Louis Aragon |
Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé Qui le saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte N'entend désormais que le bruit des fers de la bête qu'il monte Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l'équipée Jeunes gens le temps est devant vous comme un appétit précoce Et l'on ne sait plus que choisir tant on se promet du festin Et la nappe est si parfaitement blanche qu'on a peur du vin Et de l'atroce champ de bataille après le repas des noces Celui qui croit pouvoir mesurer le temps avec les saisons Est un vieillard déjà qui ne sait regarder qu'en arrière On se perd à ces changements comme la roue et la poussière Le feuillage à chaque printemps revient nous cacher l'horizon Que le temps devant vous jeunes gens est immense et qu'il est court A quoi sert-il vraiment de dire une telle banalité Ah prenez-le donc comme il vient comme un refrain jamais chanté Comme un ciel que rien ne gêne une femme qui dit Pour toujours Enfance Un beau soir vous avez poussé la porte du jardin Du seuil voici que vous suivez le paraphe noir des arondes Vous sentez dans vos bras tout à coup la dimension du monde Et votre propre force et que tout est possible soudain Écarquillez vos yeux ne laissez pas perdre cette minute Je l'entends votre rire au paysage découvert J'entends Dans votre rire et votre pas l'écho des pas d'antan Une autre fois la clameur des jeux qui devient le cri des luttes Une autre fois la possession qui commence Une autre fois Ce plaisir de l'épaule à l'image du pont passant les fleuves Cette jubilation de l'effort à raison de l'épreuve La nuit qui se fait plus profonde à la nouveauté de la voix Tu ne te reconnais guère au petit matin dans les miroirs Avant que la vie ait repris descends dans la fraîcheur des rues Il n'y a plus qu'un peu de brume où tremble un passé disparu Un vent léger a mis en fuite le dernier journal du soir C'est l'heure où chaque chose de lumière à toi seul est donnée C'est l'heure où ce qu'on dit semble aussitôt occuper tout l'espace Elle a pour toi les yeux sans fard de toutes les femmes qui passent Regarde bien vers toi venir amoureusement la journée Petite clarté saute saute Dans les yeux des jeunes gens La marée est toujours haute Toujours le péril urgent Toujours le bonheur en cause Toujours c'est la tombola On n'y gagne que des roses On y perd son matelas Toujours le ciel en eau trouble Passez muscade passez Toujours toujours quitte ou double Et jamais jamais assez Ils ne sauront que bien plus tard le prix passager de cette heure Je me souviens de ce parfum pourtant sans cesse évanoui Je peux avec les yeux ouverts retrouver mon cour ébloui Je me souviens de ma jeunesse au seul spectacle de la leur Ce qu'il m'aura fallu de temps pour tout comprendre Je vois souvent mon ignorance en d'autres yeux Je reconnais ma nuit je reconnais ma cendre Ce qu'à la fin j'ai su comment le faire entendre Comment ce que je sais le dire de mon mieux Parce que c'est très beau la jeunesse sans doute Et qu'on en porte en soi tout d'abord le regret Mais le faix de l'erreur et la descente aux soutes C'est aussi la jeunesse à l'étoile des routes Et son lourd héritage et son noir lazaret À cet instantané ma vieille et jeune image Peut-être lirez-vous seulement mes vingt ans Regardez-le de près et c'est un moyen âge Une sorcellerie un gâchis un carnage Cette pitié d'un ciel toujours impénitent Charlatan de soi-même on juge obligatoire Ce qu'un simple hasard vous a fait prononcer Demain ce n'est qu'un sou jeté sur le comptoir Ce qu'on peut à vingt ans se raconter d'histoires Et l'avenir est tributaire du passé On se croit libre alors qu'on imite On fait l'homme On veut dans cette énorme et plate singerie Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome Quand chacun de nos pas est par avance écrit On va réinventer la vie et ses mystères En leur donnant la métaphore pour pivot On pense jeter bas le monde héréditaire Par le vent d'une phrase ou celui d'un scooter Nouvelles les amours avec des mots nouveaux Nouveau ce Luna-Park où l'on suit l'ancien rite Et les cris