et même le cheval et le bouf te ressemblent car au fond Ce sont des portraits que tu peins Des portraits ressemblants de toi-même Tu es là comme autrefois c'était la coutume Devant une adoration des bergers le martyre d'une Sainte Ou la crucifixion D'agenouiller les donateurs Chagall ô Donateur qui n'as point épargné Le lait de la vache et le vin de la vigne Et quand nous sommes arrivés chez toi les servantes Nous ont doucement lavé les pieds de leurs cheveux épars Ayant d'avance mis le linge frais au grand lit à courtines Où nous allons rêver la nuit comme en plein jour Chagall ô Donateur qui ne comptes point la monnaie |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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