Louis Aragon |
Il était une fois ainsi la fin débute Un Paris de remparts de trams et de pigeons Où comme à Saint-Michel descendant l'Arpajon De faux moulins feignaient de tourner sur la Butte Il était une fois un Paris sans raison Qui n'avait d'autre plan que celui des clochards Gisants disséminés Rois tombés de leurs chars Sur les bancs sur l'asphalte et le seuil des maisons Les signaux vainement clignotaient par les places Et dans la pleine lune ou dans le plein midi Le pavé ressemblait à la main qui mendie Le vent y décoiffait les chaises des terrasses Personne n'était plus assis dans les cafés Il pouvait aussi bien faire beau que pleuvoir Un ciel de zinc ainsi qu'un drapeau de lavoir Immobile au-dessus de ce conte de fées Il était une fois mais c'est une autre histoire Où l'on dormait debout dans la cour du Château Paris se couche tard pour mieux se lever tôt Les passants matinaux s'en vont par les trottoirs Leur cour est ce château frappé d'enchantement Rien ne fait pressentir le secret qu'ils y portent Et qu'il faudra cent ans que s'en rouvre la porte Quelle heure est-il dira la Belle au Bois dormant Cent ans c'est comme hier s'il n'y a plus de biche Au Bois s'il n'y a plus même de Tuileries 11 était une -fois il est toujours Paris Comme un sourire au mur des anciennes affiches Je n'ai de rien gardé mémoire ombre dans moi me semble-t-il Que tu n'y viennes t'y asseoir et longtemps m'y parler tout bas Ta main me touche et c'est le soir le bruit y meurt le cour y bat Il n'est quartier que tu n'y sois reine à jamais de cette ville Je n'aime rien que par ta grâce et Paris ne m'est que d'Eisa De promenade aurais-je envie où je ne te suive à la trace Qu'aurai-je écrit qui ne s'efface à moins que ton parfum n'y passe Le long des murs de notre vie où le crayon du temps s'usa Oh comment tout commence-t-il tout se dénoue et tout se noue Je me souviens de Montparnasse aux premiers jours et de l'automne Tu demandes un café-crème et de nous voir les gens s'étonnent Moins que nous-mêmes d'être ensemble avec l'avenir devant nous Rien ne me rappelle au vrai ce carrefour de fumée où nous fûmes Billes de nickel d'un billard nommé Destiny Ni quelle Main géante y secouait les ressorts du sort dont les vamps et les lampes Soudain s'allument La rouge et la verte entre la Rue Nouvelle Stanislas et le Maréchal Ney Et bientôt nul ne saura plus rien de la Gare aujourd'hui qu'on va détruire ainsi qu'à l'autre bout du collier Cymbales le Bal Bullier ses lumières Ne s'éteint que ce qui brilla Lorsque tu descendais de l'Hôtel Istria Tout était différent Rue Campagne-Première En mil neuf cent vingt-neuf vers l'heure de midi Rien ne rappelle aujourd'hui ce pays bizarre Où tu m'as pris au tournant de ma tragédie Assis sur mon propre cercueil nouveau Lazare Ayant oublié mon âme en des lieux maudits Rien plus ne rappelle aujourd'hui ce grand bazar D'Europe et d'Amérique entre rêve et hasard Où les clients faisaient longuement le lézard Qu'est-ce que je regrette et qu'est-ce que je dis Tout le passé se lit comme on lit un poème Tes yeux y font pâlir le ciel et les siphons La ville n'y sera que ta toile de fond Le Collège Inn et son pianiste long et blême Qui ne chantait jamais que les trois mots Je l'aime Les nuits où l'on faisait mine jusqu'à demain De danser de danser dans le creux de la main Et l'aube arrivait avant le marchand de sable Un gin-fizz oublié somnolait sur la table Le verre avait gardé ta marque de carmin On ne sait pas le vin qu'aimait Laure de Noves Ni ce que fredonnaient pour elle les jardins Toi tu redemandais parfois The man I love Avant d'aller dormir dans le tendre matin Passant d'alors passants Cette femme de cire Qui de toi fit