Louis Aragon |
Les ombres se mêlaient et battaient la semelle Un convoi se formait en gare à Verberie Les plates-formes se chargeaient d'artillerie On hissait les chevaux les sacs et les gamelles Il y avait un lieutenant roux et frisé Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures On s'énerve toujours quand la manouvre dure Et qu'au-dessus de vous éclatent les fusées On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve On glissera le long de la ligne de feu Quelque part ça commence à n'être plus du jeu Les bonshommes là-bas attendent la relève Le train va s'en aller noir en direction Du sud en traversant les campagnes désertes Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte Et les songes épais des respirations Il tournera pour éviter la capitale Au matin pâle On le mettra sur une voie De garage Un convoi qui donne de la voix Passe avec ses toits peints et ses croix d'hôpital Et nous vers l'est à nouveau qui roulons Voyez La cargaison de chair que notre marche entraîne Vers le fade parfum qu'exhalent les gangrènes Au long pourrissement des entonnoirs noyés Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles Jeune homme dont j'ai vu battre le cour à nu Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille Qu'un obus a coupé par le travers en deux Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire Tu survivras longtemps sans visage sans yeux Roule au loin roule train des dernières lueurs Les soldats assoupis que ta danse secoue Laissent pencher leur front et fléchissent le cou Cela sent le tabac la laine et la sueur Comment vous regarder sans voir vos destinées Fiancés de la terre et promis des douleurs La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs Vous bougez vaguement vos jambes condamnées Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour Arrêt brusque et quelqu'un crie Au jus là-dedans Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents Et le caporal chante Au pont de Minauccurt Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places Déjà le souvenir de vos amours s'efface Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri Dominos d'ossements que les jardiniers trient Pelouses vertes à l'entour des sépultures Sous les pierres d'Arras fils d'une autre patrie Dont les noms sont tracés d'une grosse écriture Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais Où la mort a fixé leur villégiature La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient Mon oncle d'Angleterre est là dans cette foule Entend-il comme nous le rossignol en mai Lorette que l'odeur d'Afrique gorge et saoule Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais L'oubli comme un burnous aux Marocains s'enroule Les sables ont couvert les larmes et les plaies Les lamentations ont cessé dans la brume Il n'est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais Ces hauteurs d'un vin noir encore au matin fument Le vent foule à leur toit les raisins vendangés Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument Demeurez dispersés dans nos champs saccagés Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent Et vous à Douaumont engrangés et rangés L'ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires Spectres de mon pays reposez reposez Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire Ne faites plus chez nous ce bruit du cour brisé Ne revendiquez plus au foyer votre place Et ne gémissez plus le soir à la croisée N'arrêtez plus les enfants qui s'en vont en classe Les pauvres survivants ont le droit d'être heureux Ne les réveillez pas de vos bouches de glace Ne venez pas troubler le pas des amoureux Laissez l'oiseau chanter laissez l'ombre être douce Laissez les jeunes gens s'en aller deux par deux Que la tombe s'apaise et se couvre de mousses Que la terre mouillée en étouffe les bruits Voyez l'herbe se lève et le taillis repousse Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles Et c'est de mes douleurs qu'est fait le jour qui vient Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile Et plus le mal amer plus merveilleux le bien Or nous repassions sur la Vesle Après six semaines deux mois À huit cents mètres de Couvrclles Qui sont ces défunts que l'on voit Fosses fraîches et croix nouvelles Arrêtez un peu le convoi Celui-ci je me le rappelle Il jouait quand le ciel tonna Pour nous dans le poste aux chandelles Un petit air d'ocarina La mort qui vint à tire-d'aile Entre ses doigts le termina Cet autre un enfant triste et frêle S'agenouillait au bord des eaux Quand son âme a joué la belle Comme de sa cage un oiseau Et le tampon du colonel L'a ramassé dans les roseaux Mais l'inscription que dit-elle Je lis et je ne comprends plus C'est pourtant mon nom que j'épelle J'ai-t-il mal vu j'ai-t-il mal lu Si c'est ma demeure mortelle Qui dort au pied de ce talus Le cour muet les yeux au ciel Depuis six semaines deux mois Dans la terre au bord de la Vesle À l'ombre d'une croix de bois À huit cents mètres de Couvrelles Quel est celui qu'on prend pour moi |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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