Louis Aragon |
C'est ici que commencera le discours à la première personne Je n'ai plus besoin du simulacre d'autrui de ses pleurs ses haillons Le feu c'eBt moi je suis le foin je suis le vent je suis mon propre automne J'ai tant de mains pour dire adieu qu'on perd son temps à me mettre un bâillon J'ai tant de feuilles à ma forêt pour dire adieu Tant à mon navire De voiles et de mâts pour dire adieu Tant de flammes à mon bûcher Pour dire adieu le monde adieu la vie adieu soleil de l'avenir Toute parole qui meurt sur ma lèvre est toujours mon cour arraché C'est déjà la Baison que toute parole soit pour moi la dernière Et je n'en aurai point dit d'autre qu'elle et voilà que c'en est fini Il suffisait pourtant de si peu d'eau pour voir tout le ciel dans l'ornière Je n'aurai trouvé que ces mots mortels comme un bouf de métal terni Voici donc après une pause du chant que je fais le choix de l'octodécasyllabe pour être le porteur grave et pesant de la conclusion disproportionnée au poème cette part du poème où je suis présent et seul ainsi qu'en mon sommeil ou ma mort et moi-même je m'interromps d'une prose une toupie sur soi qui tourne est-ce désir d'un peu de lumière ou reprise du souffle je ne sais mais comme le cavalier sans raison qui arrête son cheval et se penche caresser le col luisant de sa monture aperçoit dans l'oil humide le plaisir de la course interrompue lâche les rênes et clape de la langue les genoux serrés Va le regard en avant Va dans ses étriers un instant debout comme moi regarde ce qu'il va dire et le déroulement des prés comme ces lignes de mon labour dix-huit fois du pied sur la terre frappées Qu'au moins je sache avoir le geste ardent des mains ouvrant la chemise Aux fusils pointés du condamné qui n'a plus le loisir d'un cri Qu'au moins je réveille au loin l'écho comme fait un verre qui se brise Qu'au moins je demeure aux murs le temps qu'y dure un cour à la craie écrit Je ressemble à la place Saint-Marc tout d'un coup que ses pigeons désertent Et le voyageur inutilement éparpille au marbre son pain Vous brûlez mon signal au carrefour comme une auto la lampe verte Or déjà les miroirs se sont faite aveugles où mon visage est peint Ai-je pour rien pensé vécu plié signalisé doutes et craintes Usé mes jours rongé mes nuits parfois chu de mon haut saigné souvent N'était-ce pas pour vous garder du Minotaure au bout du labyrinthe Qu'au langage d'après j'appris à marier le langage d'avant Tout à coup je comprends dans mes vers cette irruption de la prose et quel vent bouscule soudain ma patience il me souvient qu'ainsi parfois l'Histoire a pris mon coude et m'a forcé d'écrire à son idée et les feuilles de long labeur s'envolaient je les ramassais confuses dans leur ordre mêlées je sentais sur ma nuque une poigne majeure allons dis simplement les choses simplement fais chanter cette douleur en toi pour les autres simplement parle-leur le langage qui coupe son pain parle-leur comme celui d'un seuil interrogé qui te dit ta route ah parle-leur tout droit comme celui qui veut une chambre à l'auberge et non pas d'une femme inconnue à force de rossignols et de tours de cartes cet instant volé de l'oubli Je suis celui qui met de l'ordre en la demeure énorme des hommes Celui qui fauche défriche empierre et sarcle l'empire traversé J'explique par des chemins le domaine et pour les fixer je les nomme Mais implacablement sur mes pas l'herbe repousse entre les pensées J'ai beau m'écorcher les pieds et les bras et de partout blesser comme une figue De loin en loin marquer de poteaux par où chemina ma tribu Je lutte en vain de vitesse avec la pluie et le soleil et la fatigue L'événement s'efface au fur et à mesure que la terre a bu Le langage perd son pouvoir au-delà du halo de notre haleine C'est assez d'un peu de poussière et qui déchiffrerait les mots écrits O parole ô prostituée il a suffi pour Marie-Magdeleine D'une barque de Judée en Provence et les ténèbres