ce portrait perdu Le fakir De la Rue Delambre ou le peintre géorgien Dont c'est ici tout juste si l'on se souvient De ce qu'il donnait l'air aux gens de radis noirs Où sont-ils tous partis sans qu'on n'en sache rien Ceux qui venaient au Dôme boire Il était une fois où tu m'avais quitté Tout Paris s'était fait désert de ton absence Y vivre ni crier rien n'avait plus de sens Ce jour ou cette nuit j'ignore où j'ai été Si m'ont parlé des gens dont j'esquivais l'approche Et si l'air était doux et si j'étais jaloux Si je traversais bien la rue entre les clous Craignant que d'y manquer tu me fasses reproche Dieu sait où Dieu sait quand tout à l'heure demain Rencontrée à Passy rencontrée à Vincennes Dans le Bois de Boulogne ou le long de la Seine Dans quel quartier perdu croisé de nos chemins Ailleurs peut-être ailleurs ou jamais sur la terre Et j'ouvrais des yeux fous sur ce monde où jamais Vers moi je ne verrais revenir qui j'aimais Où parler désormais ne serait que me taire Absurdement fouiller le ciel comme du foin Interroger la mer où vient l'ourler l'écume La forêt pour le bond qu'un écureuil allume Tendre vers toi les bras comme l'étoile au loin Journée interminable ô long déshéritage Tout se faisait impasse où s'égaraient mes pas Et je croyais t'y voir et tu n'y étais pas Et même le malheur demeurait sans partage Rien n'était qu'un buisson qui n'a point accroché Ta robe ton mouchoir ton ombre ta semblance Moi j'étais seul comme le bruit dans le silence Comme un colin-maillard qui ne sait où chercher Ce bandeau qu'on m'a mis me meurtrit et m'affole Je tourne sur moi-même et c'est l'air que j'étreins Seul dans ce cour obscur dont je suis le chagrin Un rire amer me fuit comme l'enfant l'école Pourquoi sortir de moi quel crime ai-je commis Rendez-moi la lumière avant qu'on me fusille Et la ville semblait vide et pleine d'aiguilles Comme un bras douloureux qu'on ait sur lui dormi Il était une fois Le chemin de ce conte Le reprendre à rebours au bout de trente années C'est pour enfin savoir si je fus pardonné Et pourquoi tu revins et de quoi j'avais honte On oublie on oublie Il était une fois Un homme à qui le temps ensanglantait la tempe Et dont le feu filait comme naguère aux lampes Sans toi qui n'avait plus de sommeil ni de toit 11 était une fois un homme à mon image Tristement qu'aux miroirs parfois je reconnais Qui sans toi dans Paris sans fin se promenait Et n'y voyait partout pourtant que ton visage Il était une fois Je t'ai partout suivie Absence Et ce fut long plus que toute ma vie Avril déjà Les oiseaux chantent Au jardin des Sours à côté Ô la lumière indifférente Dans l'atelier au printemps trente La nouvelle en plein cour portée Nous avions des dieux des Marquises Le long des vitres sur les cieux Gris comme sont les mèches grises Ce cri de l'âme au piège prise Je n'oublierai jamais tes yeux Cela ne se pouvait comprendre Il a voulu mourir pourtant Volodia Moi sous les cendres Je faisais les braises reprendre Il n'avait que trente-sept ans Je revois son dernier voyage Sa carrure dans l'escalier Il était trop grand pour notre âge Il était trop grand pour l'orage Il s'est lui-même foudroyé On dit vous savez C'est la lutte Tout poète est un mal-aimé Et sur un caillou le pied bute Jamais jamais cette minute Ne s'est tout à fait refermée L'azur peut-on croire à l'azur Qu'une brisure a déparé Et c'est toujours à la brisure Finalement que l'on mesure Ce qui ne se peut mesurer On n'a pas ce que l'on souhaite On se tue on se tait c'est tout L'homme part comme les mouettes Et bien plus tard pour les poètes Devient une place à Moscou Tant de gens qu'on rencontrait qui se muèrent en nuages Tant de gens ont pris devant nous la route