sont pareils au fond du tobogan Allez Nous effeuillons toujours la marguerite A quoi bon se vanter du mal dont on hérite Le préjugé demeure on l'appelle slogan Regardez les jeunes gens avec ce qu'ils traînent La superstition qui s'attache à leurs pas Comme une branche morte et comme à la carène D'un bateau démâté le chant de la sirène Contre quoi rien ne sert boussole ni compas Regardez ces jeunes gens Qu'est-ce qui les pousse Comme ça vers les bancs de sable les bas-fonds Ils n'avaient après tout de neuf que la frimousse Eux qui faisaient tantôt les farauds ils vont tous Où les songes d'enfance à la fin se défont Bon Dieu regardez-vous petits dans les miroirs Vous avez le cheveu désordre et l'oeil perdu Vous êtes prêts à tout obéir tuer croire Des comme vous le siècle en a plein ses tiroirs On vous solde à la pelle et c'est fort bien vendu Vous êtes de la chair à tout faire Une sorte De matériel courant de brique bon marché Avec vous pas besoin d'y aller de main morte Vous êtes ce manger que les corbeaux emportent Et vos rêves les loups n'en font qu'une bouchée Quand je pense à ce qu'ils disaient avant l'épreuve La superbe l'éclat les refus claironnés Cette candeur de feu cette exigence neuve Pile ou face à tout bout de champ qu'il vente ou pleuve Pour un oui pour un non toute la destinée Et puis je les rencontre après les ans d'orage Dans cette face éteinte où flambe le défi Qu'ont-ils feint qu'ont-ils fui quels affronts quels outrages Pour tomber dans quel gouffre et subir quel naufrage Quelle faim leur a fait cette biographie Il y en a qui font semblant par habitude Ils ont la bouche impie et le geste insurgé Leur doute est devenu doucement certitude Ils sont les habitants de leur inquiétude Si l'on s'en tient aux mots pour eux rien n'est changé Il y en a d'assis sans vergogne à la table La fourchette à la main pour attendre le plat Il y en a de tout simplement lamentables Qui tendent leur casquette aux âmes charitables Où sont les papillons que l'histoire brûla Où sont les regards purs où sont où sont les neiges Où les illusions les cours intransigeants Cet air qui me revient jadis le fredonnais-je Seuls les fers ont marqué le sable du manège Les chevaux au dehors suivirent d'autres gens Il n'est plus rien resté de nos fontaines vives La rouille a recouvert la lampe d'Aladin On a laissé le vent disperser la lessive Toute chose a perdu sa lumière excessive On a loti le rêve et loti le jardin Je ne sais trop comment l'on entendra ma plainte Ni si l'on saura voir dans cette Passion L'homme à la fin sorti de l'ancien labyrinthe Et par-delà l'objet restreint des scènes peintes Le recommencement des générations Je ne sais trop comment l'on prendra ce poème Peut-être va-t-on croire à la banalité Du vieil homme tournant ses regards sur lui-mêr. À qui ses jeunes ans semblent Jérusalem Et qui reproche au ciel un messie avorté Il ne m'étonnerait nullement que l'on dise Que j'ai la nostalgie absurde d'autrefois Que subsiste en mon cceur l'amour de ses sottises L'obscurité d'alors que je l'idéalise Et que secrètement je lui garde ma foi J'ai quelque lassitude Est-ce l'heure est-ce l'âge À faire ce qu'il faut pour être bien compris Car il ne suffit pas de soigner ses images Et de serrer de près le sens dans le langage Il faut compter avec les sourds les ahuris Il faut compter avec ceux-là que tout installe Dans l'idée a priori qu'ils se font de vous J'écris Je suis le bouf qu'on expose à l'étal Et mon cour débité d'une poigne brutale Quand il est en morceaux les gens le désavouent Ils pensent que comme eux mesquinement je pense Ce que je dis pour eux je le dis pour l'effet Ils ne peuvent m'imaginer qu'à leur semblance Ils n'ont à me prêter que leur propre indigence Ils en sont prodigieusement satisfaits Moi je forme en ma bouche et ma tête sonore Un vers qui s'en arrachera comme un sanglot Ils me prendront au mieux pour un triste ténor Je donne mon sang rouge à quelqu'un que j'ignore Et pour lui ce ne sera jamais que de l'eau |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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