ont repris Ce qui fut à tant d'hommes frisson cette chevelure de scandale Cette chair d'héliotrope à ma narine une fois la robe ôtée La provocation des parfums répandus d'un coup sur ma sandale Et personne désormais qui sache combien tu fus belle ô beauté Pécheresse adorable adorée ô dénoue enfin tes longues tresses Madeleine Madeleine au fond de la Baume embaumante embaumée Comme une eau qui se boit dans la main sors et sois à nouveau la maîtresse Scandaleuse en plein jour de ceux-là qui sont nus pauvres et mal aimés Au-dehors la terre a comme toi des cheveux roux c'est le temps qui flambe Les massifs portent à leur poing des faucons prêts à fondre sur les proies O parole aujourd'hui c'est l'homme qu'il faudrait arracher à sa croix Mais le temps brûle de partout Rien ne sert de courir à toutes jambes Cette fois le remords en moi qui vient briser le vers a laissé double espace à ce martèlement mesuré de ma pensée on dirait que c'est comme une politesse à cette femme sur sa barque arrivant en Provence ou je ne sais quel étonne-ment quelle crainte à me détourner d'une image le désir peut-être de savoir où je veux en venir comme si c'était moi qui menais le bal et soudain la colère me prend je marche sur mon ombre incompréhensiblement agrandie je la piétine je ramène à sa mesure cette Pécheresse qui prenait ses quartiers dans mon poème envahissant les greniers les communs allongeant de kohl ses yeux orientaux et d'ailleurs ne la voilà-t-il pas même ici qui m'encombre Au chenil au chenil et j'ai levé mon fouet tu n'es qu'une métaphore et non point un être de chair Au chenil avec toutes les marionnettes de l'esprit Je ne voulais rien dire de toi tu n'étais d'abord qu'une servante une figurante un peu moins une manière de parler do la Parole ah pour te chasser que je mette le feu aux Maures que le feu seul demeure dans ton parfum dispersé comme un langage dévastateur qui brûle également les hommes et les murs le feu clair pour l'herbe et l'enfant le feu qui dit une seule fois ce qu'il veut dire Je m'assiérai dans la montagne à midi quand les pierres se reposent Que le monde est un sommeil d'insectes et de sources autour de moi Je regarderai d'où je viens dans la nouveauté des gens et des choses Comme une lavande au creux d'un mur qui s'enivre de ce qu'elle voit Et il y a tant de changements à chaque tournant du paysage Ce qu'on découvre est incompréhensible à qui n'en possède la clef C'est un peu comme ces vere-ci quand on arrive où la rime est d'usage J'y fais le geste du conducteur d'autobus quand il sonne complet Que cela rime ou non l'écho n'en revient qu'avec un sacré retard ' Dire qu'on s'exerçait hier à dépasser le mur de la chanson Et de qui préférer les sanglots De l'égoïne ou de la guitare Ah mesurer la vitesse de la douleur à la lenteur du son L'éternité de la douleur au passage échevelé de la flamme Le temps brûle effectivement Ce n'est pas une façon de parler Un raccourci métaphorique en rapport avec un état de l'âme Le temps brûle comme une forme de maison pas encore écroulée Comme le coin d'une lettre qui parle impalpablement de l'amour Toute la moisson sous le chaume d'un toit engrangée imprudemment Le temps brûle et pour des bras naturels les seaux à porter sont trop lourds Le temps brûle Il est une bête errante à qui tout se fait aliment Le temps brûle et les mots comme des pins noircissent de ses brûlures Ah je veux bien périr mais les mots dont je me servais les mots humains Qu'ils témoignent au moins après moi de ce que les choses furent Que de nous il reste pour d'autres cette immense épi-taphe demain Le temps brûle En sueur courant à demi nus aux abords do la route De torche en torche au hasard du vent nous frappons de branches l'incendie Le temps brûle Au-dessus de moi dans l'entrelacs d'ogives de ses voûtes Plus le feu dévore la forêt et plus sa férocité grandit II Quand je me retourne je vois derrière moi cette ombre de moi-même une longue