tragique Tant de gens dont le sort contredit la prime apparence Tant de gens tant de gens à jamais de qui virèrent les visages non fixés Dans cette transfiguration du vingtième siècle dont les photos ont déjà jauni Qui pouvait dire que ce passant pâle un jour brûlerait comme tout un peuple Et qu'au Bois de Boulogne un soir celui-ci tomberait Qui derrière la tête eût pu voir l'auréole du martyre Qui serrait sans horreur des mains au sang déjà promises Garçon un Viandox Le bourreau s'asseyait à côté de la victime Tant de gens qui glissaient sans se distinguer du paysage L'aile de l'histoire au-dessus n'était pas son ombre encore Tant de gens qui seront des noms de rues Des chansons un jour des légendes Ouvre si tu peux sans pleurer ton vieux carnet d'adresses Ah quel gâchis mon Dieu Mon Dieu quelle détresse Tous ces gens étaient faits pour les jours machinaux Que serons-nous jamais que l'ombre survivante D'un corps descendu de l'autre côté des choses Tout ce qui se meurt en nous ce refrain sur nos lèvres Tout ce qui va vraiment expirer avec nous Dernier reflet d'un temps évanoui Retrouve le décor qui n'était point fait pour le massacre Comme si l'on pouvait à son gré reprendre les événements avant ce tour qu'ils ont pris Si l'on pouvait choisir de disposer autrement les acteurs dans Paris Imaginer la vie autrement qu'elle, fut et nous fûmes Le pire changé pour le mieux O mon amour remettons nos pas dans nos pas Je ne séparerai point de toi l'aventure de tous Qui pour moi se confond avec le chant dont je suis habitué Je ne séparerai point de toi ce théâtre du monde Où tout pour moi sera de toi parti C'était quelque part à Auteuil Avant moi dans une autre vie Dont tu semblais quand je te vis Porter toujours le demi-deuil Je veux partager ton passé Donne ta main qu'on y descende L'enfer était rue George-Sand A main droite au rez-de-chaussée Dans ce quartier d'anti-poème Désespérément beige et gris Pénombre blême de Paris Sans mémoire que de soi-même Et de l'aile y battait l'oiseau Le faux Trianon de la cage Les jours y perdaient leur laquage Les nuits au cour étaient ciseaux O cité sans âme et sans charme Aux couleurs du qu'en dira-t-on Où l'ennui tenait son canton Et mal dissimulait ses larmes Il y a de ça bien longtemps Déjà le ciel décanille Mais ta jeunesse ô" ma vanille Y laissa son parfum pourtant Si triste qu'y soit la lumière Le paysage sans beauté Aura celle d'avoir été Ce cadre autour de toi des pierres De ce pays t'en souvient-il Qui tant avait goût de papaye Et sa ceinture de corail Reparle-moi de Tahiti Mais tu avais ailleurs la tête Et tu demeurais là rêvant Comme les Iles Sous-le-Vent La rue était vide et muette Et Suzannah from Savanah Ou c'était un autre peut-être L'air de derrière la fenêtre Nul passant qui le devinât : Ta lumière métamorphose Ce lieu banal à ses fanaux Où le disque sur un phono Chantait toujours la même chose Tout ce qui te touche à la fin Prendra tournure de romance Que l'avenir te recommence Et t'accompagne d'où tu vins Qu'importe si la terre est ronde Que tous les cours aient leur secret Le tien suffit qui contiendrait Toute la musique du monde Et le soir plus tard les amants Ici traînant entre les murs Mêleront Eisa ton murmure A l'éternité des serments Je t'ai regardée dormir un quart de siècle dans le quartier Vendôme Au deuxième étage d'un immeuble avec un magasin de bouchons Un quart de siècle écoutant battre en moi mon amour comme un métronome Un quart de siècle sachant qu'il fait jour au roucoulement des pigeons Symbole de l'ormeau captif jusqu'à la ceinture un pied dans les pierres Périodiquement qu'on ébranchait des bras mutilés reparti Juste dans la fenêtre un quart de siècle entre