Louis Aragon |
Non je ne cherche pas au milieu des dangers L'oasis ni le biais échappatoire et juge Utile et beau cet art qui s'efforce à changer Le monde et refuse refuge Suis-je de ceux-là qui ferment leurs yeux devant L'humanité en proie aux douleurs quotidiennes Ou des fous qui voudraient faire à l'abri des vents Chanter les harpes éoliennes Ne m'a-t-on pas toujours trouvé sans que l'on m'ait Assigné pour cela le péril et la place Prêt à donner le fouet aux vieux mots qui rimaient Entre eux comme des jeux de glaces Mon chant mon cour alors n'ai-je pas tout jeté Sans marchander comme une épée dans la balance Dites-moi par hasard qui sut plus haut chanter A l'heure noire du silence Je réclame le droit de rêver au tournant De la route Aux grands charmes de la promenade Le droit de m'émouvoir du monde maintenant Que s'approche la canonnade Je réclame le droit des hommes à pencher Leur visage anxieux au miroir des fontaines D'aimer les blés et' de le dire D'y chercher Une douce paix incertaine Je réclame le droit de peindre mon pays Où les toits sont ici d'ardoise et là de tuile Mon pays de houblon de raisin de maïs Mon sol gorgé de vins et d'huiles Mes murs abandonnés au creux des causses roux Mes marais solognots mes pins brûlés des Landes Mes osiers ma bruyère et mes buissons de houx Mon thym mes roses ma lavande Mes jardins clos de joncs et mes champs maraîchers Mes pommiers doux mes vaches lentes mes merveilles Mes olives de nuit mes aubes de pêchers Mes aulx mes laitues mes oseilles Mes anciens monuments mes lois et mes vertus Toute ma pierre blonde ou grise mon orgueil Avec laquelle on fait l'église et la statue La maison la marche et le seuil La grande ville avec ses bottes de sept lieues Les faubourgs parcs dépôts de trams chantiers hangars Que prolonge vers les châteaux d'eau des banlieues L'apocalyptique autocar La campagne moderne et ses étrangetés Une gare perdue au milieu des cultures L'enjambement géant de l'électricité Les silos plus grands que nature Et quelque part entre des berges de ciment Une péniche lourde et lente avant l'écluse Jette au parquet désert du vieux canal dormant Le long cri blessé de la buse Je réclame le droit de partout effacer Les pas renouvelés des troupes étrangères Et de chanter au nez de la maréchaussée Si ça me botte II pleut bergère Je réclame le droit de faire comme si Nos fronts étaient sans ride et nos cours sans souffrance Et comme si la guerre était un chien assis Aux pieds parfaits de notre France Je réclame le droit de croire au lendemain De croire à la musique au bonheur au décor Au grand soleil qui fait aux arbres du chemin Danser pour nous des feuilles d'or Je réclame le droit de chasser les hiboux Comme je m'arrêtais simple question d'haleine On m'a dit que tout ça ne tenait pas debout Puisque mon paysage était n'importe d'où Mais que le machmalla ne vient pas dans nos plaines Qu'on ne comprenait pas ce choix de fantaisie Cette carte-postale en couleur l'exotisme D'un crépuscule orange aux rives d'Àbkhasie Comme une affiche de tourisme Poussin Guardi Corot chez un peintre il y a Toujours quelque bonhomme au bas du paysage Mais on n'aperçoit pas la queue d'un personnage Dans vos vers Sans parler du prolétariat Messieurs quand vos propos critiques l'arrêtèrent S'apprêtait à passer un vieux Mahométan Sur un petit cheval les pieds traînant à terre Il fallait m'en laisser le temps Si les jours n'étaient pas tellement courts l'hiver A portée de fusil vous pouviez parier Que l'on apercevait d'ici les ouvriers A des travaux divers sur le chemin de fer Et qu'est-ce qu'il nous faut un peu de quoi rêver De quoi calmer le doute et nous chauffer le cour On aurait vu la blanche gare inachevée S'il ne faisait nuit à cinq heures Et là-haut sur les monts passés les orangers Que dans cette saison les Kolkhoziens empaillent La centrale hydroélectrique où la marmaille Regarde avec soupçon venir les étrangers Ne vous semble-t-il pas que c'est le bout du monde Quelle étrange douceur il fait pour la saison L'eau court comme un cheval dans la vallée profonde Et le village a dix maisons Ici comme chez nous les vêpres sont humaines Le moindre bruit de pas dans le soir est assez Pour que nous tremblions de la paix menacée Même si le jardin ne sent pas la verveine La douce paix indivisible qu'on défend O les pas de colombe ô les bruissements d'ailes Comme une femme grosse écoute son enfant L'avenir bouger au fond d'elle Ah c'est trop follement que j'aime ma patrie Pour ne pas reconnaître aux lointaines frontières Ce serrement de cour de Brest ou d'Armentières Aux visages humains pareillement inscrit Tandis qu'avec la craie de sa grosse écriture Un invisible Mig sur l'infini barré Frissonne à relever semble-t-il les mesures De tout ce nylon aéré Mais l'ombre qui descend sur nous de la hauteur Fait que de très bonne heure on ne voit plus les gens Et pour me justifier à vos yeux exigeants Il m'eût fallu m'y prendre avec moins de lenteur Nous aurions rencontré sur la route d'en bas Par deux ou trois parlant entre eux de Stalingrad Après le volley-ball un groupe de soldats Sans but précis de promenade On aurait visité le sovkhose voisin Où l'on eût parcouru les grandes serres pour Les hybrides de poivre et de pomme d'amour Le vignoble en janvier pliant sous les raisins Après un petit arrêt à l'Univermag Où l'on vend notamment des coupe-papier peints On aurait pour y divaguer devant les vagues Gagné l'abri noir des sapins Pour se dire à mi-voix dans cette paix peu sûre Comme si l'on avait à soi toute la nuit L'étrange côtoiement d'hier et d'aujourd'hui Sur les bords étoiles d'un éternel murmure |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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