tapisserie usée ici et là mon existence que des doigts maladroitement rapiécèrent Je ne sais plus trop dans l'ensemble ce que ces feuillages signifient ni ce qu'y font les personnages figurés mais c'est pourtant la chair de ma vie et je la parcours des yeux je m'étonne des nuances et voici qu'à ma stupéfaction je constate avoir donné le plus clair de mon temps en ce siècle d'aventures d'écroulements et de fracas ce siècle de tragédies le plus clair de mon temps mental au passage du mot-à l'image et do l'image au mot pendant que tout ceci se faisait où je semblais avoir ma part pendant que le mot d'ordre brûlait de lèvre en lèvre et qu'à me voir gesticulant dans les fumées on pouvait me croire l'acteur de cette pièce d'espoirs et de sanglote et moi je vous dis que je donnais mon temps le plus clair de mon temps au passage de l'image au mot et réciproquement J'avoue aujourd'hui j'avoue mais je n'en demande à personne pardon c'est ainsi Tenez-moi si vous voulez pour l'acrobate d'une étrange acrobatie Si j'ai quelque chose à me reprocher c'est d'avoir insuffisamment assoupli mes jointures pour ce trapèze d'avoir mal assuré le tremplin pour le saut d'avoir acquis trop peu cette dextérité verbale que parfois on me tient à crime de ne pas être sûr à chaque fois du succès mécanique des poignets de la précision du tour de la perfection du geste de l'élasticité du projectile et du retour à l'équilibre J'avoue et je m'en veux d'avoir distrait quoi que ce fût de ce temps humain qui m'était imparti pour autre chose que le passage et réciproquement Je l'ai déjà dit Moi l'acrobate je l'admire pour cela cette école invisible derrière le vertige et l'achèvement de la figure cette patiente répétition qui fut toute sa vie et pour vous seulement l'envers d'un spectacle une fois donné je me prosternerai devant lui pour ce sacrifice qui n'a point de fin ce travail du prodige Je ne suis point offensé que vous me compariez à lui mais il me faut pourtant avouer aussi que je n'en suis pas digne J'ai fait semblant souvent Souvent dissimulé l'échec sous un simulacre Il faut dire pourtant que le rétablissement n'est pas toujours facile entre l'image et le mot le mot et l'image Qu'on s'y perd et que ces bracelets de cuir dissimulent des douleurs qui vous sont incompréhensibles Dans la langue russe il existe un mot courant pour désigner ces reflets de soleil qu'on fait se balader sur un mur ou dans une pièce avec un miroir de poche un miroir d'eau n'importe un mot courant pour eux ce genre de reflet est une chose qu'on nomme un objet de dictionnaire puisqu'on lui a donné nom un mot courant comme vous et moi un mot comme l'arbre et la femme un mot qui lui appartient bien qu'il serve à désigner aussi dans les champs ou sur les chemins dans les phares d'auto qui fuit un animal rapide mais on le dit sans penser au lièvre car c'est du lièvre qu'il s'agit comme beaucoup de mots qui ont double emploi sans qu'on y pense à moins que ce soit pour le calembour ou la poésie ce reflet qui court sur le mur est donc un lièvre Il en a la rousseur autant que la vélocité j'ajouterais volontiers pour ma part il en a les oreilles bien que rien ne puisse justifier cette prétention-là plus que la poltronnerie on ne sait pourquoi légendaire du reflet Un lièvre court à en mourir et son coeur bat ah comme il bat Moi j'aurais dit à cause de ce cour courageux comme un lièvre Pour nous qui n'avons pas de mot distinguant d'une autre cette lumière fugitive ce halo qui saute il faut donc en tout cas que ce lièvre soit une image II n'était pour Vladimir MaîakovsM qu'un mot C'est dans J'aime vous savez un poème de 1922 et jamais auparavant je n'avais rencontré ce lièvre de soleil que pour la première fois j'ai vu ce mot courir et depuis je n'ai jamais surpris quelque part une tache de miroir sans entendre la course lépo-rine et sentir son odeur rousse Alors je veux dire au temps dont il parle aux Boutyrki alors Maîakovski