Saint-Just et Robespierre Et l'hôtel au cinq août mil huit cent trente où descendit Buonarotti A droite tout au bout le marchand de gibier qui s'appelait Memponte Poulets et faisans la cocarde en papier vert à leur cou délicat Et les cris de l'école et les bruits de tôle du fumiste qui montent L'orphéon des cuisiniers s'exerce dans la cave du Syndicat Qui boude après la guerre paraît-il le cafetier de La Marmotte A l'autre bout l'on débouche entre le clinquant d'un bar et le boucher Dans le trafic vers le Palais-Royal et les triporteurs y bar-bottent Un quart de siècle je vous dis pour le hasard ici d'avoir cherché Un logement quand on les affichait encore avec une pancarte A LOUER un quart de siècle tous les deux cachés dans ce quartier D'où chaque soir brusquement il semble que la vie et le monde partent Et ce silence d'aubergine au ciel une fois fermé le chantier Un quart de siècle comme la lettre volée au milieu de la ville Cela commence exactement aux jours de la guerre d'Ethiopie Et tout ce qu'il y eut ensuite et la menace et les temps difficiles Les rêves malgré tout qu'on portait en soi l'enthousiasme l'utopie Tout un quart de siècle qui retombe sur vous comme pluie et poussière À peine ont-ils le temps d'aimer les amoureux ont des cheveux d'argent Trouvez trouvez sur le plan de Paris la Rue de la Belle-Épicière Où notre courte et longue histoire est pareille à celle de bien des gens Le Paris qui de toi commence Si beau que c'en est à crier Le Paris du neuf février La nuit noire et le ciel immense Où le sang de l'homme est semence Le bonheur eut des jours volés T'en souvient-il Ah que chantais-je Quand c'était le temps des cortèges O fleuve ô peuple déroulé Dans Paris notre champ de blé On en a répandu la paille Comme à la porte d'un mourant Tout à coup si vide et si grand Que rien n'en est plus à la taille Ma ville s'en va maille à maille . Et c'est pour quel saint Sébastien Qu'on met à l'Opéra des flèches Pointant pour d'absentes calèches Les routes de la France es liens Ce Paris-là n'est plus le tien Est-il possible qu'on disperse Ainsi l'avenir le passé Et serait la craie effacée Ainsi sur nos pas par l'averse Avec le trait qui le cour perce Si j'aime je crois à demain Et ta main frémit dans ma paume Il me suffisait de ce baume Que le diable se fît humain Ta main qui parlait à ma main Un sourd langage de rosaire Un soir pourtant je l'ai perdue Je t'attendais où étais-tu Dans l'étrange et trouble désert Avec Danièle et Politzer C'était aux premiers jours de l'août Quarante-et-un Je me rappelle Et que la lumière était belle Qui me criblait de mille clous Vers le soir Porte de Saint-Cloud Ô quartier de petits hôtels et de pelouses Ses allées et ses azalées Il n'y en a plus II n'y a plus que la nuit noire et chaude alentour Plus de Citroën entre ses marronniers ses buis et ses troènes Que tout cela semblait drôle au sortir de la prison de Tours C'était la maison d'un sculpteur Nous habitions dans l'ombre verte Comme des oiseaux migrateurs Et soudain par la porte ouverte D'un enclos sombre du jardin Cette surprise face-à-face Une tête monumentale émerge au ras du sol Qu'est-ce qui se passe Et qui cache ainsi dans la terre un géant blême Bouée au milieu des graviers de ce faubourg échouée Et c'est ainsi que j'ai rencontré Sverdlov aux portes de Paris A l'heure des Panzers aux abords de Kiev le long du Dniepr qui vont se ruer vers le sud Salut Iakob Mikhaïlovitch salut à toi Avec qui nous partageons le pain noir de cette nuit où commence le siège d'Odessa Et celui qui t'avait pour la pierre pétri Rêvant d'orner les quais d'un canal dans sa lointaine patrie Quelque part du côté d'Ivankovo Ou d'ikcha si bien que vers toi les gens des vapeurs au passage Auraient agité leur casquette ô sage Avant l'heure qui péris Et si Tu avais survécu tout autre eût été l'histoire Est-ce Qu'il pouvait Lipchitz aujourd'hui de l'autre côté de l'Océan Imaginer céans la scène avec au-dehors des S.