n'était pas encore un poète. Il ne se croyait même pas encore. peintre et voilà qu'on l'avait mis en prison Par le judas de la cellule 103 ce lièvre était tout ce qui pénétrait de la vie au-dehors et pour ce lièvre ce lièvre de mur ce lièvre jaune je donnerais tous les poèmes de MaîakovsM tous ceux qui plus tard furent furets furets furets des murs lièvre ou lézard la blouse jaune ô futuriste et sous la blouse un cour qui bat je donnerais tous ses poèmes ceux qui sauvaient les gens du typhus et ceux qui tenaient compagnie au soldat ceux qui rivalisaient avec les réclames lumineuses les vers comme un grand éclat de rire au temps de la famine et les vers pour Iili et les vers pour Lénine je donnerais ces vers que j'ai tant aimés jusqu'au dernier III J'entends j'entends le monde est là Il passe des gens sur la route Plus que mon cour je les écoute Le monde est mal fait mon cour laa Faute de vaillance ou d'audace Tout va son train rien n'a changé On s'arrange avec le danger L'âge vient sans que rien se passe Au printemps de quoi rêvais-tu On prend la main de qui l'on croise Ah mettez les mots sur l'ardoise Compte qui peut le temps perdu Tous ces visages ces visages J'en ai tant vu des malheureux Et qu'est-ce que j'ai fait pour eux Sinon gaspiller mon courage Sinon chanter chanter chanter Pour que l'ombre se fasse humaine Comme un dimanche à la semaine Et l'espoir à la vérité J'en ai tant vu qui s'en allèrent Us ne demandaient que du feu Ils se contentaient de si peu Ils avaient si peu de colère J'entends leurs pas j'entends leurs voix Qui disent des choses banales Comme on en lit sur le journal Comme on en dit le soir chez soi Ce qu'on fait de vous hommes femmes O pierre tendre tôt usée Et vos apparences brisées Vous regarder m'arrache l'âme Les choses vont comme elles vont De temps en temps la terre tremble Le malheur au malheur ressemble Il est profond profond profond Vous voudriez au ciel bleu croire Je le connais ce sentiment J'y crois aussi moi par moments Comme l'alouette au miroir J'y crois parfois je vous l'avoue À n'en pas croire mes oreilles Ah je suis bien votre pareil Ah je suis bien pareil à vous À vous comme les grains de sable Comme le sang toujours versé Comme les doigts toujours blessés Ah je suis bien votre semblable J'aurais tant voulu vous aider Vous qui semblez autres moi-même Mais les mots qu'au vent noir je sème Qui sait si vous les entendez Tout se perd et rien ne vous touche Ni mes paroles ni mes mains Et vous passez votre chemin Sans savoir ce que dit ma bouche Votre enfer est pourtant le mien Nous vivons sous le même règne Et lorsque vous saignez je saigne Et je meurs dans vos mêmes liens Quelle heure est-il quel temps fait-il J'aurais tant aimé cependant Gagner pour vous pour moi perdant Avoir été peut-être utile Cest un rêve modeste et fou Il aurait mieux valu le taire Vous me mettrez avec en terre Comme une étoile au fond d'un trou IV Je peux me consumer de tout l'enfer du monde Jamais je ne perdrai cet émerveillement Du langage Jamais je ne me réveillerai d'entre les mots Je me souviens du temps où je ne savais pas lire Et le visage de la peur était la chaisière aux Champs-Elysées Il n'y avait à la maison ni l'électricité ni le téléphone En ce temps-là je prêtais l'oreille aux choses usuelles Pour saisir leurs conversations J'avais des rendez-vous avec des étoffes déchirées J'entretenais des relations avec des objets hors d'usage Je ne me serais pas adressé à un caillou comme à un mou-Un à café J'inventais des langues étrangères afin De ne plus me comprendre moi-même Je cachais derrière l'armoire une correspondance indéchiffrable Tout cela se perdit comme un secret le jour Où j'appris à dessiner les oiseaux Qui me rendra le sens du mystère oh qui Me rendra l'enfance du chant Quand la première phrase venue Est neuve comme une paire de gants Je me souviens de la première automobile à la Porte Maillot Il fallait courir pour la voir C'était un peu comme cela pour tout J'aimais certains noms d'arbres comme des enfants Que les Bohémiens m'auraient volés J'aimais un flacon pour son étiquette bleue J'aimais le sel répandu sur le vin renversé J'aimais les taches d'encre à la folie J'aurais donné mon âme pour un vieux ticket de métro Je répétais sans fin des phrases entendues Qui n'avaient jamais pour moi le même sens ni le même poids U y avait des jours entiers voués à des paroles apparemment Insignifiantes Mais sans elles la sentinelle m'eût passé son arme à travers le corps O qui n'a jamais échangé ses yeux contre ceux du miroir Et payé le droit d'enjamber son ombre avec des grimaces Celui-là ne peut me comprendre ni Qu'on peut garder dans sa bouche une couleur Tenir une absence par la main Sauter à pieds joints par-dessus quatre heures de l'après-midi Nous n'avons pas le même argot Je n'ai pas oublié le parfum de la désobéissance Jusqu'à aujourd'hui je peux le sentir quand je m'assieds eur les bancs Jusqu'à aujourd'hui je peux appeler une bicyclette ma biche Pour faire enrager les passants Je n'ai pas oublié le jeu de Rêve-qui-peut Que personne autre que moi n'a joué Je n'ai pas oublié l'art de parler pour ne rien être On a bien pu m'apprendre à lire il n'est pas certain Que je lise ce que je lis J'ai bien pu vivre comme tout le monde et même Avoir plusieurs fois failli mourir Il n'est pas certain que tout cela ne soit pas une feinte Une sorte de grève de la faim Il y a celui qui se profile Il y a l'homme machinal Celui qu'on croise et qui salue Celui qui ouvre un parapluie Qui revient un pain sous le bras Il y a celui qui essuie Ses pieds à la porte en rentrant Il y a celui que je suis Bien sûr et que je ne suis pas V Odeur des myrtils Dans les grands paniers Que demeure-t-il De nous au grenier Ombre mon royaume J'y retrouverais Les anciens arômes Et les noirs portraits Les enfants qui dorment Les fauteuils boiteux Les ombres difformes La trace des jeux C'était moi peut-être Ou peut-être voua Les yeux des fenêtres Sont vides et fous Dans les mois de paille Il fait doux guetter Le cri court dos cailles Divisant l'été Le vent se repose Aux bords bleus du temps Les hérons gris-rose Marchent sur l'étang Il me semble entendre Un train loin d'ici Dans les osiers tendres Le jour est assis La fin d'août paresse Et les arbres font De lentes caresses Aux plafonds profonds Mémoire qui meurt Photos effacées Rumeur ô rumeur Des choses passées VI Tais-toi chanson l'heure n'est pas aux relents de l'enfance Je ne moudrai plus des airs sous les balcons Je ne ferai pas le joli cour avec une bouche savante Je peux quand je le veux diviser également ma pensée Tatatata tatatata Et puis après tais-toi chanson Tais-toi chanson je ne raconterai pas la lutte avec l'ange À la façon d'une élégie Il n'y a d'ailleurs pas plus d'ange que d'échelle au vingtième siècle Simplement nous sommes ceux qui naquiront pendant le siège à Troie C'est pourquoi nous trouvons naturel que l'on tue Mais ce temps-ci n'est pas une saison de complaintes voilà tout Tais-toi chanson Tais-toi chanson L'homme a beau vouloir monter les barreaux de la parole Il y a l'épée au-dessus de lui qui flamboie Interdisant la voie aux équilibristes L'homme a beau vouloir parler à l'échelle du monde L'ange est là qui lui dit Tais-toi chanson Tais-toi chanson Laisse la place au miracle suivant Tu es trop lente à suivre les merveilles Tu n'as pas le temps de souffler que déjà c'est le moyen âge Je veux dire le contraire et les lampions avant la fête Défraîchis Tais-toi chanson As-tu jamais vu quelque chose de plus triste qu'une chaise Après le carnaval et tous les serpentins retombés Voilà pourtant la poésie à l'heure où l'imagination Est si lente que Te fait précède l'hypothèse Et vous arrivez tous avec des mots qui ont changé de sens Un enfant de sept ans en sait plus long que vos images Tais-toi chanson Voici le grand cimetière des choses écrites O tombes