-S. Et captive au-dessus de nous la Tour dans ses antennes Chantant au couvre-feu quelque Lily Marlène Quelque chose s'est déchiré Dans l'étoffe de l'existence Quelque chose dans la substance Même du temps s'est raturé Dans ce Paris dénaturé On aurait pu remettre en place Comme au départ des invités Les objets à terre jetés Sur le visage l'âme lasse Est-ce nous qu'on voit dans la glace Croyant vivre on perdrait son temps Cette existence est une barque Dont sans même qu'on le remarque On n'aura fait cour haletant Qu'épuiser l'eau de chaque instant Pour tout le reste il est trop tard Pour tout ce qu'en soi l'on portait Pour tout le rêve et pour tout l'art Le gardien du parc crie On part D'hier comme a l'air d'aujourd'hui Autre est pourtant qui se ressemble Bien que le cour toujours y tremble Autre le jour autre la nuit L'homme passe et l'ombre le suit Les uns s'en vont d'autres s'en viennent Vêtus un peu différemment La jeunesse les fait charmants Mais ces enfants la main qu'ils tiennent Ne sera jamais plus la tienne C'est l'essentiel qui varie Si peu que fasse l'apparence Je tire un trait La différence Est faible dans les mots écrits Mais Paris n'est plus mon Paris Car l'on devient lorsque vient l'âge A toute chose un étranger Aurais-je ou mon miroir changé Et la lumière ou mon visage Paris ne m'est plus qu'un mirage Les yeux ouverts à notre nuit Sachant quelles sont nos frontières Préjugeant par ce que fut hier Et ce que nous fait aujourd'hui Devers où nous sommes conduits Nous avons choisi pour demeure Un lieu d'écart à notre gré Proche à la fois et retiré Où notre amour et sa rumeur Un jour tout doucement se meurent Nous habitons un long navire immobile au radoub en plein Paris Un long navire traversé d'une coursive Que n'ont quitté ni ses odeurs ni ses pirates Au-dessus de nous les vents la pluie et le soleil arpentent le pont Les bras tatoués de souvenirs d'escales Les hublots de bâbord donnent sur une cour faite pour les çarriks et le fouet des berlines Où détrôné Jacques 11 s'en vient à cheval de Saint- Germain- en- Laye Ceux de tribord rêvent à des jardins cernés de pierre ainsi que des enfants qui ne veulent point dormir Attendant du printemps la levée au fond de l'eau des tulipes À l'automne prenant la haute arborescence d'algues rousses Pour des raisons séculaires des bâtisseurs épargnées Ou si tu montes dans la tourelle capitane ce ne sont Pas sous la visière de ta main les vagues que tu vas voir Au-delà des voiliers échoués comme des maisons de faubourgs Mais les champs d'autrefois où les blés de Bicêtre et Vaugirard s'incendient Les couvents tout autour et les chasses qui sonnent de la voix les chiens et les fusils Nous habitons un long navire et nous y avons comme Noé Mis par paires les désirs par paires les pensées Toute la faune de l'âme à l'abri pour en repeupler l'avenir Et les baisers qu'aurait à tout jamais lavés le Déluge Mots mâles mots femelles classés sur les rayons des chambres A la façon d'une bouche éprise d'une bouche et s'appelant s'épelant La nuit sur nous descend comme si nous étions Des émigrants campant sur leurs bagages Nous habitons un long navire avec un cri de brouillard au fond des siècles Et la mer à tout moment menace de submerger nos mansardes Une mer qui n'est nulle part dans les atlas On l'appelle Mémoire et c'est euphémisme peut-être O reine habillée à la fois de chansons et de larmes Vous passez d'une pièce à l'autre en