aux croix brisées Vos statues tordent leurs bras pour des douleurs éteintes On ne vous entretiendra plus que par habitude Et comme sur les toiles des peintres On repeindra sur nos livres Bientôt plus personne n'entendra plus notre cour dans nos phrases Bientôt tu n'auras même plus à te taire chanson Tais-toi chanson Pourtant pourtant partout peut-être Si l'homme est relevé par les radars II n'y aura pas d'automation du poème Pas de robots pour reprendre à ta pince le lingot en fusion Ta mine ô poète continuera de tuer les mineurs Nous serons les derniers artisans bien après Que le clou ne sera plus qu'un souvenir de la préhistoire Nous écorcherons nos mains nous aurons aux temps cybernétiques Des poumons silicoses nous talerons nos genoux Nous continuerons à payer chaque mot de notre sang Nous serons la torche de goudron dans la centrale électrique Le problème irréductible au milieu des machines à calculer Le malheur-témoin du soleil Intérieur La source du cri terrible Le dernier défi de l'homme à lui-même Qui regardera la poésie avec ces yeux qu'il a Pour contempler au pli de son coude l'M bleu ah Chante chanson d'un chanteur à l'autre ah chante Chante chanson comme la flamme d'arbre en arbre Comme la foudre de clocher en clocher Belle à la façon du martyre et du naufrage Chanson qui ressemble à l'amour chante . Sanglot surnaturel tocsin des incendies Chante chanson VII Ô tintamarre tintamarre ô tintamarre qui me tue C'est le sang qui court dans mon crâne et le temps qui bat mon oreille Tant qu'éclate en moi la ruche écarlate où tournent mes abeilles Le caillou de douleur en moi la cloche d'ombre jamais tue Persécuté persécuteur qui sonnes la mort et les noces Cour qui me nuis cour qui me fuis cour qui me suis cour qui me bruis Fossoyeur inlassablement qui creuses le trou dans le fruit Depuis ton premier battement héaulordimorouménos Tu es le chant au milieu de moi-même et tu es le témoin De ma charnelle appartenance à l'orchestre ô métronome Tu imposes la mesure à mon âme du pas de tous les hommes Tu me fais taire quand une voix prolonge la mienne au loin Et je ne suis plus qu'entre les lèvres un accompagnement sourd À la romance générale d'instrument en instrument Je ne suis plus qu'un moment du thème et l'accomplisse-ment Passager de ce qui vient après moi l'oiseau d'avant le jour Et le trille de l'alouette est-il complaisance privée Sa poésie est que l'entende à l'aube incertaine indécise Celui qu'il tire du sommeil et sur la chaise la chemise Blanchit vaguement comme un drame à l'instant du rideau levé Je suis au mont des Oliviers un apôtre entre les apôtres Une ombre aux arbres qui ressemble et qu'il tombe sur ses genoux Je sais souffrir et la souffrance est cela qui dure après nous Cela seul qui s'apaise et devient musique pour les autres Les autres ah mon bateau fend Les sargasses mon bateau de toutes parts entouré d'algues et de vents La nuit des autres monte en moi comme une mer Malheur à qui rêve de lui-même à qui ne rêve rien Que de lui-même Je n'en ai pas fini vous dis-je Et l'âge n'y fait rien ni la mémoire ancienne des prodiges Le ciel en moi des mots son scintillement vague Cette multitude étoilée en moi Je n'en ai pas fini de m'émerveiller des mots De cette nuit Des mots en moi De cette poussière en moi d'un long dimanche Cette lumière à l'infini divisée et qui m'expliquera Les étranges accouplements de leurs kaléidoacopies La collision des couleurs les architectures du chant Cosmos intérieur beau comme les mains jointes Je n'en ai pas je n'en aurai jamais fini de m'émerveiller De ces formations de cristaux de ces précipitations de la parole De ces geysers du sens ces eaux des profondeurs surgies Au grand jamais fini de cette catastrophe sans fin de la pensée Je suis le siège d'un séisme je suis à la ligne de fraction L'affleurement du feu qui forme un alphabet ineffable À la limite de la mort et de la vie Je n'en aurai jamais fini de cet enfantement de moi-même Habité de la multiplicité des mots Je suis comme une femme en proie aux grandes douleurs Ce qui va sortir de moi ce cri toujours sur le point De se faire jour dans ma nuit Ce qui va S'arracher de moi hors de moi vivre et gémir et croître Cet enfant ma vie et ma mort qui se fait cri pour moi de ma douleur Chair de ma blessure 0 sang qui jaillit étranger déjà dans moi-même Et ce que j'ai dit à jamais de moi partagé Je n'en aurai jamais fini jamais fini d'être le sacrificateur de moi-même L'offrande par mes propres mains égorgée Au-dessus de moi tous les yeux des étoiles La nébuleuse énorme au-dessus de moi De tout ce qui prend et perd sens au cri de ma bouche Le phare tournant qui déchire ma nuit Le pouls de lumière des autres Chaque passage de lumière sur mon bateau D faut bien qu'il vienne d'un autre Et j'imagine dans cette chambre de miroirs vivants l'inconnu Le gardien là-bas ses mains de blancheur balayant les sargasses J'imagine le rocher de sa solitude J'imagine tous les mois pour lui les autres La barque et la caisse à biscuits La viande et le poisson séchés J'imagine le filin qu'escaladent les conserves La gifle à nouveau dans la nuit La sienne et la mienne J'imagine le courrier l'enveloppe Hâtivement déchirée Les mots toujours les mêmes maladroits machinaux Quelque part les siens une petite ville ou la campagne Les enfants vont à l'école et le temps parfois paraît long La gifle blanche Et moi pour quelqu'un peut-être aussi J'illumine de temps en temps les sargasses Sans le savoir Sans le savoir je gifle la nuit VIII Il n'y a pas un pouce de ma chair ou de mon âme qui ne porte Marque d'une mutilation qui ne soit mémoire d'une plaie La mer extérieure à fait cruellement de mou cour ce galet Il grince en moi ce cour comme une porte Mon corps se souvient dans.sa peau de toutes les blessures des années On dure ainsi longtemps durci Tout ce qu'il faut avant qu'on en périsse Et pour avoir étreint le monde on n'est tout entier qu'une cicatrice Le vieux cuir tanné d'un tambour damné Pour triompher de l'épreuve plongé vivant dans de l'huile bouillante II ne m'a pas été nécessaire d'attendre le temps de Dioctétien Je suis jeté naturellement aux fauves c'est un jeu fort ancien Sous leur griffe il y a des gens qui chantent Je suis le vieillard à Pathmos au lendemain de3 persécutions Qui se réfugie au fond d'une grotte ayant sur le ciel une faille Pareille au sexe de la femme et le jour lui vient par ce soupirail Le vent par là souffle sa passion Pour venir où je suis le8 pieds sur les pierres de la digue s'écorchent Les gens du dehors ne s'y risquent pas Ils ont de tout autres soucis Us s'en vont chaque nuit relever leurs filets Je vois glisser d'ici Au loin sur l'eau leurs barques et leurs torches Ou bien c'est au petit matin sur les plages qu'ils tirent les oiseaux Que j'entends défaillir dans l'air battre de l'aile au toucher de la flèche Les autres qui ne vivent pas du produit de la chasse ou de la pêche Tissent la laine et tressent les roseaux Archipel innocent comment vivre et mourir dans la clarté des gestes Paysage à petits points sous des doigts patients passages de troupeaux Où rien ne se peut attendre sinon le pâlir du ciel et le repos D'une roseraie immense à l'ouest Ô monde inconscient de ce qui se passe derrière l'horizon À peine si nus et brûlés les marins de Samos aux yeux de nacre Débarquant les amphores de vin parlent parfois de lointains massacres Des gens écartelés dans des prisons Qui les croirait qui comprendrait ici la nécessité du martyre Nul aveugle n'y a jamais chanté la guerre et la chute de Troie Et cette île couleur chair n'était pas sur le chemin du Eoi des Rois Pour aucune Toison ses fils ne partirent Or moi cadavre soudain qui se relève sanglant des gémonies Catéchumène ébloui par le grand jour au sortir d'un lucemaire Me voici la bouche blême d'aube au seuil du chant visionnaire Debout dans la sueur de l'agonie Je