frissonnant Madame Le prétexte invoqué de votre venue est une histoire à dormir debout Soudain qui vous trouble laissant Vos gants noirs sur le dos d'un fauteuil Et vous voiià défaite comme un bouquet de violettes Auriez-vous par hasard oublié que vous étiez la Mer Nous habitons un long navire élu pour s'endormir Et peu à peu s'éteint la brise et se fait cendre et tout s'apaise Il faut à cette vie enfin sa halte enfin choisir Le lieu de la halte acceptée Ici s'asseoir et là poser son front à la ténèbre de la vitre à la fraîcheur proche à l'au-delà de la vitre C'est une demeure où s'habituer à ce qui vient et qui nous guette Et nous avions à loisir préparé ce lit profond ces lumières qui ne blesseront point Mon amour ici j'aime à te voir ici j'appuie à tes genoux ma tête ici je puis n'importe où doucement fermer les yeux N'importe où ma rétine à jamais ne retiendra plus image que de toi Nous habitons un long navire de silence et sous lui le temps se balance La visiteuse est assise là-haut maintenant les jambes croisées Son voile comme une fumée oscille au-dessus du toit Elle passe machinalement son rouge sur sa lèvre Elle attend elle attend dans son plaid écossais ce que nous ne verrons pas Étrangère ne soyez pas impatiente ainsi Ni trop pressée À son heure vient toute chose Qu'est-ce que c'est ce bruit irritant que vous faites Frappant peut-être de votre bottine l'ardoise Ou du bout de l'ombrelle Arrivée au rendez-vous la première À moins que ce ne soit le heurt du rocking-chair sur le plancher battant la mesure du destin Ne renversez pas tout le parfum sur votre mouchoir Majesté dans votre nervosité d'amoureuse La mort Est toujours une jeune femme consultant la montre â son poignet si lente Et qui la porte à son oreille et la croit arrêtée Un long un long navire au bout de la jetée Mais ce gémissement de l'homme et de la femme Et ce triste regard avant d'être partis Ne sont qu'un mouvement naturel de leur âme Quand de la main sans force il s'échappe l'outil Même quand la douleur les tord et leur arrache Les cris désespérés dont le ciel retentit C'est qu'encore au fond d'eux quelque chose se cache Opposant à la mort leur dernier démenti Je parle au nom du couple et j'ouvre la fenêtre Sur cette nuit dont nul ne peut compter les yeux Pour un amour éteint que de feux vont renaître Nous allons nous survivre en ces enfants des cieux Qu'ils refassent pour nous la route solennelle Où pour avoir aimé les amants furent dieux Rien que de répéter la parole éternelle C'est déjà faire plus et déjà faire mieux Pour vous comme pour moi faibles et grandioses Les mots n'ont le besoin d'être plus qu'ils ne sont Et c'est déjà beaucoup que le printemps des choses Et c'est déjà beaucoup d'avoir fait la moisson N'attendez de demain ni moins ni davantage L'homme à l'homme ne peut léguer qu'une leçon Et c'est qu'à lui toujours est échue en partage La lumière d'aimer dont souffrir est rançon Ah donne-moi ta main toujours qui m'est nouvelle Ce poignet si petit qu'en frémissent mes doigts Les phrases que je dis pourquoi m'échappent-elles Leur banalité même épouvante ma voix Mais c'est de n'être rien qui me les fait si tendres Et plus la rime est pauvre et plus le cour y croit Et moi la prononçant je m'étonne à m'entendre Je te dis mon amour pour la première fois Et voici le Paris nouveau qui nous entoure Ce mélange à ce qui fut de l'avenir et tant pis pour qui n'en comprend la beauté À qui ne s'enivre point des boulevards imaginés comme des fiançailles Dont l'anneau tourne et se complique et plonge vivant le trafic au fond de ses tunnels toujours allumés Voici les villages géants aux balcons peints Voici les tours de couleur avec à leur pied les boîtes de verre où se fait le commerce Et là sous les maisons passent le vent et les voitures Les jeunes bâtiments ont des yeux qui n'en finissent plus À côté de quoi l'ancien mur semble aveugle et des quartiers entiers ont l'air d'un massacre de bibelots Pleurniche qui veut sur les niches d'antan le bazar des porcelaines cassées Un public hors de lui déménage vers cette partie insensée D'un rugby jamais vu bousculant tout pour marquer ses buts Des générations déjà comprennent différemment la flânerie Qui s'en vont l'oreille au transistor sentiments et cheveux en désordre Toute chose change à la fois de mesure et d'azur Et si nous n'assisterons pas à la pièce ici qui va se donner du moins Aurons-nous deviné le décor qui se plante à l'agitation des machinistes Que notre fin du monde soit pareille à cette halte au haut de la montée De Châtillon d'où l'on voit étinceler le paysage Ô capitale de l'An Deux Mille D'ici l'immense corps tu le saisis dans sa croissance Et c'est un jeune athlète avec ses haltères qui fait le fou Dans les gradins de brume rose Du fort de Vaujour au Mont-Valérien Et nous comme le héros de Jules Verne à la minute où le feu brûle ses regards Sachons que la lumière même tirera son salut des larmes Je ne puis me calmer de ce qu'encore embrasse ma vue Il n'y a plus de limite à ce bourgeonnement Je ris De penser à ce jouet qui s'entoura de remparts Encore une fois nous sommes devant le rideau d'un théâtre à l'heure où commence un spectacle promis Et il n'y aura plus d'entracte et la scène est derrière et devant Ce qui se bâtit n'est pas simplement une cité mais La vie où ne finiront point d'être en chantier les hommes  quoi penses-tu lointaine et près de moi toi qui possèdes plus qu'aucun être le sens infini du changement Toi qui sais d'un mot faire voir l'accomplissement au-delà de l'ébauche Et c'est à ce belvédère à la fois sur la ville à son point d'ébuliition et sur les futurs enfantements aperçus par la déchirure Que je donnerai ton nom parce qu'il n'y avait peut-être point de mot jamais à quoi tu te sois mieux complu Qu'à cette expression des agents immobiliers vantant leur marchandise en petits caractères dans les journaux Enumérés l'état de la toiture et la salle d'eau les véritables pierres meulières VUE IMPRENABLE Je t'offre Eisa ce bouquet le Paris de l'avenir Toujours à le respirer qui s'effeuille et refleurit Ce qui va nous absents s'y débattre m'emplit d'une joie amère Tu le sais bien qu'au bout du compte un jour verra les calculs déjoués On ne peut arrêter ce qui vient et dont parfois nous eûmes L'ivresse et le pressentiment Je t'offre dans un noud d'autostrades ce bouquet de millions d'asters et d'astres Où tous les soirs s'allumeront sans nous des papillons de feu Regarde mon amour de tout tes yeux regarde Ce creuset de scintillements où se tord la Seine comme Une vipère d'émail sous le pied des ponts,-* Et qu'en monte vers toi le chant qui brûle à jamais ma poitrine Le chant majeur le chant pour moi que tu résumes Et qui monte à la lèvre et disperse l'écume Beau comme après minuit une charrette de légumes Le chant qui vous crève le cour d'une plainte de remorqueur Le chant qui ouvre la fenêtre sur Paris pur et pourri Le chant des instruments à naître où l'homme est maître de son cri Le chant qui te ressemble ainsi qu'au talon nu le sable Le chant qui meurt quand tu te tais le chant qui tourne avec ta robe Et qui s'étend de toi montant par l'échafaudage de ta gorge un chemin d'invention perpétuelle Un chant de la perfection d'être et du bonheur enfin partagé |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Louis Aragon (1897 - 1982) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
|||||||||