suis arrivé par la mer avec une cargaison de voleurs Les soldats de César me frappaient de préférence aux galériens Un soir ils m'ont laissé sur cette côte oïl je suis demeuré sans rien Que le trésor sauvage de mes pleurs L'avenir étalé devant moi comme la carte de Ptolémée Je suis la lèvre de la douleur je suis le porte-voix de la tombe Je parle au nom de ceux qui n'ont de soleil que le fou des catacombes Et qui vont mourir sans avoir aimé Je suis Jean du Calvaire qui fus témoin do la Croix et du supplice Est-ce que je puis me taire dans cette caverne où j'ai juste assez D'espace pour meurtrir ma tête aux parois comme font les insensés À qui souffrir paraît une injustice Je suis l'Oiseau prisonnier de son malheur qui se débat aux barreaux Incompréhensibles de sa cage et s'y déchire à plaisir les ailes Je suis l'Oiseau qui ne pouvant comprendre une restriction du ciel Se fait à plaisir son propre bourreau Où donc ai-je vu déjà se produire une telle métamorphose C'était une jeune femme et non pas un vieux carnassier comme moi Un immeuble neuf au vingtième siècle une histoire de tant par mois Dans la décomposition des roses Qu'est-ce qu'il me prend de Pathmos à tourner vers la Porte d'Orléans Mes yeux nocturnes traversant au loin les espaces anachroniques C'est que le malheur en tout temps partout bat des mêmes ailes paniques Pris dans le piège pareil du néant Un aigle comme un chien s'assied contre mes genoux usés dans cette île Il attend le moment où je vais hurler à la mort pour s'envoler Il attend que la douleur du monde soit en moi comme un ehamp de blé Et sorte de ma gorge l'Évangile Me reste-t-il le souffle à présent et l'haleine qu'il faut pour le eri La fureur sans quoi tout s'éteint la fureur qui prend des pieds à la tête L'homme comme un feu de sarments et de partout vers rai marchent les bêtes Et je bénis le mal qui me meurtrit Une lumière obscure inonde mon oil à cet instant de l'éclipsé Je suis soulevé de terre par une force en moi qui vient d'autrui Je suis l'annonciateur de la tempête habité d'ombre et de bruit Le discours noir fait pour l'Apocalypse Cette lueur de fin du monde n'est pas celle des jours diluviens Ce paysage de terreur ne s'éclaire pas du feu de Sodome L'An Mille pâlit sur les murs comme une affiche du Savon Cadum Au prix de la catastrophe qui vient Dans les derniers pas d'hommes qui m'a mené par la main sous des cieux baltes Qui m'ouvre la dernière fourmilière d'avant le raz de marée Et la dernière tête pensante et le dernier amour déchiré 0 guerre il est trop tard pour crier halte Trop tard pour que de l'être de chair il demeure un signe de sanglot Une semblance d'ombre un souvenir de ce qui fut la douleur commune Trop tard que la terre soit autre chose qu'un répon3 de la lune Une sorte de miroir aux yeux clos Josaphat Josaphat C'est ici que la dernière caresse humaine Se pose comme un bateau perdu sur le frémissement de mon bras Plage de désespoir ô lèvre vaine où le dernier baiser sombra Que viens-tu faire où la mort te ramène Mais quel soleil de minuit point au-dessus des chevaux marquant le pas Le blanc le roux le blême et le noir piaffant qui se cachent qui hennissent Un matin prématuré m'atteint au front de sa floraison de lys Quel est ce chant d'abord qu'on n'entend pas D'abord comme une variation de l'être un parfum de vanille D'abord comme un songe d'oreille une approche d'herbe une fraîcheur d'eau D'abord une lumière qui se glisse par la fente des rideaux Au fond de la chambre un objet qui brille Voici la musique enfin que je reconnais voici la musicienne Et la rime autrement sous ses doigts à la rime ancienne se marie L'alternance est rompue et le vers n'attend plus pour tenir son pari Qu'une autre voix réponde avant la sienne Je n'entends plus dans ma voix que sa voix Je ne vois plus que ce que ses yeux voient |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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